Madame de Sévigné, un matrimoine en danger
Tribune de notre adhérente Nathalie Freidel

Tribune publiée dans Le Nouvel Obs, le 8 mars 2024, de notre adhérente Nathalie Freidel, membre du CA de la SIEFAR.

Le biopic d’Isabelle Brocard consacré à Madame de Sévigné reconduit le pire d’une caractérisation misogyne contre laquelle les spécialistes de Sévigné luttent depuis vingt ans. Explications par Nathalie Freidel, professeure à l’université Wilfrid Laurier et spécialiste de l’épistolière.

Tous les moyens devraient être bons pour mettre à l’honneur et diffuser auprès du grand public un matrimoine littéraire, artistique, culturel longtemps minorisé par les passeurs de mémoire. Le film d’Isabelle Brocard, « Madame de Sévigné », échoue lamentablement dans cette mission. « Adapté librement de la correspondance », d’après un scénario original de la réalisatrice, le biopic ne donnera vraisemblablement pas envie aux spectateurs d’aller lire Sévigné. C’est dommage, pour celle qui compte parmi la poignée d’écrivaines de son temps à s’être imposée parmi les « classiques ». Certes, le texte n’est pas commode : une correspondance qui s’étend sur près d’un demi-siècle et remplit trois volumes dans la collection de La Pléiade. La réalisatrice a donc tranché dans le vif : exit l’œuvre de Sévigné, place à un roman de son cru qui paraît en même temps que la sortie du film (« Madame de Sévigné. Une tendresse excessive »).

Plutôt que tiré d’une lecture sérieuse des lettres de l’épistolière, le scénario d’Isabelle Brocard reprend à son compte un récit légué par une longue tradition historiographique et critique : Sévigné n’est pas vraiment une écrivaine car elle n’a jamais eu de projet d’écriture. C’est par hasard que des lettres dictées par le seul amour maternel ont trouvé le chemin de la littérature. Ce fameux amour maternel est précisément le sujet du film qui, pour faire bonne mesure, en remet une couche avec un thème au goût du jour, celui de la relation toxique entre les deux femmes. Se joue alors sous nos yeux un drame qui tient davantage du sitcom que de la reconstitution historique.

Tout commence lorsqu’un Louis XIV déguisé en faune lubrique tente de violer Sévigné fille dans les buissons de Versailles. La vigilance de Sévigné mère permet d’éviter le pire mais sa prudence lui conseille un mariage hâtif. Or voilà qu’à peine devenue Mme de Grignan, la fille ingrate s’émancipe de la houlette maternelle et choisit de suivre son époux au fin fond de la province. La rupture est consommée. Par la suite, ce ne sont que tentatives avortées de Sévigné pour faire revenir sa fille auprès d’elle, obstination qui finit par lui ôter l’affection et le respect de tout son entourage. Ni la fermeté du mari, ni la patience de son fils, ni la sagesse de son amie Lafayette n’auront raison de la « folie » de cette femme. Au passage, son cousin Bussy-Rabutin tente bien de la ramener à la raison en la mettant dans son lit. Peine perdue. Pas de place pour la gaudriole au royaume du chagrin maternel.

Mater dolorosa, précieuse sur le retour, écrivaine malgré elle : Isabelle Brocard reconduit le pire d’une caractérisation misogyne contre laquelle les spécialistes de Sévigné luttent depuis vingt ans. Certes, malmener la vérité historique n’est pas un crime au cinéma mais c’est un risque à prendre. Celui du ridicule. Lorsqu’au tournant d’une conversation de salon, Sévigné se lance dans une tirade enflammée sur l’indépendance et l’autonomie des femmes, on s’attend un peu à la voir défiler dans la scène suivante dans une manif pour l’égalité des droits. Quant aux répliques cinglantes proférées par la fille, dans son combat perdu d’avance contre son dragon de mère, elles sont si déplacées dans le contexte qu’on ne serait pas plus surpris de l’entendre menacer de la ghoster si ça continue. Et pourtant, si on avait voulu faire de Sévigné une icône du féminisme, la « Correspondance » auraient fourni une ample matière. On y découvre une femme instruite, cultivée, intégrée dans les cercles savants, fréquentant tout le gratin des arts et des lettres, gérant elle-même sa fortune, ses affaires et l’établissement de ses enfants, voyageant, lisant tout ce qui se publie – littérature mais aussi histoire, controverses religieuses, philosophie –, se passionnant pour l’actualité, toujours en visite, en conversation, en mouvement. Nul n’était besoin de fabriquer un épouvantail de mère abusive pour intéresser le public d’aujourd’hui à une héroïne qui montre que les femmes du passé ne se contentaient pas du rôle décoratif et reproductif auquel elles étaient assignées.

Et l’écriture dans tout ça ? Le film n’omet pas de nous montrer Sévigné à son écritoire, armée d’une plume qui écorche furieusement le papier et nos oreilles. Sans surprise, chaque fois qu’elle écrit, c’est pour déclarer à sa « chère bonne » un amour sans égal et lui confier le désespoir dans lequel la plonge leur séparation. L’effet est déplorable : une auditrice du « Masque et la Plume » avoue que la lecture des lettres l’a ennuyée. Quel gâchis ! Quand on pense aux chefs d’œuvres comiques que l’épistolière tire de la moindre anecdote, aux scènes dignes de Molière qu’elle recrée à l’intention de ses destinataires, aux portraits au vitriol qu’elle compose de ses contemporains, à l’humour avec lequel elle fait le récit de ses moindres faits et gestes (une promenade, une visite, un dîner entre amis, une sortie au théâtre, une séance de cure à Vichy). Il n’y a rien de moins ennuyeux qu’une lettre de Sévigné. Au lieu du lamento obsédant et larmoyant qui constitue le fil rouge du film, ce sont des nouvelles à foison (qui vont des guerres louis-quatorziennes aux potins du quartier), des descriptions de la cour, de Paris, des maisons de campagne et des jardins, des petits riens du quotidien (alimentation, remèdes, mode), des rapports de lecture, des conseils pour l’éducation des enfants, des réflexions sur le temps qui passe, la vieillesse, la religion. Sévigné dirait : « et de tout cela, autant en emporte le vent » (6 janvier 1672).

On objectera qu’un tel jugement sent la morgue universitaire et que « Madame de Sévigné », le film, aura au moins le mérite de faire exister pour le public d’aujourd’hui une écrivaine née il y a bientôt quatre cents ans. Assurément, si son œuvre figurait dans les programmes scolaires autrement que de manière anecdotique, le public en question serait en droit de faire des réclamations. Quoi ! Une femme réussit à braver les obstacles liés à sa condition pour laisser derrière elle des lettres sublimes par centaines, sur lesquelles se jettent les éditeurs du XVIIIe siècle, dont les érudits du XIXe s’acharnent à retrouver les originaux, dont Proust fait ses délices au XXe siècle, et qu’est-ce qu’on sert au public du XXIe siècle ? Le portrait d’une « folle » (le terme est tiré des dialogues du film et il fait mal). C’est donc que rien n’a changé depuis le XVIIe siècle, où un Boileau pouvait impunément salir et discréditer le travail de la grande Madeleine de Scudéry, autrice de l’œuvre romanesque la plus lue de son temps, en la caricaturant sous les traits d’une furie. On ne peut pas prétendre vivre à l’époque du féminisme éclairé et reconduire un discours, des images et des idées qui ont tant fait pour empêcher la transmission de l’œuvre des femmes.

#sauverSévigné

◗ « Madame de Sévigné. Lettres choisies », Édition de Nathalie Freidel, Gallimard, Folio classique, 2016
◗ « Le Temps des “écriveuses”. L’œuvre pionnière des épistolières au XVIIe siècle », Classiques Garnier, 2022