10e Journées d’histoire industrielle : femmes et industrie (XVIIIe-XXIe siècles)
Belfort-Sevenans (14-15 novembre 2024), avant le 1er mai 2024

Colloque organisé par l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, l’Université de Haute-Alsace et l’Université de Rouen Normandie.

Depuis une trentaine d’années, le monde de l’industrie est témoin de mutations importantes quant aux processus sociaux qui définissent les rôles sexués des un·e·s et des autres, autrement dit du point de vue du genre. D’une part, pendant longtemps les ouvrières ont été abusivement associées dans l’imaginaire collectif aux industries textiles et aux travaux d’aiguille en chambre et à toute une série de lieux communs sur la nature féminines de leurs (in)compétences, notamment physiques et techniques. Du point de vue de la citoyenneté économique et technique, peu d’agentivité était accordée aux ouvrières. Les sociologues puis les historiennes ont déconstruits ces idées reçues à partir des année 1960-1970, tout comme d’ailleurs la sociologie a ouvert la voie, à la même époque, à l’étude des ingénieures. Et désormais, les ouvrières ne sont plus là pour coudre, mais davantage pour « en découdre », que ce soit au sein des syndicats, où elles remettent en question les rapports de genre et portent des questions spécifiquement féminines, ou en tant que salariées, dont le revenu n’est plus simplement considéré comme d’appoint, ne serait-ce qu’avec la généralisation des familles monoparentales. Héritage des débats parlementaires des années 1880-1900 sur la séduction dolosive et le droit de cuissage, la loi condamne désormais (1991) le harcèlement sexuel : on est loin de la midinette et de la « fille d’usine », aux réputations sexuelles douteuses, décrites par les économistes libéraux du XIXe siècle. D’autre part, depuis 2011, la citoyenneté professionnelle , qui était déjà en avance sur la citoyenneté politique au début du XXe siècle (femmes électrices et éligibles aux prud’hommes -1907/1908-, femmes éligibles dans les CCI -1924), s’est renforcée par les lois instituant des quotas dans les instances de gouvernance. À partir des années 1990, les femmes ont aussi été plus nombreuses et plus visibles dans les postes à responsabilité, ce qui a induit un développement des études de genre des affaires, toutefois assez discret en histoire, en dehors des grandes « héroïnes » toujours citées, voire exploitées par la communication des entreprises (Veuve Clicquot et autres Coco Chanel), mais qui cachent une forêt d’entrepreneuses de l’artisanat et de la petite industrie. Bien sûr, le cadre légal n’est pas le même entre le début du XIXe siècle et aujourd’hui, ce qui explique ces évolutions. Mais ces changements renvoient aussi plus généralement à la scolarisation massive de femmes dans l’enseignement supérieur et au fait que les Européennes sont désormais davantage diplômées que les Européens, ce qui modifie profondément les marchés du travail et, dans une moindre mesure, le déroulé des carrières, qui renvoient à l’arbitrage entre sphère familiale et sphère professionnelle.

En effet, des filles nées hors mariage employées dans la proto-industrie lyonnaise et des veuves de l’artisanat parisien de la fin de l’Ancien Régime qui tiennent l’atelier, jusqu’aux militantes contemporaines qui inventent de nouvelles formes d’action, l’agentivité économique et technique de ces femmes, très souvent subalternes du point de vue de la famille (fille de, puis épouse de, mère de, veuve d’un parent masculin ; fille-mère…), est réévaluée, particulièrement dans le cadre de la moyenne et petite entreprise familiale. Ces jeux de rôles invitent à reconsidérer les apports de la démographie historique, pionnière de l’histoire des femmes et qui, à travers l’histoire de la famille, offre outils et clefs de lecture dont s’emparent de nouvelles générations de chercheuses et chercheurs. En sort une relecture très stimulante et dynamique de la théorie -et davantage encore des pratiques- des deux sphères, ces dernières étant étroitement intriquées, notamment à travers le geste technique, presque toujours dévalorisé quand il est féminin : « Voyez, c’est comme si elles faisaient la vaisselle », rappelle Madelaine Guilbert, lors d’un entretien où elle rapporte les propos d’un employeur.

Par ailleurs, l’histoire des techniques a longtemps été en retrait de l’histoire des sciences pour négocier le virage du genre, tant la naturalisation du féminin a-technique, voire anti-technique était difficile à remettre en question. Après la femme scientifique et la femme ingénieure, un dernier ( ?) oxymore, hérité des XIXe et XXe siècles, a récemment commencé à être questionné : la femme inventrice. Ces oxymores renvoient, après les facteurs juridiques -qui pour les femmes, malgré les dates précédemment citées, jouent majoritairement un rôle incapacitant- et les facteurs familiaux, aux facteurs éducatifs, que les pionnières de l’enseignement technique et industriel des XIXe et XXe siècles, pas toutes nécessairement féministes, avaient déjà dument identifiés. Car si on sait bien désormais que « les femmes ont toujours travaillé », d’une part elles n’ont pu le faire pendant longtemps au même niveau hiérarchique (technique, éducatif) que les hommes, d’autre part cette activité, lorsqu’elle était salariée, et échappait donc aux silences, notamment statistiques, de l’histoire, n’allait pas de soi pour leurs maris, qu’ils soient cadres ou ouvriers (« l’homme doit nourrir la femme », proclame la CGT). Les voies divergentes de l’émancipation prises par le mouvement ouvrier et le féminisme à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, puis leur convergence plus récente, invitent à interroger les positions, notamment syndicales ouvrières et patronales, par rapport au travail féminin et au féminisme, mais aussi les modes d’action des un·e·s et des autres, au-delà de cas désormais mieux connus (Berger-Levrault, La Fronde, Chantelle, etc.).

Axes proposés

Les 10e JHI proposent donc d’interroger « femmes et industrie », des activités textiles les plus classiques aux nouvelles industries informatiques, des petits ateliers artisanaux aux grandes usines, au prisme des axes suivants, sans exclure les propositions hors de ces axes, par exemple sur les questions de sources, de corporéité du genre, ou encore d’historiographie. Les JHI font l’objet de publication (dernière parution : Régis Boulat, Laurent Heyberger (dir.), Industries coloniales en contexte impérial (fin XVIII-XXe siècles), Presses de l’Université de technologie de Belfort-Montbéliard, 2023).

Formes du travail industriel, genre et agentivité

Si les historiennes ont commencé, voilà près de cinquante ans, à s’emparer de l’histoire des femmes au prisme du travail, notamment ouvrier, cette histoire des ouvrières, employées, techniciennes, cadres et ingénieures, patronnes -salariées ou non- et autres indépendantes au travail n’est pas épuisée. Les reconfigurations des contraintes -et opportunités- légales, les mutations du système éducatif, les politiques plus ou moins natalistes, la taille et l’organisation technique et sociale des entreprises, les configurations familiales en mouvement, entre autres, invitent à relire les formes du travail industriel -qui n’est pas qu’ouvrier- au prisme du genre -qui n’est pas que féminin, tant il est vrai que l’industrie est un monde de « bastions masculins », lieux de pérennisation d’identités masculines virilistes et techniques. La place -identifiable par les actes de la pratique bien plus que par les traditionnels corpus institutionnels- et le rôle des femmes autres qu’ouvrières dans les entreprises industrielles et artisanales de taille moyenne et petite restent notamment un champ d’investigation important. Cette place et ce rôle ne sont bien sûr pas non plus les mêmes suivant les services -administration, finance, marketing, relations clients, conception, production, etc.- et suivant les branches industrielles, comme le rappelle l’exemple de l’informatique qui, en Occident, a attrapé un sexe (masculin) des années 1980 à 2000 -ce qui renvoie à un faisceau de facteurs complexes déjà évoqués. De même, la question de la porosité entre le travail industriel -que ce soit au sein de ces entités ou non- et le travail domestique, ou encore l’agentivité des actrices, quel que soit leur niveau de qualification, notamment selon leur statut matrimonial, forme un champ de recherche important. Les approches micro-historiques, mais aussi les approches quantitatives, sont les bienvenues pour soulever le « voile discursif » qui couvre ces différentes trajectoires. La question des compétences, savoir-faire, gestes et pratiques, déjà bien étudiée, pourra néanmoins aussi faire l’objet de propositions.

Mobilisations et représentations autour du travail industriel

L’activité professionnelle féminine fait débat, aussi bien pour les maris (pères, fils…) et leurs syndicats ouvriers plus ou moins androcentriques que pour les patron·ne·s, qui y voient des opportunités salariales et organisationnelles et, bien sûr, que pour les principales intéressées et le mouvement féministe. La question de la parole publique féminine et de la possibilité d’une mobilisation, qu’elle soit de genre ou de classe, est importante et pourra faire l’objet de propositions, notamment en lien avec les enjeux familiaux et juridiques : après la fin de l’autorisation maritale pour adhérer à un syndicat (1920), le nombre de syndiquées bondit, mais au sein du syndicalisme chrétien de l’entre-deux-guerres, les célibataires sont encore majoritaires (85%). Les rapports de genre et la famille n’éclairent donc pas que l’organisation de l’entreprise, mais pourront également permettre de questionner l’engagement syndical, les prises de parole, les luttes et actions, notamment dans leur dimension corporelle et aussi l’articulation, parfois difficile, entre intérêts et revendications de genre et de classe. La fiction pourra bien entendu être convoquée ici pour donner à voir les représentations -et leur construction- des femmes dans l’industrie.

Industrie, genre et savoirs techniques

Ces intérêts sont souvent le fruit d’un rapport aux techniques et aux machines genré, tôt exploré par Michelle Perrot, mais qui connait depuis quelques années un grand développement, notamment lorsque la technique, envisagée sous l’angle des savoirs plus que des pratiques, est mise en relation avec l’étude des lieux de transmission des connaissances extra-académiques (expositions industrielles et universelles, etc.) et les professions et activités les plus qualifiées. Cela renvoie aussi à la question des formations techniques accessibles aux femmes et à l’histoire de l’enseignement professionnel, qui pourront être questionnées -hors des cas déjà bien connus (Paris, Lyon, etc.)… et, encore une fois, à la famille et à l’évolution de son cadre juridique, comme l’a récemment montré la surreprésentation des célibataires dans la (petite) population des Françaises déposant un brevet au XIXe siècle. Il ne s’agira donc pas tant de célébrer des figures de « pionnières », ce qui pourrait revenir à entériner la légende d’une nature féminine a-technique, que d’interroger les conditions historiques de production et d’accès aux savoirs techniques, la question de déterminer si cette technologie peut être proprement féminine pourra aussi être posée. Ainsi, à côté des attitudes des administrations et du corps enseignant des grandes -et moins grandes- écoles d’ingénieurs, déjà étudiées, mais qui pourront néanmoins être interrogées, le rôle des associations d’ingénieur·e·s (ou de patron·n·es) pourra être questionné, de la première dédiée exclusivement aux ingénieures (1928, Centrale), à la dernière en date (Femmes ingénieures), afin notamment d’expliquer pourquoi ces associations sont longtemps restées peu influentes, et pourquoi les femmes ont longtemps préféré les associations générales, à nette dominante masculine.

Calendrier et modalités pratiques : Merci d’adresser vos propositions de communication (titre et résumé d’une page maximum, courte présentation biographique) à aac.jhi@utbm.fr avant le 1er mai 2024. La sélection des communications sera indiquée aux proposant·e·s au plus tard le 24 mai. Les communications durant les JHI dureront 30 mn, questions (10 mn) comprises.

 

Bibliographie indicative

Avrane Colette, Ouvrières à domicile. Le combat pour un salaire minimum sous Troisième République, Rennes, PUR, 2013.

Battagliola Françoise, Histoire du travail des femmes, Paris, La découverte, 2000.

Bellavitis Anna, Martini Manuela, Sarti Raffaella (dir.), What is work ? gender at the crossroads of home, family, and business from the early modern era to the present, New York, Berghahn Books, 2018.

Binet Sophie, Dumas Maryse, Silvera Rachel, Féministe, la CGT ? Les femmes, leur travail et l’action syndicale, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2019.

Boni-Le Goff Isabel, Rabier Marion (coordination), « le genre de l’entreprise », Entreprises et histoire, 2022, 107.

Canel Annie, Oldenziel Ruth, Zachmann Karin (dir.), Crossing Boundaries, Building Bridges : Comparing the History of Women Engineers, 1870s-1990s, Amsterdam, Harwood Academic, 2000.

Chabaud-Rychter Danielle, Gardey Delphine (dir.), L’Engendrement des choses : des hommes, des femmes, des techniques, Paris Archives contemporaines, 2002.

Chabot Jocelyne, Le Syndicalisme féminin chrétien en France de 1899 à 1944 : pratiques et discours d’une culture féminine, thèse, Université Paris VIII, 1998.

Chaignaud François, L’Affaire Berger-Levrault : le féminisme à l’épreuve (1897-1905), Rennes, PUR, 2009.

Chanteux Anne, Les filles d’Athéna. Femmes et brevets au XIXe siècle en France, thèse, EHESS, 2022.

Chenut Helen Harden, Les Ouvrières de la République : les bonnetières de Troyes sous la Troisième République, Rennes/Troyes, PUR/CG de l’Aube, 2010.

Craig Béatrice, Female Enterprise Behind the Discursive Veil in Nineteenth-Century Northern France, Londres, Palgrave McMillan, 2017.

Downs Laura Lee, L’Inégalité à la chaîne : la division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, Paris, Albin Michel, 2002.

Gallot Fanny, En découdre : Comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société, Paris, La Découverte, 2017.

Gallot Fanny, Meuret-Campfort Eve, « Des ouvrières en lutte dans l’après 1968. Rapports au féminisme et subversions de genre », Politix, 109, 2015, p. 21-43.

Gier Jaclyn J., Mercier, Laurie (dir.), Mining Women : gender in the development of a global industry, 1670 to the present, New York, Palgrave Macmillan, 2006.

Guilbert Madeleine, Les Fonctions des femmes dans l’industrie, Paris, Mouton, 1966.

Labardin Pierre, Robic Paulette, « Épouses et petites entreprises. Permanence du XVIIIe au XXe siècle », Revue française de gestion, 188-189, 2008-8, p. 97-117.

Lanoë Catherine, Les Ateliers de la parure, Savoirs et pratiques des artisans. France XVIIe-XVIIIe siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2024.

Lanza Janine, « Les veuves dans les corporations parisiennes au XVIIIe siècle », RHMC, 56-3, 2009, p. 92-122.

Marry Catherine, Les Femmes ingénieurs. Une révolution respectueuse, Paris, Belin, 2004.

Martini Manuela, Albert Anaïs (coordination), « les mondes du textile en Europe de la fin du XVIIIe siècle aux années 1930 », Le Mouvement social, 276, 2021-3.

Montenach Anne, Femmes, pouvoirs et contrebande dans les Alpes au XVIIIe siècle, Grenoble, PUG, 2017.

Perrot Michelle (coordination), « Travaux de femmes dans la France du XIXe siècle », Le Mouvement social, 105, 1978.

Perrot Michelle, Les Femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998.

de Peslouan Geneviève Qui sont les femmes ingénieurs en France ?, Paris, PUF, 1974.

Schweitzer Sylvie, Les Femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXe et XXe siècles, Paris, O. Jacob, 2002.

Todd Emmanuel, Touverey Baptiste, Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes, Paris, Seuil, 2021.

Thivend Marianne, Des Femmes qui comptent. Le genre de l’enseignement commercial, France, seconde moitié du XIXe siècle, mémoire inédit d’HDR, Université Paris Cité, 2021.

Vigna Xavier, Zancarini-Fournel Michelle (coordination), « Ouvrières, ouvriers », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2013, 38.

Zalc Claire, « Femmes, entreprises et dépendances. Les entrepreneuses étrangères à Paris dans l’entre-deux-guerres », Travail, genre et sociétés, 13, 2005, p. 51-74.

Zancarini-Fournel Michelle (coordination), « Métiers. Corporations. Syndicalisme », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 1996, 3.

 

Comité scientifique :

Anne Dalmasso (UGA)

Jean-Claude Daumas (UFC)

Sabine Effosse (Université Paris-Nanterre)

Marina Gasnier (UTBM)

Liliane Hilaire-Pérez (EHESS-Université Paris-Diderot)

Paulette Robic (Nantes Université)

Nicolas Stoskopf (UHA)

Marianne Thivend (Université Lyon 2)

Laurent Tissot (université de Neuchâtel)

 

Organisation : Laurent Heyberger (UTBM-UBFC), Régis Boulat (UHA), Yves Bouvier (Université de Rouen)