Le mot poétesse, apparu au XVIe siècle, s’est chargé au fil du temps de connotations péjoratives. Délaissée au XVIIe pour la forme masculine, cette dérivation de poète réapparaît notamment au XIXe siècle, dans le contexte d’une multiplication des œuvres écrites par des femmes, afin de les différencier des productions poétiques sérieuses. Nombre de créatrices ont alors rejeté ce terme devenu marginalisant. Cette histoire contrastée explique en partie la persistance, aujourd’hui encore, d’un flottement terminologique. Là où l’expression anglaise woman poet fait consensus, on parle en espagnol de (mujer) poeta autant que de poetisa et, en français, tantôt d’une poétesse, d’un poète (au masculin), d’une poète (au féminin), d’une femme-poète ou encore d’une poète-femme.
L’indétermination quant à la désignation est symptomatique du rejet qu’ont souvent inspiré celles qui, en tant que minorité, ont sans cesse été renvoyées à leur altérité. Dans les ouvrages généralistes, la production poétique des femmes est bien souvent réduite à quelques noms jalonnant les siècles de l’histoire littéraire : Sappho, Marie de France, Louise Labé, Sor Juana Inés de la Cruz, Marceline Desbordes-Valmore, Emily Dickinson, Gertrude Stein, etc. Cette invisibilisation a été notamment mise en lumière par les travaux de la critique littéraire féministe, qui a pointé du doigt ce qu’Hélène Cixous, en France, a nommé « le refoulement de la femme ». Ces travaux ont permis à de nouvelles voix de porter dans ces cinquante dernières années. Pourtant, le problème demeure : Liliane Giraudon, en 1994, réitère ce constat dans la préface de son anthologie Poésie en France depuis 1960, 29 femmes ; et le volume de l’anthologie poétique parue en 2000 chez Gallimard consacrée au XXe siècle ne comprend que 15 femmes pour 173 hommes, pour ne donner que deux exemples. Aujourd’hui encore, les femmes qui écrivent de la poésie sont nombreuses, mais la plupart du temps mal visibilisées par les milieux éditoriaux et les médias.
La poésie se lit moins que le roman, certes, mais le cas de femmes poètes devenues célèbres sur les réseaux sociaux – Rupi Kaur, Orion Carloto, Najwa Zebian – et, récemment, l’étude de Jan Clausen en introduction à l’anthologie poétique Je transporte des explosifs, montrent qu’un public fidèle existe et est en attente de productions poétiques de femmes. Il demeure que beaucoup doivent encore inventer leur propre chemin vers une certaine reconnaissance. C’est là le prolongement d’une longue histoire de détours et de stratégies : songeons par exemple à tous les poèmes publiés anonymement dans des recueils collectifs, par les Précieuses du XVIIe siècle, et aux pseudonymes masculins adoptés par les écrivaines, notamment au XIXe siècle, de Fernán Caballero à Gérard d’Houville. Si ces démarches sont plus largement celles des femmes de lettres, la poésie, longtemps considérée comme le plus exigeant des genres littéraires, a cristallisé de manière exacerbée un dispositif d’exclusion dont les créatrices du XXIe siècle sont encore tributaires.
Dans le cadre universitaire français, malgré l’augmentation du nombre de travaux sur les femmes poètes, due notamment à l’essor des études de genre, la recherche peine à rendre à leur production sa juste place, alors même qu’elle est déjà très développée en Amérique du nord. Ce colloque universitaire de trois jours a pour finalité d’attirer l’attention sur ce retard, en rassemblant les entreprises de recherche existantes autour d’un panorama international et transséculaire. Son intitulé, très large, permettra de favoriser une approche pluridisciplinaire, au croisement de la sociologie, de l’histoire, des études de genre et de la littérature. Cet événement n’a naturellement pas pour finalité une quelconque exhaustivité ; il est plutôt animé par le désir de proposer des « états généraux » de la poésie écrite par des femmes, afin de remettre le sujet sur le devant de la scène et, nous l’espérons, de donner naissance à des projets futurs.
De même qu’elle rejette la notion d’« essence féminine », notre démarche voudra rendre compte, notamment, de la caducité de la notion de « poésie féminine ». Celle-là, en effet, réunit artificiellement des pratiques hétéroclites sous couvert de leur « altérité » dans un référentiel pensé et défini comme exclusivement masculin. Nous explorerons au contraire la diversité de la production poétique de femmes de zones géographiques, de cultures et de langues diverses et qui toutes, se situent à l’intersection d’identités multiples (raciales, sexuelles, culturelles). Cette attention portée à la variété des textes poétiques et de leurs autrices sera l’occasion de réaffirmer la porosité d’un genre aujourd’hui plus que jamais protéiforme.
Les propositions de communication pourront suivre les axes de recherche suivants :
Le genre poétique en question : Comment s’approprier un langage poétique originellement pensé par et pour les hommes ? Comment la production poétique des femmes est-elle parvenue à se détacher de l’autorité des créations masculines ? Quelles spécificités dans la réappropriation du genre poétique ? Quelles résistances spécifiques au genre ?
Stratégies d’écriture et de publication : Quelles contraintes symboliques, financières, matérielles pour atteindre à l’écriture poétique ? Quelles variations historiques et géographiques dans les stratégies d’écriture et de publication ?
Questions de convergences : Quelle place accordée aux pratiques poétiques non européennes et/ou non blanches dans le cadre européen ? Quelles spécificités intersectionnelles ? Comment la question du genre (gender) s’articule-t-elle à celles de l’identité raciale, culturelle, sexuelle dans la construction de l’autorité de la voix poétique ?
Le genre (gender) du poème : Quel genre grammatical adopter en tant que femme poète ? Quelles tentatives pour féminiser la langue poétique ? Comment traduire en français des écrits qui, dans leur langue source, sont au genre neutre ? Quelles transformations, quelles résistances et réalisations pour une poésie neutre/queer ? Quelle place pour les identités queer en poésie ?
Évolutions et variations : Quel rôle des femmes poètes dans l’histoire littéraire générale ? Quelle place dans la presse et les anthologies mixtes ? Quelle diversité des situations pour les femmes poètes, selon la zone culturelle et la période historique ? Quelles époques propices à l’émergence de voix poétiques féminines ?
Questions de réception : Quelles réceptions pour les femmes poètes au fil du temps ? Qui lit les femmes poètes ? Pour qui écrivent-elles, selon les époques et les zones géographiques ?
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Le colloque aura lieu les 11, 12 et 13 mai 2020, respectivement à l’École Normale Supérieure (de Paris), à l’Université Paris 8 et à l’Université Paris 3. Le colloque universitaire s’intégrera dans une programmation culturelle plus large qui, durant quelques jours, réunira poètes, traducteur·rice·s, éditeur·rice·s, libraires et chercheur·euse·s autour de tables rondes, lectures, performances, ateliers d’écriture et de traduction, dans des lieux universitaires et culturels, afin de faire entendre les voix des poéte·ss·e·s d’hier et d’aujourd’hui. Une publication des actes du colloque est prévue. Les propositions de communication devront s’étendre à 350 mots au maximum et sont à envoyer, accompagnées d’une bio-bibliographie d’environ 3 lignes, avant le 30 janvier 2020 à l’adresse suivante : colloquefemmespoetes@gmail.com.
Comité scientifique :
Nathalie Koble (ENS), Martine Créac’h (Paris 8), Abigail Lang (Paris 7), Vincent Broqua (Paris 8), Laure Michel (Paris 4), Françoise Simasotchi-Brones (Paris 8).
Comité d’organisation :
Lénaïg Cariou (Paris 8), Camille Islert (Paris 3), Zsofia Szatmari (Paris 8–ELTE), Elvina Le Poul (Paris 8), Marie Frisson (Paris 3-ENS), Claire Finch (Paris 8), Nessrine Naccach (Paris 3), Khadija Benfarah (Paris 4), Solène Méhat (Paris 8), Lucile Dumont (EHESS), Mathilde Leïchlé (EPHE).
Contact : lenaig.cariou@ens.fr ; camille-islert@club-internet.fr ; zsofszatmari@gmail.com