Le genre des mots

Contributrices de cette rubrique: Aurore Evain, Edwige Keller-Rahbé, Eliane Viennot.
 
  • Genre des mots : théories et difficultés
Comme la plupart des langues romanes, le français ne connait plus que deux genres: le féminin et le masculin. Le neutre, déjà défectif en latin, devenu rare en ancien français, a presque entièrement disparu. Les rares pronoms neutres qui ont survécu (ceci, cela, ça, que interrogatif, quoi) connotent bien le registre des objets et autres êtres inanimés (que vois-tu? /qui vois-tu?), mais ils ne peuvent plus s’accorder qu’avec des mots féminins ou masculins (c’est ma sœur, c’est mon soulier, c’est urgent).
À la Renaissance, la mise au point de l’imprimerie a entrainé l’essor de la réflexion sur les langues vernaculaires. Les grammairiens qui commencent à décrire la langue française n’y voient aucun neutre. En revanche, ils suivent parfois les grammairiens de l’Antiquité, qui identifiaient d’autres genres dans le grec et le latin.
Comme Colette Demaizière le rappelle, Sylvius (1531), Meurier (1557) et Ramus (1562) pensent qu’il y a deux genres, mais Cauchie en identifie quatre en 1570 (masculin, féminin, commun et épicène), et trois seulement en 1586 (l’épicène a disparu). Bosquet (1586) est sur cette dernière ligne. Le genre commun désigne pour eux les termes «sans marque, soit parce que le mot, adjectif, a les deux valeurs, ex.: affable, soit parce que c’est un nom valable pour les deux genres, ex.: un héron» (Colette Demaizière, La Grammaire française au XVIe siècle: les grammairiens picards, 1983, thèse, p.653).

La description des langues souffre alors de trois maux principaux : les outils d’analyse sont extrêmement sommaires; les grammairiens sont influencés par les concepts forgés pour les langues antiques (notamment le latin dont ils ont une pratique assidue), qui sont difficilement applicables aux langues vernaculaires; et l’idéologie vient constamment influencer la pensée.

La citation ci-dessous montre que l’auteur 1) tente de décrire la différence entre les finales masculines des noms ou des adjectifs, qui en français sont le plus souvent vocaliques (meunié, heureu, cousin) et leurs correspondantes féminines, qui sont le plus souvent consonantiques (meunièr, heureuz, cousin’); 2) passe sans crier gare des finales à l’«indice» des noms, c’est-à-dire leur article (le, la); 3) décrit les sons d’après les impressions qu’ils lui suggèrent à travers l’idéologie sexiste; 4) mélange genre et sexe, l’idée de femme l’entrainant vers celle de sexe (Qu’est-ce de masculin genre? […] Qu’est-ce de Feminin sexe?)

1586 : « Combien de genre avons-nous en nostre langue ? Trois sans plus ; masculin, feminin et commun. Qu’est-ce de masculin genre ? C’est un accent, qui rend ordinairement un son viril et parfait ; le plus appartenant à l’homme, ou à chose à luy convenante, et est son principal, et droit indice-le. […] Qu’est-ce de Feminin sexe ? Une voix, quy rend communement la derniere sillabe ou clôture d’une diction imparfaite et effeminée ; le plus appartenante à la femme, ou à chose à elle convenable ; et est son indice premier et principal-la. »
Jean Bosquet, Elemens ou institutions de la langue française (Slatkine reprints, 1972),« Des genres ou sexes », p. 46-48.
 
  • Genre des mots : les interventions sur la langue
Au XVe et XVIe siècle, l’un des éléments qui perturbent la réflexion sur la langue française (menée par des hommes de culture masculiniste) est la présence de nombreuses femmes au pouvoir dans la zone francophone, pour lesquelles ils travaillent de près ou de loin. On doit aux plus proches de ces femmes la création de nombreux mots, par dérivation savante, c’est-à-dire forgés directement à partir du latin, notamment les substantifs en -trice (autrice, de auctrix). Ils refont également de vieux mots dans le même esprit (emperière est refait en impératrice).
La langue est aussi influencée par l’importance croissante des femmes à la cour de France durant tout le XVIe siècle, qui voit s’amplifier un mouvement amorcé dans les cours régionales au siècle précédent. Chargées de l’animation de la cour, elles se saisissent des nouveaux mots féminins, elles réaniment le pronom elles que les clercs étaient en passe de faire disparaitre (cf. Villon dans la Ballade des dames du temps jadis: « Où sont ils, Vierge souveraine ? »), elles acclimatent le pronom attribut la (« je suis veuve et je la resterai »). Par ailleurs, certaines de ces femmes, ainsi que d’autres, issues de la bourgeoisie intellectuelle, tiennent salon, écrivent, font publier leurs œuvres. Elles commencent ainsi à investir la parole publique, un territoire pensé par la plupart des lettrés comme leur chasse-gardée.
Au XVIIe siècle, et surtout à partir de son milieu, la tendance s’inverse en partie, avec la disparition des femmes au pouvoir après Anne d’Autriche (†1666) et la création de l’Académie française par Richelieu (1635), exclusivement composée d’hommes de l’élite. Officiellement chargée de rendre la langue capable de tout exprimer, elle va surtout la normer (dans l’esprit des jardins à la française), la complexifier (pour permettre aux élites de se distinguer) et la «purifier» (des régionalismes, des créations de la Pléiade, des traces de l’influence des femmes). Les femmes de la cour demeurent néanmoins puissantes, les salons se multiplient, et certaines autrices remportent d’immenses succès de librairie.
La réflexion sur les genres, constamment parasitée par celle des relations entre les sexes et l’agacement des hommes de lettres face à l’avancée des femmes, pousse les grammairiens masculinistes à intervenir dans le domaine des noms communs de personne, notamment pour faire disparaitre ceux qui désignent les activités qu’ils jugent propres à leur sexe : la pensée, le jugement, la création, le savoir (voir, dans la rubrique des noms de A à Z, les mots autrice, médecine, peintresse, poétesse). Ces mots sont condamnés dans les ouvrages sur la langue et les grammaires, et ils ne sont pas mentionnés dans les dictionnaires de langue, notamment celui de l’Académie (dont le premier parait en 1694). Mais ils continuent d’être utilisés par les locuteurs et locutrices.
À côté des noms communs de personne, une attention toute particulière est donnée au pronom attribut la, qui s’était installé dans les usages, et que les grammairiens du «grand siècle» veulent absolument éradiquer (voir la rubrique Accords: accord du pronom personnel attribut). On observe aussi que les lettrés les moins influencés par la cour continuent d’utiliser des pronoms masculins pour parler des femmes, comme le montrent les citations suivantes.
 
1700 : « La Damoiselle Gabrielle Suchon nous a presenté des Lettres de Privilege a luy accordé par sa Majesté pour l’impression d’un livre intitulé Le Celibat volontaire pendant le tems de dix années. Donné a Paris le 12me décembre 1698 signé Bouchon et scellé Registré conformément aux Reglemens. »
Enregistrement syndical (manuscrit) du privilège Du Celibat volontaire, ou La vie sans engagement, Par Damoiselle Gabrielle Suchon, Archives de la Chambre syndicale de la Librairie et Imprimerie de Paris, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Registre des privilèges accordés aux auteurs et libraires, 1653-1790. IV Années 1688-1700, verso du folio 155.
 
1730 : « LOUIS, par la grâce de Dieu, roi de France & de Navarre : À nos aimés & féaux conseillers […], Salut. La Veuve de PIERRE RIBOU, libraire à Paris, Nous ayant fait remontrer qu’il souhaiterait faire réimprimer les Voyages de Tavernier, avec sa Relation du Sérail ; mais comme il ne put les faire réimprimer sans s’engager à de très grands frais, il Nous a très humblement fait supplier de vouloir bien, pour l’en dédommager, lui accorder nos Lettres de Privilège […]. »
Privilège pour Brutus de Catherine Bernard
 
Cet activisme ne se limite pas aux noms de personne et aux pronoms personnels. Il va jusqu’à vouloir régenter le genre des noms d’inanimés (qui est arbitraire, contrairement à celui des personnes, motivé par le sexe qu’on leur attribue). Parfois, il s’agit de faire passer un nom d’un genre dans l’autre, en fonction de critères qu’on devine idéologiques mais à partir d’observations erronées (le mot comète est décrété féminin – sans doute parce qu’il se termine par un e – alors qu’il était masculin en latin ; le mot sphinx est décrété masculin, alors qu’il était auparavant féminin). D’autres fois, il s’agit de fixer dans un genre des termes qui étaient employés au féminin et au masculin (beaucoup de « remarqueurs » consacrent de longues pages à ces « doutes »). Les usages résistants, de nouveaux doutes s’ajouteront aux anciens, et certains termes resteront au milieu du chemin : féminin dans un cas, masculin dans l’autre, selon la place, le nombre, etc.
Dans la citation suivante, extraite d’un livre qui se présente comme un dialogue entre un grammairien et un homme désirant s’instruire, l’auteur condamne fermement le pronom la, commençant par affirmer qu’il n’est jamais employé. Sachant que la réalité lui donne tort, il met en scène la surprise de son interlocuteur, avant de lui répondre. Son incapacité à justifier la condamnation du pronom se marque 1) par la confusion de son explication, 2) par une charge contre les femmes en général (« le Sexe »), qui seraient trop fières d’elles (elles sont « jalouses de leur genre ») et voudraient modifier le genre de certains termes – en réalité : intervenir dans le débat entre lettrés et d’appuyer certaines options (quand elles s’imaginent avoir raison), 3) par le point final mis au débat de la discussion, . Cette attaque s’inscrit dans la critique des « précieuses », connues pour discuter de la langue.
 

1690 :

« B. — (Le) se trouve devant le Verbe Etre; mais (la) ni (les) ne s’y trouvent jamais.

C. — La Raison ?

B. — Parce que la Reponse se fait en General & non en Particulier, comme : Etes vous celle ou celles que nous cherchons ? L’on répondra tres-bien, je le suis, ou nous le sommes & jamais je la suis, ni nous les sommes ? car on entend par cela, je suis ou Nous sommes ce que Vous desirez de sçavoir.

C. — Je pense neanmoins de l’avoir ouï dire.

B. — Cela se peut car le sexe étant jaloux de son genre, se sert du feminin en toutes les occasions où il pense avoir quelque peu de raison, comme: en Ouvrage, Amour etc. qu’il fait féminin, quoi qu’ils soient Masculin»

François de Fenne, Entretiens familiers pour les Amateurs de la langue françoise, Leyde, chez Corneille Boutesteyn (Slatkine reprints, 1973), Entretien IX, p.44-45.

En l’occurrence, amour est encore massivement féminin à cette époque (cf. Racine : « Je plains mille vertus, une amour mutuelle,/ Sa pitié pour moi, ma tendresse pour elle », Iphigénie I,1). Ouvrage au féminin sera condamné avec des connotations sexistes et classistes jusqu’à la fin du XXe siècle (Paul Dupré, L’Encyclopédie du bon français…, 1972 : « Dans le langage populaire ou plaisamment, on le met au féminin »).