Qu’elle soit appelée meurtrière, assassine ou tueuse, la femme qui commet un homicide élude les catégories usuelles: elle dérange l’ordre social, bouleverse les rapports de forces symboliques et inquiète les dispositifs judiciaires. De Médée ou Clytemnestre, et de leurs épigones anglophones, à Black Mamba et ses émules contemporaines, la femme qui tue ne cesse de faire retour dans la littérature et les arts visuels: de manière plus ou moins spectrale et sensationnelle, elle y révèle les paradoxes du maternel mortifère, de la criminelle victime de sa victime ou du meurtre autodestructeur.
Dans les chroniques, ballades et pièces de théâtre qui colportent la mémoire du cas sensationnel, l’acte inqualifiable s’articule aux désordres du contre-nature ou du démoniaque (« The Cruel Mother« , »The Twa Sisters of Binnorie »). Les romans populaires du dix-neuvième siècle s’inspirent des faits divers de la presse à scandale pour dépeindre la figure de la criminelle sur fond de violence ouvrière ou dans un contexte de respectabilité bourgeoise (Constance Kent en Grande Bretagne ou Lizzie Borden au Massachussetts): lorsqu’une généalogie mythique est convoquée (Clytemnestre, Philomèle, Gudrun, Brunnhilde), la violence extrême n’est pas articulée exclusivement à la logique de la cause et de la conséquence, mais aussi à la répétition d’une violence archaïque. Ces fictions oscillent alors entre réhabilitation et incrimination de la meurtrière, révélant et dissimulant la crainte d’une inqualifiable rébellion des femmes contre les violences qui leur sont infligées dans un contexte patriarcal. Dans Tess of the D’Ubervilles de Thomas Hardy, l’écriture qui mesure le poids des circonstances est aussi celle qui convoque la malédiction d’un crime inévitable, problématisant l’agentivité du sujet féminin: la possibilité même qu’elle apparaisse et comparaisse comme le sujet et l’auteur de ses actes.
Dans les fictions américaines modernes et les fictions post-coloniales, l’inqualifiable devient souvent ce qui doit être redit et requalifié: quand une voix intempestive est prêtée à des meurtrières dont la parole, jadis, a été empêchée et l’importance minorée, le récit ou le drame requalifient l’assassinat en acte d’autodéfense (Susan Glaspell, Trifles et ?A Jury of her Peers’). Quand le procès est rejoué rétrospectivement et comme par contumace, la fiction se fait tribunal métaphorique: elle devient le lieu où s’instruisent le procès de l’esclavage (Beloved de Toni Morrison), celui de la spoliation des peuples colonisés et celui du statut subordonné des femmes dans les sociétés patriarcales (Cereus Blooms at Midnight de Shani Mootoo, « Dogs in Winter« de Eden Robinson, ?As it Was in the Beginning? de Pauline Johnson, ?Lizzie »s Tiger » d’Angela Carter). Déclarer le meurtre inqualifiable, problématiser sa mise en récit, s’inscrit dans une logique à la fois provocatrice et réparatrice, qui articule esthétique, éthique et politique.
Le colloque se penchera sur toutes les fictions littéraires, plastiques et cinématographiques qui mettent les jugements en délibéré et versent leurs propres pièces, si extravagantes soient-elles, au dossier de la meurtrière. Ce sont les différents modes de ce dialogue entre tribunaux fictionnels et dispositifs judiciaires que ce colloque propose d’étudier.
Les communications pourront porter sur les points suivants, sans que cette liste soit limitative:
– On pourra, dans la lignée des études sur le « courtroom narrative », étudier les dispositifs juridiques et judiciaires dans lesquels sont produits les aveux et les reconstitutions du meurtre et se pencher sur les biais liés au genre dans la production du récit judiciaire. A l’instar de l’école américaine de Wigmore, Cardozo, London et Weisberg (Law and Literature Movement), on visera à élaborer un corpus lisible ou visible qui constituera un canon représentatif du « récit judiciaire » sur l’homicide féminin dans différents contextes historiques et culturels.
– On pourra s’intéresser tout particulièrement aux représentations littéraires, plastiques et cinématographiques qui se saisissent de cas réels, et qui livrent leur propre version de l’affaire (?A Jury of her Peers’ et Trifles de Susan Glaspell, Beloved de Toni Morrison, Alias Grace de Margaret Atwood, Myra de Marcus Harvey, Monster de Patty Jenkins,)
– On se posera la question de la réhabilitation de la meurtrière dans le tribunal fictionnel, notamment quand le passage à l’acte demeure la seule réponse qui fasse sens dans un contexte de domination et d’oppression patriarcale.
– On pourra s’intéresser à tous les cas-limites, par exemple aux fictions paradoxales qui s’attachent à rendre l’horreur d’un meurtre sans pour autant disqualifier la meurtrière en tant que sujet éthique, et qui mènent leurs lecteurs ou leurs spectateurs jusque dans ces parages scandaleux où l’injustifiable est rendu imaginable, voire compréhensible (Requiem for a Nun de William Faulkner, « Raw Material’ d’A.S. Byatt, ?Child’s Play » de Alice Munro; What Ever Happened to Baby Jane de Robert Aldrich, The Female of the Species de Joyce Carol Oates).
– On prendra en compte la réinscription de figures et de structures mythiques dans la mise en récit du meurtre: l’articulation entre le retour d’une figure de meurtrière mythique et le retour d’un hypotexte ou d’une image sous-jacente.
– On s’intéressera tout particulièrement aux enjeux formels de la représentation du meurtre au féminin: les jeux sur les représentations obliques ou différées, les tensions entre l’ellipse et l’analepse, le non-dit et l’hyperbole, le tabou et l’exhibition, désignent l’évènement inqualifiable comme le moteur même de la fiction: difficile à qualifier dans le vocabulaire pénal ou moral, frappé du sceau du secret et voué à l’espace du hors-scène, le meurtre au féminin devient le centre invisible d’une forme qui se donne pour interminable mission de requalifier l’inqualifiable mais aussi de ressusciter une scène forclose (Alias Grace de Margaret Atwood, Cereus Blooms at Night de Shaani Mootoo, « A Rose for Emily » de William Faullkner).
Les propositions de communication, accompagnées d’une courte notice biographique, devront être envoyées aux quatre organisatrices avant le 1er février 2014.
Aurélie Guillain : aguillain@wanadoo.fr;
Emeline Jouve : emeline.jouve@gmail.com;
Laurence Talairach-Vielmas : laurence.talairach-vielmas@univ-tlse2.fr;
Héliane Ventura : heliane.ventura@wanadoo.fr