Axe 1 : Genre et question animale, enjeux épistémologiques
Selon Éric Baratay (2017) les témoignages d’émotions humaines face aux souffrances animales augmentent à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle en raison d’une sensibilité plus grande à la violence et à la souffrance, et d’un éloignement physique des lieux où celles-ci se déroulent, notamment avec le déplacement des abattoirs en dehors des villes, le passage de la voiture à cheval à la voiture à moteur, ou encore l’arrêt des combats de rue, qui voient veaux, vaches, cochons, chevaux et coqs quitter les villes (Baratay, 2012). Au XXe siècle c’est aussi par l’affaiblissement des croyances religieuses et philosophiques et par des critiques du rationalisme cartésien que les émotions humaines et la différence homme-animal sont reconsidérées .Ces réflexions sur les formes de domination humaine sur les autres animaux ainsi que sur les catégories de pensée et de langage qui les rendent possibles, ont de nombreux points communs avec les travaux portant sur d’autres rapports de pouvoir : le sexisme, le racisme, le validisme. Ainsi, Flo Morin souligne qu’ « il est utile de penser l’espèce ou la dichotomie humain/animal de la même façon que l’historienne Joan Scott a pensé le genre [1988], c’est-à-dire à la fois comme un rapport de pouvoir et comme une manière privilégiée de signifier d’autres rapports de pouvoir. […] Autrement dit, si les catégories mêmes d’humain et d’animal sont culturellement produites, en des termes toujours déjà genrés, de la même façon les catégories de genre ou de race sont elles-mêmes toujours déjà spéciées. » (Morin, 2021).Cette approche intersectionnelle soulève des enjeux épistémologiques, à la fois sur la manière dont se construisent les Animal Studies mais aussi sur les personnes qui portent ces questions. Si dans les pays anglosaxons, le champ des Animal Studies s’est construit en même temps que celui des études de genre, traditionnellement plus féminisé, existe-t-il une répartition genrée des questions de recherche au sein des Animal Studies ? La question animale est-elle historiquement féministe et/ou portée par des femmes ? Et plus largement, comment les approches par les études de genre et par le champ des émotions permettent-elles d’enrichir les travaux sur les animaux ?
Axe 2 : Genre, émotions et travail avec les animaux
Dans l’étude des relations avec les animaux non-humains, la question du travail fait l’objet d’un intérêt spécifique (Porcher, 2002 et 2017, Mouret, 2017, Deneux, 2020), à la fois pour étudier les formes de ce travail avec ou pour les animaux, mais aussi pour souligner l’agentivité des animaux dans cette relation. Ainsi, les animaux travaillent de plusieurs manières, pour différentes tâches et dans de multiples contextes. Il y a des animaux qui assistent des travailleurs humains (dans les douanes, la détection de certaines maladies, les chiens guides (Mouret, 2017), dans le cadre de la médiation animale (Michalon, 2014), etc.) mais aussi des animaux dont le corps est utilisé à des fins de production (élevage, laboratoire, abattoir (Rémy, 2009)) ou de divertissement (cirques, parcs animaliers, zoos (Estebanez, 2010) et des animaux autour desquels des activités professionnelles sont créées (refuges, activités de protection (Michalon, 2013), vétérinaires (Bonnaud et Fortané, 2021), etc.). Toutes ces activités jonglent de différentes manières avec les émotions résultant du contact humains-animaux. Celles-ci peuvent être acceptées, mises à distance, réprimées, façonnées par un travail émotionnel (Hochschild, 2003). Elles sont le fruit d’un processus d’apprentissage et font l’objet de normes sociales spécifiques. Ainsi, pour Lynda Birke (1994), une part de l’entraînement des scientifiques animaliers consiste en l’apprentissage de la suppression des émotions et en particulier de l’empathie. Cela insiste sur l’idée que les affects ne dépendent pas d’aptitudes innées qui, dans une perspective genrée, viendraient établir des « dispositions morales particulières aux femmes » (Roux, 2016). En effet, l’empathie est traditionnellement associée au genre féminin, produit d’une socialisation différenciée qui attribue à chaque genre des attentes émotionnelles spécifiques. L’empathie ne fait par exemple pas partie de la masculinité valorisée. Pour L. Birke la science et sa pratique sont elles aussi influencées par les stéréotypes de genre. La distance affective est traditionnellement masculine dans nos cultures, nous dit-elle, et supprimer l’empathie ou la sensibilité envers les animaux revient à supprimer quelque chose de féminin (1994).Étudier le travail avec et pour les animaux au prisme du genre et des émotions pose donc de nombreuses questions. Existe-t-il des pratiques de soin et d’attention spécifiques au travail avec/pour les animaux ? Constate-t-on une répartition spéciée et genrée du travail, avec par exemple des hommes travaillant plus facilement avec les animaux les plus gros, les plus chers et les plus légitimes pour le capitalisme, et inversement des femmes avec les petits animaux, les animaux malades ou encore les moins légitimes ? Quelle place est donnée à l’affectivité par les professionnel.les dans la définition des situations professionnelles rencontrées ?
Axe 3 : Émotions, care et animaux
Les approches par le care offrent des pistes riches dans le cadre des travaux sur les relations entre les humains et leurs environnements (Laugier, 2015). Ainsi, Joan Tronto définit le care comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-même et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » (Tronto, 2009). Cette attention et ce soin du monde et de nos environnements engagent également des formes de care vis-à-vis des animaux non-humains dans toutes les dimensions définies par J. Tronto : se soucier, prendre en charge, prendre soin et recevoir le soin. Si les activités de care comme le travail domestique, le soin, l’éducation, ont été occupées de façon privilégiée par des femmes, Joan Tronto rappelle dans sa définition que le care ne repose pas sur une disposition psychologique des femmes mais sur une série d’expériences ou d’activités (Molinier, Laugier, et Paperman 2009). Ces dernières sont à la fois le fruit d’une éducation genrée mais aussi de parcours de vies, marqués par des expériences émotionnelles fortes. Ainsi, dans son article sur la lutte pour la protection animale, Christophe Traïni montre les rapports étroits entre expériences affectives avec des animaux pendant l’enfance et engagements militants (Traïni, 2011). Il cite notamment Gail Melson qui affirme la place déterminante des relations intenses qu’entretiennent les enfants avec les animaux dans leur sociabilité et développement émotionnel (Melson, Cyrulnik, et Bouillot 2002). Le développement d’un bestiaire imaginaire de l’enfance a favorisé la diffusion d’un nombre croissant de produits de consommations destinés aux enfants (Traïni, 2011). La question des émotions au sens large a ici toute sa place, y compris dans des domaines où elles sembleraient a priori exclues. Ainsi, on imagine souvent le travail avec les animaux d’élevage, un travail masculinisé, comme dépourvu d’affects. Or Jocelyne Porcher note l’importance de l’implication affective dans le travail des éleveurs et montre que celle-ci dans la relation à l’animal « permet d’établir des rapports de communication au sein desquels le corps et les sens ont une place prépondérante » (2002). Ainsi, aborder les études animales en croisant les études de genre et avec une approche par le care et les émotions ouvre de nombreuses pistes de réflexions, autant autour de la socialisation primaire que secondaire, notamment en interrogeant le travail émotionnel à l’œuvre dans les professions animalières. Comment se font ces apprentissages des relations, réelles ou imaginaires, aux animaux ? Les enfants en font-ils une expérience différente selon leur genre ? Et une fois adulte, le travail de care vis-à-vis des animaux non-humains est-il caractérisé par des tâches ou des responsabilités genrées ? Le soin et l’attention à l’animal sont-ils associés aux prérogatives et aux préoccupations féminines ? Est-ce que l’idée que la distinction entre animaux dignes d’attention et d’affects recoupe une distinction de genre entre les humains
Axe 4 : Genre, émotions et engagement(s) en faveur des animaux
Les témoignages d’affection que l’on peut trouver dans le travail de care avec ou pour les animaux n’abolissent pas les rapports de pouvoir dans les relations inter espèces, comme l’a souligné Flo Morin (2021) concernant les animaux de compagnie. Postulant qu’« [i]l existe un continuum entre le traitement des corps des femmes, mais aussi des esclavagisés, des handicapés, des racisés, et ceux des sols, des animaux, des végétaux : tous sont naturalisés, terrains d’expérimentation ou de conquête » (D’Eaubonne, Bahaffou et Gorecki, 2020), de plus en plus de chercheurs et chercheuses se rattachant aux études animales explorent les relations existant entre les diverses formes d’oppression. Historiquement, les mouvements de défense des animaux qui se sont imposés au cours du XIXe et du XXe siècle ont été initié par des membres masculins des classes dominantes (Carrié, Doré et Michalon, 2023 ; Traïni, 2011). Les législations de protection animale à partir du XVIIIe siècle ont pu servir de prétexte pour sanctionner certaines pratiques des classes populaires (combat de chiens, de coqs, conduite des chevaux par les charretiers…) (Carrié, 2015). Au-delà du classisme, Yves Bonnardel et Axelle Playoust-Braure observent ainsi que « [l]es proximités historique et structurelle entre racisme, sexisme et spécisme sont telles que l’on peut parler de volets distincts d’une même matrice idéologique » (Bonnardel et Playoust-Braure, 2020). Iels envisagent alors l’animalisation comme un processus d’appropriation et d’infériorisation qui peut toucher différemment les animaux comme les humains, certains groupes d’humains étant davantage animalisés que d’autres. Dans la lignée de la sociologie qui envisage « la race, la classe et le sexe comme des systèmes entretenant des rapports d’influence mutuelle » (Bonnardel et Playoust-Braure, 2020), les deux auteur·rices pensent les rapports d’oppression au-delà des différences d’espèces. Cette approche intersectionnelle explique une articulation étroite entre les mouvements antispécistes et d’autres formes d’engagement pour l’abolition de l’esclavage et pour les droits des femmes (Morin, 2021). Dans cette perspective, la question animale constitue une extension de la lutte pour les droits des minorités, leur considération morale et leur inclusion politique. La souffrance et l’exploitation animale, comme dans l’industrie de la viande, sont liées à la souffrance et l’exploitation humaine (Demello, 2012 ; Bègue-Shankland, 2011). On se demande alors si la régulation de la violence envers les animaux en plus d’être un outil de domination de classe (comme ce fut le cas pour les lois de protection concernant les combats de rue) n’est pas aussi un outil de domination de genre ? La question d’un tel “lien” (Bègue-Shankland, 2011) revient régulièrement au sujet des violences familiales, et on pourra par exemple se demander si les auteurs de violences familiales sont, réellement, plus facilement auteurs de violences sur les autres animaux ? Par ailleurs, constate-t-on aujourd’hui une surreprésentation des femmes et des classes supérieures et blanches dans les mouvements de défense des animaux ? À partir du travail fourni par Josephine Donovan et Carol Adams présenté plus haut, comment penser les émotions comme outils de lutte ? Constate-t-on un travail émotionnel différencié chez les militant·es antispécistes ?
Nous souhaitons également proposer un temps dédié au cours de ces deux journées à des présentations de projets artistiques ou associatifs qui porteraient sur les thématiques décrites ci-dessus. Toutes propositions articulant genre, émotions et animalité sont donc les bienvenues quelles que soient leur forme : projection, danse, chant, lecture, photographie, dessin, performance, témoignage etc. L’objectif de cette ouverture aux dimensions artistiques est de proposer des modes de discussion et de réflexion différents de ceux promus par le modèle académique. Comment le travail artistique peut-il nous permettre de mieux ressentir les intersections entre les questions de genre, d’émotions et d’animalité ? Constate-t-on une réception, notamment émotionnelle, différenciée des mises en scène des autres animaux ? Comment pourrions-nous transformer nos pratiques, y compris du quotidien, pour accueillir et modifier les relations humains-animaux ? Comment les pratiques artistiques dans une perspective féministe et antiraciste, peuvent-elles nous permettre de faire communauté, avec les autres animaux, en prenant comme point commun la question de la sensibilité et des émotions ? Ces questions étant nécessairement orientées par des normes et des réflexes académiques, l’appel se veut ici ouvert à toutes les propositions.
Modalités de candidature
Les propositions de communication, d’une longueur comprise entre 500 et 1 000 mots, accompagnées d’une bibliographie et d’une courte biographie, sont attendues pour le vendredi 16 février 2024 au plus tard.
Le colloque vise à proposer une approche interdisciplinaire. Si les problématiques de l’appel s’appliquent plus facilement aux travaux de sciences humaines et sociales, le colloque reste ouvert aux travaux de littérature, d’éthologie et de sciences expérimentales concernés par les questions. Les travaux de jeunes chercheurs.euses sont les bienvenus. Une réponse aux candidat.e.s sera donnée au plus tard le 15 mars 2024. Les communications proposées dureront 25 minutes suivies de 10 minutes d’échanges.Le colloque aura lieu dans les locaux de l’ENS de Lyon les 13 et 14 juin 2024. Les propositions devront être envoyées à l’adresse mail de l’événement : genreetanimalite@gmail.com.Pour toute question ou élément complémentaire, vous pouvez contacter : Juliette Rousselet (juliette.rousselet@ens-lyon.fr) et Clara Lyonnais-Voutaz (clara.voutaz@univ-lyon3.fr) .