Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale : XVIIIe – XIXe siècles
Ouvrage collectif, avant le 31 janvier 2017

Depuis une vingtaine d’années, de nombreux ouvrages et volumes collectifs ont  été publiés sur l’histoire de l’esclavage et sa représentation littéraire et/ou artistique. Par ailleurs, les essais sur la colonisation de l’Algérie ont été également nombreux. Preuve s’il en faut que la problématique de l’esclavage et celle de la colonisation du XIXe siècle sont intimement liées même si ces interférences n’ont pas fait l’objet de nombreuses études communes. Ce sont des représentants de la société civile qui ont – pardonnez l’expression – secoué le cocotier. En effet, le « Manifeste des indigènes de la République » publié en mars 2005, a établi une corrélation entre esclavage et colonisation. Il n’est pas ici question de discuter le bien-fondé de ce rapprochement entre deux réalités historiques criminelles commises par l’Etat français. Mais bien plutôt de saisir les liens entre l’idéologie qui a justifié les pratiques esclavagistes et les discours qui ont suivi la conquête puis la colonisation de l’Algérie.

Dans son Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, qui reste l’un des ouvrages les plus fondamentaux sur la question, Michèle Duchet a bien montré que la relation de voyages au XVIIIe répondait à un besoin nouveau et qu’elle constituait une chronique de la colonisation. Elle faisait remarquer une distinction assez nette entre la littérature des voyages produite avant l’Encyclopédie et celle qui avait suivi. Les savants et les naturalistes prenaient la relève des marchands et des marins. La grande qualité de son ouvrage a constitué à comprendre la nouvelle philosophie et l’émergence des sciences naturelles sans jamais les détacher du système colonial et de son corollaire, la traite et l’esclavage qui fait surgir sur la scène de l’histoire la figure héroïque du nègre et du marronnage.

Le XVIIIe siècle voit la naissance d’un nouveau mode de colonisation qui a contribué à la formation de l’idéologie coloniale du siècle suivant. Après l’Encyclopédie, la Révolution a constitué un tournant majeur dans la colonisation. L’expédition en Egypte de Bonaparte en 1798 a suivi de quatre ans seulement l’abolition de l’esclavage rétabli en 1802 par Napoléon. La proclamation de l’indépendance de Saint-Domingue devenue Haïti, première république noire au monde prouve que l’idée républicaine n’est pas l’apanage des peuples européens. Les anti-esclavagistes continuent à mener leur combat contre les pratiques de la traite et dénoncent également avec virulence la situation des esclaves chrétiens dans les Etats barbaresques, thème fréquent dans la littérature du XVIIIe siècle, considéré comme l’une des manifestations du despotisme oriental.  Mais les orientaux, turcs, persans ou maures ne sont pas considérés comme des sauvages mais assimilés à des barbares guerriers et pirates qu’il faut soumettre. Le monde musulman n’est pas très éloigné géographiquement de l’Occident. Il est menaçant et ne coïncide pas avec l’image du bon sauvage tahitien ou hottentot. La construction d’une identité nationale française voire européenne nécessite souvent une représentation dévalorisante de l’oriental. La rupture révolutionnaire de 1789 et l’abolition de l’esclavage ont apporté de l’eau au moulin des partisans de la conquête et de la colonisation de l’Algérie. Les antiesclavagistes deviennent colonialistes en vertu des principes démocratiques. Tocqueville et Schoelcher soutiennent la colonisation de l’Algérie au nom de la lutte contre l’esclavage. L’année 1848 qui marque l’abolition de l’esclavage en France correspond au rattachement administratif de l’Algérie à la France et à la défaite d’Abd-el Kader.

Nous aimerions croiser dans ce volume plusieurs problématiques au travers d’une perpétuelle confrontation disciplinaire, historique, idéologique et littéraire. Quels liens peut-on tisser entre le discours sur l’esclavage dans les colonies françaises et ses représentations littéraires sur le monde arabo-musulman avant la Révolution ? Sur les représentations de femmes notamment et des eunuques. En effet, la mutilation des esclaves dans les colonies est pratiquée très couramment mais ne porte pas atteinte à la sexualité proprement dite des « coupables ». Les femmes noires dans les colonies ne sont pas enfermées. Elles sont la propriété des esclavagistes mais ne sont pas destinées spécifiquement à leur plaisir. Elles sont condamnées au travail, non à une servitude sexuelle. Au début du XIXe siècle, le discours colonialiste et anti-esclavagiste va mettre souvent sur le même plan l’enfermement des femmes musulmanes avec le rapt de chrétiens par les barbaresques, peuple conquérant et guerrier. Les réflexions de Montesquieu sur la polygamie responsable de l’homosexualité dans le livre XVI de l’Esprit des Loisseront reprises par les colonialistes au XIXe siècle. L’oriental est un dépravé et un pervers sexuel.

De manière plus générale, l’anthropologie des Lumières, particulièrement celle de Buffon constitue une légitimation de la conquête de l’Algérie. Si « les Arabes vivent sans règle, sans police, et presque sans société, s’ils se font honneur de leurs vices et n’ont aucun respect pour la vertu, et de toutes les conventions humaines […] n’ont admis que celles qu’on produites le fanatisme et la superstition », c’est un devoir de les civiliser et de cultiver leurs terres qu’ils laissent à l’abandon. L’on ne peut parler de racisme à propos de l’anthropologie de Buffon puisqu’il n’existe pour lui que des variétés dans l’espèce humaine. Cependant, l’Européen représente pour lui la perfection de l’espèce humaine et ses ouvrages ont contribué à la formation de l’idéologie coloniale. De quelle manière l’anthropologie des Lumières, en préfigurant un nouveau modèle de colonisation s’est-elle développée à partir de l’expédition d’Egypte puis de la conquête de l’Algérie ? Comme le souligne Claude Liauzu, « la colonisation est associée à la civilisation » et ce dès la Révolution. Dino Costantini fait remarquer très justement que « l’abolition de l’esclavage dans les dépendances françaises les plus anciennes […] ne met pas fin à la politique coloniale de la France, mais coïncide avec sa puissante accélération. […] Humanitaire, la guerre coloniale est nécessaire pour mettre fin à la barbarie et à l’abrutissement dans lesquels végètent les peuples qui n’ont pas été en mesure de s’élever jusqu’à la forme politique républicaine »[1]. La colonisation devient un devoir moral mais elle pose sous un nouveau jour la notion de race.

L’abolition de l’esclavage en 1848 pose en outre un problème complexe. L’Algérie étant rattachée à la République en 1848 n’est pas concernée par le décret sur l’abolition de l’esclavage qui ne s’applique qu’aux colonies. Les indigènes n’étant pas naturalisés français ne sont pas visés par l’interdiction de posséder des esclaves. L’idée républicaine et les idéaux des Lumières consacrés par l’abolition de l’esclavage en 1848, qui ne s’est pas appliquée sur le territoire algérien, sont mis à mal par l’ethnicisation de l’entreprise coloniale qui prend par ailleurs une dimension largement européenne. Certains anti-esclavagistes dénoncent cette réalité de la colonisation mais il faut attendre le début du XXe siècle pour que l’esclavage soit définitivement interdit sur le territoire algérien. L’argument civilisationnel dévoile son caractère fallacieux.

D’autres questions se posent quand au statut de l’Algérie et à sa possible autonomie ou indépendance par rapport à la métropole. Michel Chevalier, économiste et directeur du journal Le Globe, suggère, dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord, parues en 1836, que l’Algérie pourrait être à la France ce que l’Amérique du Nord a été à la Grande-Bretagne. L’indépendance de la républicaine américaine a été soutenue par plusieurs écrivains des Lumières, notamment Diderot et Condorcet. Celle de l’Algérie inclut nécessairement la présence d’une population française importante sur le territoire algérien et l’expropriation des indigènes. Peut-on établir une filiation entre la question algérienne et celle de l’indépendance américaine ? Les écrivains des Lumières ont-ils perçu que la création de la république américaine avait eu pour corollaire l’extermination des Indiens et nécessité l’importation des Noirs d’Afrique pour pallier le manque de main d’œuvre ? Certains spécialistes de la question algérienne comme le baron Jean-Jacques Baude[2] proposent de faire venir des Noirs pour travailler la terre en s’appuyant sur l’exemple américain.

La conquête de l’Algérie s’est aussi appuyée sur une idée assez largement partagée par les écrivains des Lumières que seuls ceux qui cultivent la terre en ont la propriété. Et l’Arabe, souvent considéré comme inapte au travail agricole n’est donc pas le propriétaire du territoire sur lequel il habite. Dans l’Histoire des deux Indes, Raynal évoquait cette problématique : « Si la contrée est en partie déserte, en partie occupée, la partie déserte est à moi. » Les carences dans les capacités à maîtriser le sol laissent au colonisateur la possibilité de s’en emparer pour le faire fructifier afin d’en tirer la meilleure production possible. Les progrès techniques et intellectuels justifient en partie la colonisation et sont à l’origine de la mission civilisatrice apte à sauver les peuples de la tyrannie et de l’ignorance. Benjamin Constant avait mis en garde contre les politiques de conquête et de ses dangers pour les peuples conquérants. Comment articuler ces discours des Lumières avec la question de la colonisation du territoire algérien ?

A la fin du dix-neuvième siècle, la Révolution et les Lumières sont accusées d’avoir affaibli l’empire colonial et ses partisans attaquent régulièrement Diderot, Rousseau pour leur critique de l’esclavage et leur théorie d’une unité originelle du genre humain responsable à leurs yeux du déclin de la France. Les lectures des Lumières sont donc contradictoires et sont aussi l’œuvre de l’évolution de la colonisation et de son extension. Comment repenser les Lumières à travers l’empire colonial ? La littérature coloniale du XIXe siècle, les discours officiels et académiques sont-il redevables aux écrivains des Lumières ou constituent-ils une rupture avec la littérature de voyage et les essais naturalistes du XVIIIe siècle ?

Si nous nous en tiendrons principalement à la deuxième moitié du XVIIIe et au XIXesiècle, un aperçu de la problématique coloniale au XXe siècle n’est pas exclu.

 

Les propositions sont à envoyer à Pascale Pellerin : pascale.pellerin2@wanadoo.fr jusqu’au 31 janvier 2017.

Les textes seront de préférence rédigés en français et devront être remis au plus tard le 30 novembre 2017. La taille des contributions peut varier entre 25 000 et 50 000 signes environ. L’ouvrage sera publié sous la direction de Pascale Pellerin, chercheuse à l’UMR IRHIM.

 

[1] Dino Costantini, Mission civilisatrice, Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française,  Paris, La Découverte, 2008, p 58-59.

[2] Jean-Jacques Baude, l’Algérie, 1841.