M. Lazard – Le Monde des livres


Droit de réponse

M. Fumaroli a raison. Les créatures de l’art, littéraire ou autre, ne sont jamais identiques aux êtres de la vie. Les Corinne et les Lesbie, les Laure et les Délie dont les poètes latins et leurs imitateurs ont chanté la beauté et la cruauté sont bien des créatures de papier. Même lorsque le poète ou le romancier dit «je» dans ses vers ou dans son récit, ce n’est pas lui qui parle. Le narrateur de la Recherche du temps perdu a beau s’appeler aussi Marcel (il le dit deux fois dans le roman), il n’est pas Marcel Proust. L’auteur qui écrit

O longs désirs, o espérances vaines,
Tristes soupirs et larmes coutumières
A engendrer de moi maintes rivières,
Dont mes deux yeux sont sources et fontaines

n’est pas l’amoureuse qui clame son désir et sa souffrance: il ou elle est l’artiste, riche de sa culture et de son savoir technique, qui mieux que d’autres dit une certaine sorte de désir et de souffrance, et celle qui parle est une créature de l’art tout comme Corinne, Lesbie et les autres.

Le cas de Louise Labé est cependant différent de celui de Corinne ou de Délie. D’abord, c’est un personnage historique, que nous connaissons un peu. Nous avons sur elle quelques témoignages de contemporains. Nous avons des lumières sur sa famille. Nous savons quand elle est morte. Nous lisons son testament, où nous apprenons quelles propriétés elle possédait et quels legs charitables elle a fait. En second lieu, elle n’est pas un être, imaginaire ou réel, auquel un poète s’adresse ou prête la parole. Elle est elle-même donnée comme poète. Nous lisons les oeuvres publiées sous son nom à Lyon en 1555, puis en 1556, et une troisième fois à Rouen la même année. Elles consistent en «un superbe dialogue en prose de Folie et Amour, trois élégies, vingt-trois sonnets déchirants», pour reprendre les termes de M. Fumaroli. Il ne s’agit pas de chercher quelle personne réelle a pu inspirer telle créature chantée par un poète, mais de savoir si le personnage historique nommé Louise Labé est ou non l’auteur des oeuvres qui lui sont attribuées.

L’affaire est délicate, car sa vie n’est pas sans quelque mystère. On s’interroge en particulier sur la possibilité pour une fille et femme d’artisan cordier d’acquérir la culture et la maîtrise qui se reflètent dans son oeuvre et d’accéder au cercle des poètes lyonnais de son temps. Ce mystère et quelques autres ont conduit Mireille Huchon à l’hypothèse qu’elle développe dans son très savant livre récent. Selon cette hypothèse, le personnage historique ne serait pour rien dans les écrits qui portent son nom. Ils ne lui devraient justement que ce nom, choisi pour désigner une poétesse fantôme, et ne seraient pas autre chose que le fruit d’une supercherie montée par Maurice Scève et ses amis. A vrai dire, on se demande pourquoi ceux-ci auraient éprouvé le besoin d’emprunter le nom d’une personne réelle au lieu d’inventer un auteur imaginaire comme le furent probablement Jeanne Flore à la même époque et assurément Clara Gazul au XIXe siècle.

Mireille Huchon, éminente spécialiste de la littérature de ce temps, a rassemblé à l’appui de sa thèse une série d’indices qu’elle a glanés de divers côtés avec une patience de détective et une admirable érudition. Son argumentation peut séduire de bons esprits, mais, malgré toute l’estime que m’inspirent les travaux de cette collègue, il faut bien avouer que ces indices ne forment qu’un faisceau de présomptions, et ne fournissent pas une preuve. Des présomptions suffisent-elles à condamner la poétesse Louise Labé? Le juge a de quoi hésiter, d’autant que certaines d’entre elles sont fondées sur des interprétations, qui peuvent facilement se retourner.
L’hypothèse de la supercherie a l’avantage de dissiper le mystère évoqué ci-dessus. Mais elle laisse subsister d’autres difficultés rencontrées par les biographes, et elle en suscite de nouvelles. Je n’en mentionnerai qu’une, mais de taille. Si la Louise Labé historique n’est pour rien dans les oeuvres qui lui sont attribuées, qui en est l’auteur? Qui donc a composé le «superbe dialogue» et surtout les «vingt-trois sonnets déchirants»? Quel est l’obscur poète qui fut modeste au point de ne jamais avouer pour siens ces vers magnifiques’ Maurice Scève? Grand poète certes, mais d’un style totalement différent. Olivier de Magny, Claude de Taillemont, Guillaume des Autels, Jacques Pelletier du Mans’ Gentils poètes sans doute, mais bien éloignés de la netteté, de la fermeté, de la limpidité des sonnets et de l’élan d’un seul jet qui les porte. On y sent une personnalité exceptionnelle. Laquelle, sinon celle de Louise Labé elle-même?

Madeleine Lazard (Droit de réponse envoyé au Monde des livres, non publié)
autrice de Louise Labé, Paris Fayard, 2004.