J’AI REÇU du Printemps des poètes (du 3 au 12 mars) cette lettre touchante: «Comme je vous lis régulièrement dans Le Figaro, je me disais que début mars il vous serait peut-être agréable de saluer la poésie et les inventeurs de langue que sont les poètes»… Quel coeur de pierre, dites-le-moi, refuserait de saluer les poètes’ Au contraire, cela tombe à pic car j’étais sur le point de voler au secours de Louise Labé. Figurez-vous qu’une universitaire en renom vient d’écrire tout un livre pour expliquer que Louise Labé, la poétesse lyonnaise du XVIe siècle, n’a jamais existé. Un mythe, un véritable fantôme la belle «poeteresse» avec ses sonnets de 1555. Comme on disait jadis dans mon village: cette prof nous la sort bonne!
Voici la thèse de Mme Mireille Huchon: l’auteur de Baise m’encor serait une «créature de papier», inventée de toute page par un cénacle de poètes du temps, autour de Maurice Scève et Claude de Taillemont. Ce groupe de lascars, vingt-quatre en tout, dont Olivier de Magny, l’amant supposé de la belle, aurait monté ce beau canular chez leur éditeur commun, Olivier de Tournes. Ils auraient écrit les poèmes, les attribuant par jeu et dérision à cette Louise Charlin, ou Charly, dite «Labé». Pourquoi Labé, au fait’ Elle avait la chair éloquente — la chaire?… Son portrait, tiré par un graveur d’époque, le laisserait supposer, mais le moins que l’on puisse dire c’est qu’avec autant de bavards dans le coup, un pareil bateau, sans la moindre fuite, aurait été solidement monté! C’est tellement invraisemblable que je ne crois pas un mot de cette élucubration. Sur quoi Mireille Huchon se fonde-t-elle pour avancer cette audacieuse hypothèse? Sur rien; rien de concret, aucune découverte précise; seulement des impressions érudites, des coïncidences, des soupçons qui honorent peut-être sa science mais n’apportent qu’une eau bien rare à son moulin.
Mme Huchon s’étonne que Louise Labé n’ait publié qu’un seul livre. Mais… On est en 1555, on ne publie pas tous les deux ans! La jeune femme avait eu une crise amoureuse qui l’avait inspirée et forcé son talent. Villon non plus n’a pas publié comme un malade! Et puis l’époque est durement charnière — Mme Huchon feint de l’oublier: en France, le monde bascule dans la crise de la Réforme. Au train où vont les choses, nous allons savoir, nous autres, d’ici quelques années à quoi nous en tenir sur les «guerres de religion», avec leurs effets sur le politiquement correct… Le temps des bagatelles allait bientôt finir, à Lyon, après 1555, et passer la saison des sonnets de luxure:
Je vis, je meurs: je me brûle et me noie.
J’ai chaud extrême en endurant froidure:
La vie m’est trop molle et trop dure, etc.
Les rosseries de Mme Huchon se balaient d’une chiquenaude. Louise était courtisane« La belle affaire » Des poèmes un peu libres ne pouvaient que lui donner du chien et lui rapporter de la thune, comme disent les banquiers. Il aura fallu quatre siècles pour redécouvrir son talent’ L’argument se retourne aisément: il est bien suspect qu’on ait attendu quatre cent cinquante ans pour éventer une supercherie qui eût été un secret de Polichinelle!
Par-dessus tout, ce qui est incroyable c’est que des poètes tels que Maurice Scève et ses copains, estimables rimeurs certes, se soient transcendés tout à coup pour produire une oeuvre courte mais intense. Que n’écrivaient-ils aussi bien pour eux-mêmes, ces «hommes facétieux», au lieu de ne devenir géniaux par enchantement, tous ensemble par-dessus le marché, que le temps de cette «oeuvre mystificatrice»? L’auteur avance une réponse tellement paradoxale que j’en reste comme deux ronds de frite: «C’est un texte artificiel, dit-elle, bien éloigné de ces accents de sincérité absolue que l’on a cru y lire.»
Alors là, évidemment… C’est une cuistrerie qui n’engage que l’insensibilité de son auteur, ou son manque affreux de souffrance amoureuse. J’en appelle au Printemps des poètes et à tous les inventeurs de langue contre la méchante fée universitaire! Soyez torturées au creux des ovaires, et apprenez par coeur ces sonnets, vous m’en direz des nouvelles… Ce n’est pas parce que Pétrarque a loué Laure que ça empêche une jolie cordière d’aimer passionnément, à en jeter son sonnet par-dessus les moulins!
Je vous salue, Calliope, et je salue Louise en ce Printemps d’hiver, voulant sécher ses pleurs et la sauver de cette calomnie toute neuve: le poète est capable de tout tant qu’il aime!
Si ce n’est pas Louise Labé qui a écrit ses poèmes, ce ne peut pas être en tout cas les gens qui sont évoqués dans ce livre. Alors qui? — Ce doit être le chat.
Claude Duneton (Le Figaro littéraire, 9 mars 2006)