B. Roger-Vasselin – Seizième siècle

Introduction à l’article «La parodie chez Louise Labé»

La récente parution de l’ouvrage de Mireille Huchon Louise Labé: une créature de papier (Droz, «Titre courant», 2006) a fait sensation. L’apport évident de cette étude fouillée (1) est triple. Elle reconstitue avec précision le milieu lyonnais des années 1530-1560, enrichi des influences du cercle de Pontus de Tyard réuni au château de Bissy, près de Chalons-sur-Saône, et du groupe de la vallée du Clain, près de Poitiers, à travers la figure de Guillaume Aubert (2). Elle établit avec rigueur des hypothèses plausibles d’identification. Surtout, en parlant de «supercherie», de «mystification» (3), elle met en avant la dimension parodique de l’ensemble de l’entreprise, et spécialement des Escriz de divers Poëtes. Avant d’en venir à l’approche ici envisagée de la parodie chez Louise Labé, il convient de se pencher sur les premiers enseignements à tirer du travail critique qui vient d’être proposé, avec cet ouvrage, à la recherche seiziémiste.
Le sous-titre choisi par Mireille Huchon exprime bien la thèse audacieuse qu’elle défend: les EVVRES, opération collective élaborée dans l’atelier de Jean de Tournes par des auteurs très impliqués dans la production de cet éditeur proche de Maurice Scève, ne seraient qu’une brillante supercherie. En gros, Claude de Taillemont aurait rédigé la préface, Olivier de Magny serait l’auteur des pièces poétiques, Maurice Scève celui du Debat de Folie et d’Amour, et leur groupe aurait organisé, avec les Escriz, la parution des EVVRES. Voici quelques formules essentielles (par lesquelles on ne prétend pas, tant s’en faut, résumer l’ouvrage):

Il est remarquable que, dans le groupe des jeunes poètes qui entourent Maurice Scève, comme Guillaume de La Tayssonière, Philibert Bugnyon, Guillaume des Autels, il se manifeste une réflexion sur les genres poétiques et que prennent place un certain nombre d’expérimentations, signes d’une attention scrupuleuse aux formes et aux modèles d’imitation, italiens ou grecs. (…) Les poètes de Louise Labé n’ont pas hésité à faire de la récupération de textes destinés à d’autres femmes ou sans aucun rapport avec elle. Le travail de commande pour les louanges est avéré. Ses prétendus laudateurs ne l’ont pas forcément connue, tel Guillaume Aubert ou Jean-Antoine de Baïf. Il y a quelques certitudes à propos des écrits de ces divers poètes. Il existe un vieux projet, suggéré par Marot à un des personnages-clefs de l’atelier de Tournes, Antoine du Moulin, «louer Louize», repris ultérieurement dans cet atelier. Il semble lui avoir été adjoint comme autre mot d’ordre des variations sur labea «lèvre» et le célèbre refrain marotique «en la baisant» (4). Dans ce recueil de pièces prétendument à la gloire de Louise Labé, certaines sont sans rapport avec Louise, mais relèvent de la louange de Maurice Scène par ses amis ou de celle de Marguerite de Bourg dans le cercle de Pontus de Tyard. Les poètes qui ont répondu à l’invite de célébration ont souvent recyclé d’autres pièces. Le cynisme et la moquerie sont patents. (5)

En particulier, se fondant sur le témoignage de Pierre de Sainct-Julien (6), historien qui, dans les Gemelles ou pareilles (Lyon, Charles Pesnot, 1584), mentionne «le discours de dame Loyse l’Abbé, dicte la belle cordiere (oeuvre qui sent trop mieux l’erudite gaillardise de l’esprit de Maurice Sceve, que d’une simple Courtisane, encores que souvent doublee)», Mireille Huchon semble exclure toute participation de Louise Labé à la composition de ce morceau. Mais si l’influence d’un juriste paraît évidente et indiscutable, pourquoi envisager prioritairement Maurice Scève et non pas, par exemple, Antoine Fumée, auquel les EVVRES sont redevables de la pièce XXII des Escriz selon toute vraisemblance (7), ou même le compagnon et légataire de Louise, Thomas Fortini? C’est que, répond Mireille Huchon, le goût pour la littérature paradoxale est dans l’air du temps, et que l’auteur de la Delie est bien placé sur ce terrain. Scève, qui avait donné un exemple de ses talents de faussaire avec l’épisode de la redécouverte du tombeau de Laure en 1533, s’est trouvé dans les années 1540 en émulation littéraire avec Ortensio Lando, lequel affirmera «s’être dépêché de donner son édition originale des Paradossi en 1543 à Lyon par crainte d’une publication française…» (8), dont Scève se serait chargé sinon. Par ailleurs, le modèle majeur du Debat est, précise Mireille Huchon, non pas directement Ersme, mais La Pazzia, ouvrage italien anonyme paru en 1540, connu de Scève et que Jean du Thier traduit en 1566 en français sous le titre Les Louanges de la Folie, traicté fort plaisant en forme de paradoxe (9). Indépendamment du Debat, le rôle d’autres femmes que Louise Labé dans les cercles littéraires lyonnais du milieu du XVIe siècle est souligné, spécialement celui de Marguerite de Bourg, dame de Gage, dont les perfections diverses en matière d’arts libéraux pourraient être visées par la pièce XXI des Escriz, laquelle, plutôt qu’à Antoine du Moulin, devrait alors revenir à Philibert Bugnyon (10). Au total, Louise Labé n’apparaîtrait plus guère que comme une «femelle de paille» (p.275). On le voit à travers ces quelques aperçus, une telle approche renouvelle à l’évidence – peut-être même a-t-elle l’ambition de chambouler, de bouleverser radicalement’ – l’analyse critique des EVVRES de Louise Labé.
Sa principale limite est néanmoins, nous semble-t-il, de forcer le trait. Plusieurs interprétations paraissent solliciter le texte à l’excès. Prenons-en deux exemples concrets. Premier exemple, les retouches de la préface. Pourquoi affirmer que les corrections sous presse de l’épître «A.M.C.D.B.L.», d’une édition (1555) à l’autre (1556) des EVVRES, spécialement la correction qui remplace «Car ayant esté tant favorisee des Cieux, que d’avoir l’esprit grand assez pour comprendre…» par «Si j’eusse esté tant favorisee…» (cité p.170-171), devraient se lire forcément comme une mise en cause de Louise Labé, mettant «en doute l’excellence de ses capacités intellectuelles»? Le clou touchant ces corrections est clairement enfoncé (toujours p.170-171):

Elles mettent en doute l’excellence de ses capacités intellectuelles (car ayant esté tant favorisee transformé en une hypothétique à subjonctif plus-que-parfait, à valeur d’irréel du passé, si j’eusse esté), ce qui laisse entendre, contrairement à la première version, qu’elle n’a pas la capacité de comprendre pour servir d’exemple.

Mais une telle hypothèse n’est vraisemblable que si l’on admet que c’est Claude de Taillemont, et non pas Louise, qui aurait, sinon complètement rédigé, du moins conçu et assumé auctorialement (même à titre officieux dans le cercle des initiés de la supercherie), le principe et la teneur de ccette préface. Si l’on s’en tient au contraire au schéma d’interprétation le plus simple, celui d’une Louise capable de tenir la plume, fût-ce avec une aide qu’elle aurait sollicitée, on jugera que ces retouches relativisent tout bonnement une prétention intellectuelle qui pourrait paraître excessive et qu’elles relèvent de la capatatio benevolentiae la plus courante. Second exemple, Mireille Huchon allègue un passage – l’avant-dernière strophe de la pièce XIX des Escriz de divers Poëtes, une ode attribuée à Magny – qu’elle présente comme «capital» pour sa démonstration, dans la mesure où le contraste entre la version des Escriz et celle qu’on trouvera dans les Odes de 1559 est fort sensible. Ce passage, relatif au personnage d’Occasion et au «tems de ce dous loisir», comporte dans la version qui nous intéresse quatre vers: «De pouvoir gayement ici Dire et ouir meintes sornettes, Et adoucir notre souci, En contant de nos amourettes», qui ne se retrouvent pas en 1559. Mireille Huchon en conclut (p.223):

Olivier de Magny y indique de façon très dépréciative le mode d’emploi de ces textes de divers poètes, dont le loisir est ici de dire et d’ouïr des sornettes, laissant même entendre qu’il s’agit de leurs propres amourettes. La variante dans la version des Euvres de Louise Labé est donc particulièrement dévalorisante, bien éloignée de ce prétendu dessein de louer Louise. Elle montre le peu de cas fait de Louise Labé qui n’est qu’un prétexte. Ce n’est pas un fait unique dans ces «Escriz». Les sous-entendus de certains de ces textes sont particulièrement désobligeants.

Seulement, si Louise était perçue par ses contemporains comme une courtisane notoire (11), si elle était volontiers «scandaleuse» de tempérament comme on dit aux Antilles, en quoi des sous-entendus obscènes ou sulfureux seraient-ils «désobligeants» pour elle? Tout le coup de force de la parution des EVVRES a consisté précisément, en toute hypothèse, à jouer de cette image. De plus, dans le passage de Magny, «ici» ne signifie pas nécessairement «de la bouche de Louise Labé», mais pourquoi pas, «chez elle» ou «dans son entourage». La facétie parodique n’implique pas forcément que la moquerie s’adresse à Louise. C’est le lecteur qui ferait plutôt les frais – mais pour son plus grand plaisir, et combien d’écrivains signataires d’ouvrages, aujourd’hui encore, en sont vraiment seuls les auteurs’ – d’un «coup» auquel la jeune femme, forte personnalité, aurait imprimé sa marque.
De même, le fait que certains éloges puissent concerner d’autres femmes, comme la savante Pasithée de Pontus de Tyard ou la Francine de Baïf, n’a rien d’incompatible avec un projet éditorial concerté sous l’égide de la courtisane elle-même: l’idée a pu être de plaquer sur Louise Labé tout ce qui brillait à l’époque, pour faire de la «Belle Cordiere» (pour autant que cette formule la désigne en propre)
(12), une créature littéraire et, dirait-on aujourd’hui, médiatique.
Dès lors, les effets d’anagramme et d’inclusion onomastique dont Scève est l’expert attitré (ici une allusion magistralement reprérée par Mireille Huchon, p.163-164, à un passage de la traduction des Dialogues d’Amour de Léon l’Hébreu, dans la pièce III des Escriz, un sonnet intitulé d’ailleurs «En grace du Dialogue d’Amour et de Folie», dont la chute est: «Ou de Raison la Loy se laberynte»), la brouille même de Magny et de Jacques Peletier, seul auteur à s’être retiré du jeu pour présenter dans l’un de ses propres ovrages un hommage personnel de Louise Labé, la figure de Laïs que le graveur lorrain Pierre Woeiriot aurait superposée, avec un mascaron grotesque, au portrait prévu pour figurer dans l’édition des EVVRES de 1555
(13), tout concourt à la dimension ironique du projet d’ensemble, sans doute, mais non pas pour autant à des «jeux cruels» (p.273) dont Louise aurait été la dupe.
Une dernière observation, pour en arriver à la parodie dans les EVVRES. Mireille Huchon écrit (p.236): «Il semble que certains sonnets de Louise Labé ne doivent pas être lus au premier degré, mais comme parodiques.» Cela paraît même certains. Mais pourquoi la «nouvelle Sapho lyonnaise» devrait-elle se réduire à une femme objet et victime? pourquoi pas, à l’inverse, une femme de tête, consciente des nécessités de l’époque et des servitudes qu’elles impliquent afin de réussir en littérature quand on appartient à la gent féminine? Quoi qu’il en soit, on aura compris que cet ouvrage, mine de renseignements précieux et d’aperçus utiles, est à lire d’urgence, ne serait-ce que pour rafraîchir la lecture que chacun se fait des EVVRES.

(1) Elle compte 275 pages, auxquelles s’ajoutent, pour les étayer et les agrémenter, divers fac-similés, dont celui – fondamental – de l’édition des Euvres de 1555.
(2) Sur Lyon, voir la toute première partie de l’ouvrage: «Magnificences de Lyon et fureur poétique au milieu du siècle», p.15-69; sur le cénacle de Bissy, p.157 et 168-169; sur le groupe du Clain, p.199-200 et 272.
(3) Le terme «supercherie» fournit son titre à la troisième partie du livre: «les dessous d’une supercherie littéraire: hommes et textes», p.141-269; «mystification» se retrouve notamment p.227 et 273; les mots «parodie» et «parodique» sont employés à plusieurs reprises, entre autres p.228, 234, 236 et 274.
(4) C’est moi qui introduis les gras afin de mettre l’accent sur l’allusion au patronyme de Louise. Dans les citations qui suivent, les gras sont également de mon fait.
(5) Ibid., p.162 et 224.
(6) Ibid., p.132-133.
(7) Sur Antoine Fumée, voir ibid., p.187-188.
(8) Ibid., p.135.
(9) Mireille Huchon insiste sur les emprunts du Debat à La Pazzia, ibid., p.136-137 et p.241-244.
(10) Sur Marguerite de Bourg, ibid., p.214.
(11) C’est la conclusion, p.139, de la deuxième partie de l’étude, «Images de Louise Labé» (p.71-139): «Les témoignages contemporains sont finalement sans ambiguïté. Louise fut, à coup sûr, une courtisane.»
(12) Voir ibid., p.125-129.
(13) Voir ibid., p.100-106. Rappelons, au demeurant, ce que dit Montaigne de la courtisane Laïs au chapitre «De la vanité» (Essais, III, 9, éd. Villey-Saulnier, p.U.F., 1965, p.990): «Je ne sçay quels livres, disoit la courtisane Lays, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens là battent aussi souvant à ma porte que aucuns autres.» Une telle boutade correspond parfaitement à la posture arborée par Louise Labé sur la scène littéraire de son temps: les écrivains et penseurs honorables acourent chez elle et jusque dans son ouvrage, malgré qu’ils en aient.

Bruno Roger-Vasselin (Seizième siècle, 2006-2, p.111-115)