B. Plessy – Le Bulletin des lettres


Pour Louise


Le Monde arrive-t-il à Lyon’ Les Lyonnais lisent-ils Le Monde? Est-il sûr qu’ils aillent jusqu’aux pages culturelles’ S’ils l’avaient fait le vendredi 12 mai, alors la municipalité aurait désigné une commission d’historiens et d’experts pour en appeler, le cardinal-archevêque aurait fait sonner le bourdon de Saint-Jean, l’Académie de Lyon aurait siégé sans désemparer pour trouver une idée, la Société des écrivains lyonnais aurait envahi la place Bellecour pour pousser des hauts cris, des bouquets anonymes auraient jonché les trottoirs des rues Confort et Bellecordière. Car ce jour-là, 12 mai 2006, un de nos plus éminents Immortels, Marc Fumaroli, a éteint une étoile de première grandeur dans le ciel lyonnais en déclarant, sur quatre colonnes et avec une étrange jubilation, que Louise Labé n’était qu’«une géniale imposture».

Les rues de Lyon sont restées tranquilles. Rien d’étonnant pour le commun. Mais l’étonnant n’est-il pas que les esprits avertis, parfaits connaisseurs et gardiens de la tradition lyonnaise, n’aient pas davantage réagi? Indifférence? Non, mais longue habitude. Rien de nouveau dans le ciel lyonnais. À quoi bon l’indignation’ Il y a quarante ans exactement (17 mai 1966), Henri Hours donnait une conférence en séance solennelle de l’Académie siégeant à l’Hôtel-de-Ville: Louise Labé ou la simplicité. Archiviste excédé par les demandes sans fin des «chercheurs», observateur ironique des «critiques» de tous pays se marchant sur les pieds dans un espace si restreint, il voyait venir les choses: «Certains même, poussés par l’impatience et réveillant de vieux soupçons déjà émis au XVIe siècle, risquent un pied imprudent sur la pente glissante du doute: après tout, cette Louise Labé, est-il bien sûr qu’elle soit l’auteur de ses vers’ Ne serait-ce pas Olivier de Magny ou quelque autre joyeux compère de sa bande?» Quarante ans plus tard, Mireille Huchon a dévalé le toboggan avec entrain, établissant dans une démonstration, que Marc Fumaroli juge «irréfutable et réjouissante», que Louise Labé n’est qu’«une créature de papier», inventée de toutes pièces par un groupe de poètes réuni autour de Maurice Scève, et mettant en cause, semble-t-il, son existence historique.

Je vois un peu ce qui a dû se passer. Il y a deux ou trois ans, l’œuvre de Louise Labé a été inscrite au programme de l’agrégation de lettres. Grand honneur, mais en l’occurrence honneur fatal. L’émulation saisit alors les spécialistes. L’œuvre est revisitée: «approches» renouvelées, «problématiques» reposées, voire «lectures» iconoclastes, avec l’espoir de s’illustrer dans la critique d’attribution, dont le cas d’école reste celui de Frédéric Deloffre démontrant, dans les années 60, à l’encontre de toute la tradition, que les fameuses lettres prétendument écrites par une religieuse abandonnée dans son couvent portugais par son amant français n’étaient qu’un exercice de plume de Guilleragues. Et si Mireille Huchon venait de renouveler l’exploit’

Il n’y a certes pas de quoi rire. Mireille Huchon n’est pas la première venue: elle fait autorité sur le XVIe siècle. J’imagine qu’elle n’avance pas sa thèse à la légère: 448 pages chez Droz. Et Marc Fumaroli doit avoir ses raisons pour s’engager à sa suite avec une telle vigueur, estimant que «les exégètes et les biographes» qui l’ont précédée n’ont plus qu’à «rentrer sous terre». Quoi! Françoise Joukovsky, François Rigolot, Madeleine Lazard (je ne cite que les plus récents et que j’ai lus), ridicules et incompétents à ce point’ Et les historiens d’entre Saône et Rhône? Et les archivistes, qui disposent de 6 à 8 pièces incontestables, dont le testament de Louise? Et Henri Hours, qui, au terme de sa conférence, trace, avec sa rigueur habituelle, le portrait tout en nuances de la femme très simplement réelle que fut Louise Labé en son temps’ – Il ne s’agit pas ici de prendre position. Au reste, je n’ai pas la pièce à conviction sous la main. Je l’attends et il sera toujours temps d’y revenir.

Mais en attendant c’est l’article de Marc Fumaroli qui invite à réfléchir, en ce qu’il met en présence deux conceptions de la littérature: la littérature de la sincérité, expression spontanée et directe de l’expérience vécue, qui revendique sa légitimité de l’authenticité affective; la littérature de la verbalité, expression concertée et travaillée d’un lieu commun, qui demande au seul pouvoir des mots sa portée universelle – double conception que l’on oppose abusivement en déclarant l’une romantique et l’autre classique. Jusque-là Louise Labé était le parangon de la plainte amoureuse sincère; voici qu’elle deviendrait l’exemple inverse et éclatant d’une pure création verbale puisque elle-même ne serait plus l’auteur de son œuvre et que ce seraient des hommes qui l’auraient inventée. Et c’est bien là ce qui transporte Marc Fumaroli dont tout l’article dit en substance: c’est encore beaucoup plus beau; imposture, mais géniale! Ce n’est pas ici le lieu d’entrer en dissertation, avec arguments, exemples et citations, mais je vois bien qu’elle irait à dénoncer un faux débat. Dès lors qu’il s’agit de grand art, ni la sincérité brute ni le pur artifice ne saurait atteindre l’universel. Prenons le cas de Louise Labé. Ses 24 sonnets ne seraient pas un des plus beaux chants d’amour de la littérature s’ils n’étaient que le cri d’une femme blessée. Mais parce qu’elle avait le don, inné et appris, de poésie, cette femme blessée a su ordonner sa souffrance, lui donner forme et en composer une suite qui de la banalité de son cas personnel s’élève à un langage modulé pour le coeur de tous, – classique, si l’on veut.

Pourquoi vouloir l’en priver? Pourquoi aller jusqu’à douter de son existence? Femme de papier, scripta puella! Voilà une «victoire» critique que nous ne célébrerons pas. Nous tiendrons un autre langage. Louise, vous étiez belle, vous étiez intelligente, vous avez aimé, vous étiez poète. Une seule de ces qualités suffisait pour vous faire haïr. Vous avez été vilipendée: femme savante, femme trop libre, courtisane (l’aimable Calvin vous a même ravalée à une p… de la rue Mercière, plebeia meretrix). Que reste-t-il de ce venin d’époque? Votre tristesse et votre mépris, tandis que votre œuvre imposait votre haute figure. Elles ne sont pas si nombreuses en notre littérature, les femmes poètes, et chacune nous est bien nécessaire: Christine de Pizan, Pernette du Guillet (qui fut peut-être votre amie, mais combien de temps la conserverons-nous’), Marceline Desbordes-Valmore, Anna de Noailles, Marie Noël, Catherine Pozzi qui vous rendit hommage. De cette féminine Pléiade, vous étiez jusque-là la première. Or voici qu’il était réservé à notre temps de vous reléguer aux limbes d’une existence douteuse. «Exit Louise Labé», écrit Fumaroli: l’œuvre déposée un jour de 1555 chez Jean de Tournes, la «lyonnaise dame», fille et femme de cordier, l’admirable visage gravé par le Lorrain Woeriot. Le tout congédié sans égard: Villon était plus courtois avec les belles dames du temps jadis.

Eh bien, jusqu’à preuve du contraire, nous continuerons à croire en Louise. Nous avons besoin d’elle. Que seraient tant de larmes sans les yeux pour les pleurer, la voix cassée sans les lèvres pour murmurer, le luth plaintif sans les doigts pour en pincer les cordes’ Louise, jadis on vous a traitée de créature, aujourd’hui vous ne seriez qu’une création. Mais quand bien même nous devrions nous rendre, cela ne changerait rien. Vous connaissez la vieille histoire de Pygmalion. Ils ont voulu vous créer? Ils ont réussi: vous existez et vous leur avez échappé. Lisant vos vers, aucun homme de cœur, aucune femme blessée d’amour ne s’y trompera. Vous resterez leur sœur. Louise Labé, ou la simplicité. Henri Hours a raison: votre simplicité est la marque d’une vérité qui l’emporte sur tous les artifices.


Bernard Plessy (Le Bulletin des Lettres, juin-juillet 2006, p. 3-5)