Colères féminines (I): expressions et représentations
Amiens (17-18 Octobre 2024), avant le 25 novembre 2023

Université de Picardie Jules Verne – Amiens

Comité d’organisation :

Aurélie Adler, MCF Littérature française

Solange Arber, MCF Études germaniques

Yosra Ghliss, MCF Sciences du langage

Elisabeth Lacombe, ATER Littérature comparée

Comité scientifique :

Anne Duprat, PU Littérature générale et comparée

Christine Meyer, MCF HDR Etudes germaniques

Appel à communication :

Réhabilitée dans un contexte de « crise » des études littéraires, que le discours de Sarkozy sur La Princesse de Clèves semble avoir inauguré[1], la prise en compte des émotions, représentées dans le texte et/ou transmises aux lectrices et lecteurs, est devenue un impératif de la théorie littéraire et de la théorie de la didactique des lettres soucieuses de réconcilier lecture savante et lecture ordinaire. Si l’accent a été régulièrement mis sur l’empathie et le care dans les études littéraires ces dernières années, on constate désormais un intérêt croissant pour la colère [2], mais peut-être encore peu d’études transversales sur les colères féminines en particulier, dans une perspective ressourçant les approches formelles par les neurosciences, la théorie des émotions[3] et les études de genre. Abordées par la critique littéraire au Québec, en Allemagne ou dans les pays anglophones[4], les questions relatives à l’expression et à la représentation de la colère des femmes semblent avoir pour le moment retenu davantage l’attention des sociologues[5], des historiens[6] et des psychologues cognitivistes[7] en France. Si l’actualité nous invite à réfléchir, depuis le mouvement #MeToo, à la portée politique de ces colères féminines, régulièrement mises en avant dans les textes de journalistes et d’autrices contemporaines, nous ne souhaitons pas restreindre notre interrogation aux modes d’expression, de communication et de diffusion de cet affect aujourd’hui. Au contraire, l’ambition de ce colloque est de penser les colères féminines suivant une perspective diachronique, comparatiste et interdisciplinaire.

La colère doit dès lors être historicisée, et l’on pourra s’appuyer sur les travaux en histoire des émotions des dernières décennies pour proposer une relecture des textes du XVIème siècle au XXIème siècle. La colère est ainsi interprétée dans l’Europe de la Renaissance tantôt au prisme du paradigme religieux, où elle est un péché capital, tantôt au prisme du paradigme médical où elle est une des quatre humeurs du corps et un tempérament positif tant qu’il reste modéré, tantôt au prisme du paradigme philosophique, où elle est la plus difficile à contrôler des passions[8]. Ces paradigmes co-construisent un imaginaire de la colère comme une émotion plus ou moins féminisée, mais systématiquement prise en plus mauvaise part chez les femmes, qui la dissimulent longuement pour la faire éclater avec plus de force lorsque leur vengeance s’accomplit. Si la colère masculine est parfois positive lorsqu’elle s’exerce dans le domaine militaire, pour châtier les hérétiques par exemple, la colère féminine, qu’elle soit celle de la «mégère» ou de la furie, est au contraire toujours excessive, et dépasse les bornes, en témoigne la figure de Médée, qui a fait l’objet de réécritures tant spécifiques à la période moderne qu’à la littérature des dernières décennies. Il s’agira dès lors d’interroger à la fois les éléments de similitude entre représentations anciennes et récentes de cette colère au féminin, qui s’organisent toujours autour de rapports de domination, que les éléments propres à un contexte historique et culturel précis : malgré la circulation des représentations en Europe, celles-ci sont loin d’être homogènes, et chaque aire culturelle développe ses spécificités de manière croissante suivant le transfert d’une littérature scientifique qui s’écrit de moins en moins en latin, et de plus en plus en vernaculaire. La colère féminine et son lien avec la fureur évolue fortement, avec la laïcisation de la société et le développement du discours médical qui va de plus en plus enfermer la fureur féminine et l’associer à une aliénation durant le XVIIIe siècle pour aboutir à sa psychiatrisation au XIXe siècle[9]. Pour autant, dès la Querelle des Femmes s’élèvent des voix pour revendiquer une colère féminine positive, avec des textes comme le pamphlet Jane Anger her Protection for Women[10]. On se propose ainsi d’étudier dans une perspective diachronique tant cette dynamique d’enfermement et de répression de la colère féminine, que les différentes formes littéraires de contestations de cette dynamique, selon les aires linguistiques et culturelles dans lesquelles elles se déploient.

Il s’agit en effet d’interroger la stabilité des définitions de la colère ou de prendre la mesure des changements dans la construction, la représentation et la perception de cette passion depuis le XVIe siècle à nos jours dès lors qu’elle est associée ou portée par des figures féminines ou des autrices. Qu’est-ce qui permet de distinguer la colère de la rage, de la fureur et de l’indignation ? Dans quelle mesure ces termes recoupent-ils les distinctions récurrentes entre « sainte colère », colère froide ou colère chaude ? Peut-on tracer un arc-en-ciel de la colère, comme on l’a fait pour l’humour[11], et tracer des lignes de partage entre la colère blanche, la colère rouge, la colère noire auxquelles sont rattachées historiquement et culturellement les femmes ? Contre qui, contre quelles normes s’élèvent les colères féminines ? Il s’agira d’interroger les stéréotypes associés aux personnages féminins en colère et examiner les causes de la colère, ses manifestations linguistiques, rhétoriques et ses modes de représentation privilégiés dans la fiction, en poésie, au théâtre mais aussi, plus largement, dans le monde social. Dans quelle mesure la colère féminine fait-elle l’objet d’un discours interne ou externe aux œuvres organisant son exclusion ou sa mise à distance, selon qu’on pointe les dangers d’une contagion de la colère de la scène à la salle au théâtre, par exemple, ou qu’on raille l’incapacité des femmes à rationaliser leur discours et à dépasser le registre des émotions ? Inversement, il s’agira de déterminer dans quelles conditions les colères féminines ont pu faire l’objet d’une revendication genrée et d’un renversement des stigmates (hystérie, angry black woman, ressentiment du « sexe faible », colère lesbienne, trans, et queer) régulièrement associés à son expression au point de transformer l’imaginaire pathogène de la contagion en imaginaire fédérateur de la sororité.

Du côté des écrits féministes, la colère a été très largement étudiée, elle a d’abord été identifiée, puis reconnue comme une émotion puis comme une énergie créatrice. Dans son célèbre texte De l’usage de la colère : la réponse de femmes au racisme, la poétesse afro-féministe Audre Lorde [12] propose de reconsidérer, la colère, de l’écouter et de lui faire place car elle est chargée d’information et d’energie” p137 elle insiste “[d]irigée avec precision, la colère peut devenir une puissante source d’energie au service (…) du changement” (136: 2003). La théoricienne Sara Ahmed propose de se réapproprier la colère et en faire un emblème des luttes féministes. Dans ce sens, il serait intéressant d’étudier les processus de resignification de la colère comme expérience subjective qui s’activent face aux oppressions : dire la colère, taire la colère, performer la colère, etc. Enfin, comment dépasser les “productions coléreuses” féministes pour reprendre les mots de Nassira Hedjerassi et se défaire de la “dénonciation coléreuse” (Desirer Lewis 2002)?

Nous nous proposons d’étudier ce sujet d’actualité au cours de deux manifestations distinctes qui se concentreront respectivement sur : 1) les expressions et représentations esthétiques et linguistiques de la colère ; 2) la réception des œuvres, leur réappropriation féministe et les manifestations de la colère féminine dans le champ médiatique et social.

Plusieurs perspectives pourront alors être envisagées lors du premier volet :

  • Une première perspective se concentrera sur les modalités linguistiques et discursives d’expression de la colère féminine. Comment ces émotions sont dites, montrées et diffusées dans le discours? Comment les structures idéologiques structurent, façonnent et ou stigmatisent les locutrices qui signifient ou taisent les colères? Comment les colères sont manifestées par les locutrices, ou au contraire, silenciées (Orlandi 1996) ?
  • Une autre perspective se concentrera sur les représentations genrée de la colère selon les aires culturelles: on pourra interroger le genre des allégories de la colère dans diverses pays et à diverses périodes, ainsi que la manière dont cette colère est naturalisée ou au contraire interprétée comme non-naturelle pour les femmes dans une perspective comparatiste avec la colère dite “masculine”. On se concentrera plus particulièrement sur la différence de définition de la colère entre auteurs et autrices, et sur le rapport entre colère et domination de genre. Comment ces dernières conceptualisent et pensent cette émotion en articulation avec leur genre et avec leur expérience hiérarchisée du monde social?
  • En lien avec ces représentations théoriques, on pourra interroger et comparer les représentations de personnages féminins en colère : celles-ci sont-elles valorisées ou au contraire punies pour leur colère? Celle-ci est-elle un outil de subversion qui leur permet d’exercer leur pouvoir et leur autonomie, ou au contraire une source d’aliénation? Ces représentations font-elles de la colère une émotion intellectuelle, ou plutôt corporelle? Comment cette corporalité est-elle rendue dans la dramaturgie, dans la narration, ou dans la versification, alors même qu’elle dépasse souvent les mots? Les études portant sur l’intermédialité de ces représentations ou sur la transmission intertextuelle en diachronie de celles-ci seront également particulièrement bienvenues. Les représentations pourront aussi être explorées à partir d’une analyse des productions culturelles et médiatiques.

Les propositions de 300 mots maximum seront à envoyer à aurelie.adler@u-picardie.fr; solange.arber@u-picardie.fr; yosra.ghliss@u-picardie.fr; elisabeth.lacombe@u-picardie.fr; ainsi qu’une courte biobibliographie avant le 25 novembre 2023

Les propositions seront évaluées par les organisatrices et le comité scientifique. Les résultats seront communiqués mi-janvier 2024.

[1] C’est ce qu’affirment Raphaël Baroni et Antonio Rodriguez dans « Instruire par les émotions : Théorie et didactique littéraires », Études de lettres, 1 | 2014, 7-16 [en ligne] mais aussi Justine Huppe dans sa thèse « La littérature embarquée. Réflexivité et nouvelles configurations critiques dans le moment des années 2000 », soutenue en 2020 à l’Université de Liège, p. 43 et sq.

[2] Voir l’ouvrage dirigé par Hélène Vial, qui interroge les représentations de la colère dans une perspective poéticienne, Genres et formes poétiques de la colère de l’Antiquité à nos jours, Paris, Classiques Garnier, 2022. Voir encore livre de Pauline Hachette, Sous le signe de la colère. Henri Michaux et Louis-Ferdinand Céline (Paris, Classiques Garnier, 2022) et l’article de Béatrice Bloch (« Suspense, colère, indignation, ou comment la littérature plonge le lecteur dans des états passionnels intenses », Modernités, 44, 2019).

[3] Voir Alexandre Gefen, « La place controversée de la théorie des émotions dans l’histoire de la critique littéraire française », L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 16 | 2016.

[4] Voir par exemple : Bauer, Lydia. « La colère des femmes : Comportement hystérique ou force créatrice? Angot, Despentes, Ernaux. » Colère-force destructive et potentiel créatif. L’émotivité dans la littérature et le langage/Wutzerstörerische Kraft und kreatives Potential. Emotionalität in Literatur und Sprache (2012): 163-84 ; Gibeau, Ariane, « « Et maintenant la terre tremble » : mise en fiction et réinvention de la colère dans la prose narrative des femmes au Québec » Thèse. Montréal (Québec, Canada), Université du Québec à Montréal, Doctorat en études littéraires, 2018. https://archipel.uqam.ca/12472/1/D3544.pdf ; Gregory, Melissa Valiska and Harrington, Emily, « Angry Women and the Dramatic Monologue. » Victorian Studies, vol. 62 no. 2, 2020, p. 178-181. Project MUSE muse.jhu.edu/article/759725.

[5] Guillaumin, Colette, « Femmes et théories de la société: remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées », Sociologie et sociétés 13.2 (1981)

[6] Dossier Clio “Le Genre des émotions”, 47 | 2018, https://journals.openedition.org/clio/13944

[7] Niedenthal, Paula, Silvia Krauth-Gruber, et François Ric, « Chapitre 8. Émotion et différences de genre », Comprendre les émotions. Perspectives cognitives et psycho-sociales, sous la direction de Krauth-Gruber Silvia Niedenthal Paula, Ric François. Mardaga, 2009, pp. 275-309.

[8] Méniel, Bruno, Anatomie de la colère Une passion à la Renaissance, Classiques Garnier, 2020, p8-12, voir p. 191-198 pour la distinction entre colère au féminin et au masculin.

[9] Sur les formes genrées que prend la représentation de la folie féminine voir Closson, Marianne, Grande, Nathalie, Nédelec, Claudine, et Ghislain Tranié, Femme et Folie sous l’Ancien Régime, Classiques Garnier, 2022.

[10] Voir Kennedy, Gwynne, Just Anger: Representing Women’s Anger in Early Modern England, Southern Illinois University Press, 2000.

[11] Dominique Noguez, L’arc-en-ciel des humours, Paris, Hatier, 1996.

[12] Lorde, Audre. « De l’usage de la colère: la réponse des femmes au racisme. » Sister Outsider. Essais et propos d’Audre Lorde. Sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme (2003): 212.

 

Bibliographie indicative

Arcangeli, Alessandro, « Écrits sur la colère et système des passions au xvie siècle », L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 10 juillet 2013

Bauer, Lydia, « La Colère des femmes: Comportement hystérique ou force créatrice? Angot, Despentes, Ernaux. » Colère-force destructive et potentiel créatif. L’émotivité dans la littérature et le langage/Wutzerstörerische Kraft und kreatives Potential. Emotionalität in Literatur und Sprache (2012): 163-84.

Bloch, Béatrice, « Suspense, colère, indignation, ou comment la littérature plonge le lecteur dans des états passionnels intenses », Modernités, 44, 2019.

Casanova, Pascale, Kafka en colère, Paris, Seuil, 2011.

Dossier Clio « Le Genre des émotions », 47 | 2018, https://journals.openedition.org/clio/13944

Crump, Judy. La colère et les autres émotions chez les femmes: analyse de la littérature. Service correctionnel du Canada, 1995. https://www.securitepublique.gc.ca/lbrr/archives/z%207204.e5%20c7%201995-fra.pdf

Dixon, T. (2020), « What is the History of Anger a History of? », Emotions: History, Culture, Society, 4(1), 1-34. doi: https://doi.org/10.1163/2208522X-02010074

Enenkel, Karl A.E. et Traninger, Anita (dir.), Discourses of Anger in the Early Modern Period, Brill, 2015 (https://brill.com/view/title/32137)

Frappier, Louise, « La topique de la fureur dans la tragédie française du XVIe siècle. » Études françaises, 36(1), 2000, 29–47. https://doi.org/10.7202/036169ar

Gagnon, Eric, Eclats: figures de la colère, Montréal (Québec), Liber, 2011.

Gibeau, Ariane, « « Et maintenant la terre tremble »: mise en fiction et réinvention de la colère dans la prose narrative des femmes au Québec », Thèse, Université du Québec à Montréal, Doctorat en études littéraires, 2018. IRL : https://archipel.uqam.ca/12472/1/D3544.pdf

Gregory, Melissa Valiska et Harrington, Emily, « Angry Women and the Dramatic Monologue. » Victorian Studies, vol. 62 no. 2, 2020, p. 178-181. Project MUSE muse.jhu.edu/article/759725.

Guillaumin, Colette, « Femmes et théories de la société: remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées. » Sociologie et sociétés 13.2 (1981): 19-32. IRL https://www.erudit.org/en/journals/socsoc/1900-v1-n1-socsoc110/001321ar/abstract/

Hachette, Pauline, Sous le signe de la colère. Henri Michaux et Louis-Ferdinand Céline, Paris, Classiques Garnier, 2022.

Lorde, Audre, « De l’usage de la colère: la réponse des femmes au racisme. » Sister Outsider. Essais et propos d’Audre Lorde. Sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme (2003): 212.

Kennedy, Gwynne, Just Anger: Representing Women’s Anger in Early Modern England, Southern Illinois University Press, 2000

Mathieu-Castellani, Gisèle, Eloge de la colère. L’Humeur colérique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Hermann, 2012.

Méniel, Bruno, Anatomie de la colère Une passion à la Renaissance, Classiques Garnier, 2020.

Niedenthal, Paula, Silvia Krauth-Gruber, et François Ric, « Chapitre 8. Émotion et différences de genre », Comprendre les émotions. Perspectives cognitives et psycho-sociales, sous la direction de Krauth-Gruber Silvia, Niedenthal Paula, Ric François. Mardaga, 2009, pp. 275-309.

Renard, Johanna. « Performer la rage: politiques de la colère dans l’art corporel des femmes (1960-1970). » Radar. 2021. IRL : https://hal.science/hal-03543318/document

Rey, Jean-Michel, Colère de Péguy, Paris, Hachette, 1987.

Steenbergh, Kristine, « Emotions and Gender: The Case of Anger in Early Modern English Revenge Tragedies » in A History of Emotions, 1200–1800, pp. 119 – 134,  Pickering & Chatto, 2014

Pascal, Julia, « On Creativity and Anger » | 5 | Women in Theatre, Routledge, 1995

Vial, Hélène (dir.), Genres et formes poétiques de la colère de l’Antiquité au xxie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2023.

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Niedenthal, Paula, Silvia Krauth-Gruber, et François Ric, « Chapitre 8. Émotion et différences de genre », Comprendre les émotions. Perspectives cognitives et psycho-sociales, sous la direction de Krauth-Gruber Silvia, Niedenthal Paula, Ric François. Mardaga, 2009, pp. 275-309.

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