Cassandre, figure mythique du témoignage et de la transmission mémorielle
Ouvrage collectif

Appel à contributions pour un volume collectifsous la direction de Véronique Léonard-Roques et de Philippe Mesnard

Par ses capacités d’ouverture et de résistance, le mythe est un matériau apte à accueillir, porter, transmettre une mémoire et à la renouveler. Outil de symbolisation, il est un scénario que l’on peut faire sien, réinvestir, pour exprimer une expérience personnelle ou collective majeure, parfois traumatique voire indicible. Outre sa fonction étiologique et sa dimension ontologique qui tient à son statut de parole sur l’être, le mythe a une fonction essentielle de passeur. La question de la transmission du mythe même se trouve encore accrue et enrichie lorsque l’on s’intéresse à celui de Cassandre.

Issue de la tradition littéraire grecque consacrée à la Guerre de Troie, Cassandre est cette princesse troyenne dont le don de prédiction n’est jamais entendu (malédiction apollinienne due à son refus d’appartenir au dieu), ni à Troie au milieu des siens, ni à Mycènes où, captive de guerre, elle meurt sous les coups de Clytemnestre. Son mythe touche à un désir impossible à satisfaire mais profondément ancré en l’homme – connaître le futur -, mettant en oeuvre à cet effet les tensions entre don et châtiment, sagesse et folie, féminin et masculin, identité et altérité, ici et ailleurs.

Cassandre est donc associée à la connaissance de l’avenir – et d’un avenir sombre (comme en témoigne la locution française « jouer les Cassandre » où son nom a valeur d’antonomase) -, mais l’on note que dès l’une des manifestations antiques les plus élaborées du mythe (Eschyle, Agamemnon), la protagoniste est également associée à la mémoire, possédant en effet la connaissance d’un passé qu’elle n’a pas vécu et qui lui est étranger. Ainsi, quand elle arrive à Mycènes comme esclave d’Agamemnon, elle exhume immédiatement le crime initial (le festin de Thyeste), enfoui, à l’origine de la malédiction des Atrides. Elle révèle alors au choeur ce que fut et sera le palais : « un abattoir humain au sol gorgé de sang » où seront commis son propre assassinat, celui d’Agamemnon puis celui de Clytemnestre même, leur meurtrière, par Oreste. De plus, avant de franchir le seuil qui la mènera à son exécution et la privera de sépulture, elle demande au choeur comme seule faveur (comme « don d’hospitalité ») de témoigner du meurtre de l’esclave sans défense qu’elle est devenue.

Connaissance de l’avenir et du passé, témoignage et demande de transmission mémorielle sont donc étroitement liés dès le 5e siècle avant J.C. dans cette réécriture majeure du mythe de la Priamide. Au fil des principales versions antiques (Euripide, Lycophron, Virgile, Sénèque…), Cassandre, non sans s’être opposée aux décisions néfastes voire fatales des Troyens (obstination à poursuivre les combats, introduction du cheval de bois…), assiste impuissante à l’effondrement de sa cité (le roi son père va même jusqu’à l’enfermer pour que ne soient plus entendues ses lugubres prophéties) et subit également jusque dans sa chair les outrages et impiétés de l’ennemi (elle est violée par le Petit Ajax dans le temple d’Athéna) avant d’être embarquée comme captive pour la Grèce.

Reparaissant dans nombre de réécritures de la Guerre de Troie du Moyen Age à la Renaissance (Benoît de Sainte-Maure, Chaucer, Shakespeare…), elle est présentée comme une figure du savoir (parfois magique) et classée parmi les dames de renom par Boccace et Christine de Pizan. Sa fortune littéraire s’accroissant à partir du 19e siècle (« Cassandre, c’est la menace sous la forme d’une esclave », Hugo), nombre d’oeuvres vont outrer sa position de résistance (cf. Berlioz, Les Troyens).

C’est surtout au fil d’un 20e siècle scandé et ensanglanté par les guerres (mondiales, entre blocs ou de décolonisation) que le traitement du mythe de Cassandre problématise son lien avec les questions de la transmission mémorielle et du témoignage, dans diverses transpositions d’une Guerre de Troie qui fait dès lors symboliquement figure de guerre originaire. Exprimant tant l’éviction de la transcendance que la faillite des idéaux humanistes, nombre de versions font de Cassandre une figure lucide, dont la clairvoyance n’est plus en rien le fruit de l’inspiration divine mais provient de ses capacités d’analyse et de déduction, du seul exercice de sa raison (O. Mandelstam, J. Giraudoux, M. Yourcenar, Ch. Wolf…).

La convocation de Cassandre subit une réactivation notable à la prévalence du témoignage comme mode de prise de conscience des catastrophes et des traumatismes de l’Histoire du 20e siècle / moderne / récente. Elle porte aussi l’empreinte du passage à une littérature qui, à la fois intègre l’énonciation testimoniale et prend acte de la disparition des témoins, exigeant par là même de réévaluer la question de la transmission. La réécriture de Ch. Wolf (Kassandra, 1983) fait date, inspirant explicitement un renouvellement durable du mythe (M. Zimmer Bradley, M. Fabien, M. Bey Durif, B. Nicodème…). L’héroïne manifeste ardemment sa volonté de ? rester témoin, n’y eût-il plus aucun être humain pour solliciter (s)on témoignage « tout en étant saisie d’épouvante à l’idée que les Troyens périront ? sans laisser de traces » . En littérature de jeunesse contemporaine, M. Sedgwick (The Foreshadowing, 2005) recourt à un avatar de Cassandre pour explorer la construction culturelle de la mémoire de la Guerre de 1914-1918 à l’intention d’un public adolescent que la distance temporelle et générationnelle a rendu de plus en plus étranger à ce conflit.

En terme de réflexion sur le témoignage, l’un des intérêts majeurs du réinvestissement par Wolf du matériau mythique réside dans le fait que Cassandre manifeste l’obsession de la nécessité de transmission tout en posant les limites ou les apories en matière de possibilité de passage du témoignage. Consistant en un monologue sans interlocuteur, le dispositif d’énonciation à la première personne radicalise la marginalité inhérente à la Priamide. La transformation générique fait sens par rapport à la source dramatique la plus célèbre du mythe (Eschyle) où Cassandre dialoguait avec le choeur et lui demandait de témoigner pour elle. Elle rompt aussi avec le dispositif choisi par Lycophron avec son personnage de serviteur-témoin, relayant auprès de Priam les vaticinations de la princesse enfermée. Dans un assombrissement signifiant des perspectives, le seul relais/passeur possible chez Wolf est l’auteur/narrateur qui témoigne pour la figure mythique qu’il convoque.

Figure féminine à la lucidité dérangeante – parce que liée à la guerre, ce monde exclusivement masculin, parce que barbare donc issue d’un structure sociopolitique différente que celle du système patriarcal grec, parce que jugée « trop savante » (Eschyle) et dotée d’un statut ambigu oscillant entre vierge et concubine -, Cassandre est un personnage privilégié pour explorer les questions testimoniales. Sans se limiter à une période particulière ni uniquement aux modulations littéraires du mythe, cet ouvrage collectif voudrait donc interroger les modalités et les enjeux des relations de Cassandre, figure emblématique de barbare et de vaincue, à la question de la transmission mémorielle et du témoignage.

Cet ouvrage collectif est destiné à paraître dans la Revue pluridisciplinaire Témoigner. Entre Histoire et mémoire de la Fondation Auschwitz (Bruxelles) ou bien dans un recueil de la collection « Entre Histoire et mémoire » dirigée par Philippe Mesnard aux Editions Kimé (Paris).

Les propositions d’articles (titre, argumentaire d’une dizaine de lignes) devront être accompagnées d’une courte bio-bibliographie et envoyées avant le 30 octobre 2012 par courriel à Véronique Léonard-Roques, Maître de conférences de Littérature comparée, et à Philippe Mesnard, Professeur de Littérature comparée (Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II / Centre de Recherches sur les Littératures et la sociopoétique) :

Les décisions du Comité scientifique seront connues le 15 janvier 2013 et les textes retenus devront être communiqués dans leur version définitive le 15 juillet 2013 pour une parution du recueil en janvier 2014.


Adresse : CELISMSH4 rue Ledru63057 Clermont-Ferrand Cedex 1