Argument :
On a trop longtemps associé le voyage (réel ou fictionnel) à ses effets bénéfiques. Ainsi, il permettrait le décentrement, la découverte de l’Autre, la mise en perspective des cultures et religions : Homère, Apulée, Montaigne, Voltaire ou l’abbé Barthélémy ont fait école. Certains voyagent pour se soigner (Montaigne), pour retrouver le calme, voire l’inspiration, d’autres pour remonter aux sources culturelles. Mais, par exemple, avant ou derrière le Grand Tour (en lui-même moralement scandaleux, cf. Gilles Bertrand, Le Grand Tour revisité), n’y a‑t‑il pas déjà parfois l’ombre d’un scandale familial, ou au contraire le désir du scandale ? Ainsi, Flaubert et Maxime Du Camp, qui n’en sont pas à leurs premières frasques, embarquant pour l’Orient, espèrent bien se livrer à des facéties exotiques tout bonnement scandaleuses… Et si nous changions notre façon de voir, et envisagions le voyage sous l’angle du choc (cette surprise indignée devant une personne ou une œuvre non conformiste), choc individuel ou collectif, double syndrome de l’Inde et de Florence ? Ou encore si nous envisagions le voyage comme la découverte de ce qui semble incompréhensible, dérange profondément, que l’écrivain tente tout de même de saisir ?
Empruntons pour une fois les chemins scabreux (Dominique Bertrand parle d’« écriture traversière »), difficilement accessibles, jalonnés de difficultés qui incitent à trébucher, sur le chemin de la foi, de la morale et de la raison, des convenances et de l’éducation, et voyons comment le voyage met l’individu hors de lui, révèle une part innommable : il se sent libéré de ses chaînes et est tenté par le plongeon dans l’Inconnu, le grand mal. Quels sont ces écrivains-voyageurs qui créent autour d’eux une aura sulfureuse, dont la renommée les précède en faisant frissonner le public d’incompréhension, d’inquiétude ou de réprobation ? Quels sont ceux qui, grâce au scandale de leurs écrits ou de leurs actes ont permis la transformation d’un monde figé, ou au contraire, sont restés scandaleusement incompris ? Que rapportent ceux qui se font les échotiers des chroniques de cours étrangères scandaleuses ? Pensons aussi aux retours des enfants prodigues et les questions que soulèvent de telles expériences. Dans le récit scandaleux, y a-t-il intégration ou perpétuation de la différence ?
Les libertins, Don Juan et Casanova en tête, voyagent et séduisent, dans l’accumulation des conquêtes et des souffrances, comme preuves insatiables de l’existence, au grand dam de la Morale, mais aussi des bonheurs individuels. Sade fait deux voyages en Italie (et deux récits) avant de produire cette œuvre scandaleuse qu’est Juliette : le scandale est-il dans une civilisation italienne décadente ou dans l’expansion incontrôlée des instincts naturels ? L’Italie est bien « le territoire du désir anglo-saxon » (Yves Clavaron). Mais en France, des intellectuels du début du siècle (Gide, Montherlant…) profitent de l’« exotisme » du Maghreb pour assouvir leurs penchants sexuels réprimés en Europe sans que personne ne se récrie : la chaleur, la couleur exotiques recouvrent pudiquement les scandales viatiques. Un peu avant, Freud voyageait en Italie pour tenter de définir cet indicible scandaleux qu’est l’inconscient… Gauguin fatigué raconte dans Noa Noa comment il découvre Tahiti, y prend femme de treize ans et revit. Jean-Jacques Bouchard visite l’Italie en hérétique et homosexuel et laisse dans ses Confessions un « amas de raffinements d’obscénités ». James Joyce dans Ulysses fait, lui, scandale en 1922 avec une journée de l’errance sexuelle d’un homme chaste attendant sa Pénélope. Les figures mythiques et les parodies mythologiques sont convoquées pour dire le scandale de la guerre chez Claude Simon, par la puissance écrasante de la matière, son autonomie, sa putréfaction (La Route des Flandres, L’Acacia). Mais avec Céline, la farce, l’humour s’invitent dans le Voyage pour dénoncer la folie humaine (voyages sur L’Amiral Bragueton, L’Infanta Combitta et le San Tapeta – tout un programme sexuel), ou le scandale de l’injustice permanente dans Mort à crédit (exemple des torgnoles et du tricar, ou du voyage en Angleterre), scènes qui écœurent et font rire tout à la fois. Sur un mode plus poétique, Jules Romains (Les Copains) raconte, au cours d’un voyage à bicyclette, la scandaleuse atteinte aux bonnes mœurs organisée par une bande d’amis dans deux malheureuses sous-préfectures du Puy-de-Dôme. Plus récemment, Michel Houellebecq alimente la chronique des scandales médiatiques d’œuvres désenchantées, comme Lanzarote et Plateforme, par le traitement de sujets scandaleux (la pédophilie, le tourisme sexuel) ainsi que par la confusion de sa posture d’écrivain qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Céline…
Empan :
Les contributions en langue française porteront en priorité sur des textes d’écrivains voyageurs du XVIe siècle au XXIesiècle.
Les études portant sur des textes viatiques de fiction sont aussi bienvenues.
Axes :
1. Scandales historiques et biographiques. Quels sont ces écrivains-voyageurs qui sont sujets de scandale ou qui révèlent un scandale, mais aussi qui font ou publient des récits des scandales liés à leur voyage (chroniques de cour…) ?
2. Scandale et littérature de voyage. Le rapport direct du voyage au scandale. Comment le voyage permet-il la libérationscandaleuse, comme celle de l’eros peregrinus ? Ou quelle est au contraire la position du voyageur qui juge la scène estrange scandaleuse ?
3. Scandale, stylistique et psychocritique. Quel traitement subit la scène scandaleuse dans la littérature viatique (viol, cannibalisme…), et de quelle manière l’écrivain modifie-t-il (ou non) ses propres codes de bienséance – horresco referens– pour raconter ? L’écriture viatique impose‑t‑elle une mise en scène à la crudité première du scandaleux et fabrique-t-elle le scandale ?
4. Scandale et mélange des genres. Le scandale peut-il être comique ? L’humour noir est-il de mise dans la littérature de voyage ? Quel(s) genre(s) et quel(s) ton(s) ressorti(ssen)t au scandale ? De nombreux sous-genres intègrent le voyage dans leur dynamique interne, comme pour une part de la littérature érotique. L’on pourra aussi considérer l’étude des voyages temporels qui, en déplaçant le scandale d’une époque à une autre, le rendent dicible.
5. Scandale et modernité. Quelle est la portée du scandale et de la transgression dans un monde où, comme le constatait Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, l’ici et l’ailleurs sont identiques ? « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité. » D’ailleurs, le voyage n’est-il pas lui-même devenu scandaleux, s’il est polluant, voire spéciste ? De ce fait, outre le dimension anthropocène, la prise en charge éthique du discours anti-voyage scandaleux trouve aussi sa place (« Quelques-uns achèvent de se corrompre par de longs voyages », La Bruyère).
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La proposition argumentée ne devra pas dépasser 3 500 signes (espaces comprises) et précisera dans quel(s) axe(s) elle souhaite s’insérer. Elle sera suivie d’une courte bio-bibliographie.
Les argumentaires sont à envoyer avant le 31 juillet 2020 à : voyagescandale-patrick@yahoo.com
La publication sera portée par le Centre de Recherche de Littérature de Voyage (CRLV) et le Centre Interdisciplinaires Études Littéraires Aix-Marseille (CIELAM), et éditée par les Éditions Classiques Garnier.
Comité scientifique :
Jean-Christophe ABRAMOVICI (PR, Paris-Sorbonne CELLF).
Gaëtan BRULOTTE (PR, Chaire des Sciences humaines, Université de Louisiane à Lafayette et romancier).
Belinda CANNONE (MCF, essayiste, romancière, LASLAR, Caen).
Jean-Claude LABORIE (MCF HDR, Nanterre)
Patrick MATHIEU (MCF, CIELAM, Aix-Marseille) Dir.
Linda RASOAMANANA (MCF, CEREdI, Rouen).
Sylvie REQUEMORA (PR, CIELAM, Aix-Marseille).
Fatima SADIQI, (PR, Centre ISIS et Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès, Maroc).
Frédéric TINGUELY (PR, Département de Français, Genève).