Dossier des Cahiers Fablijes, n°2, 2025, dir. Béatrice Ferrier et Marine Wisniewski.
Nombreux sont les travaux de recherche sur le théâtre scolaire et le théâtre d’éducation du XVIIIe siècle que nous regroupons sous l’appellation « théâtre d’enfance », qui désigne un théâtre conçu pour les élèves, enfants ou adolescents, dont l’anthologie L’Enfant rêvé1 publie moult pièces, la plupart inconnues. Les textes, souvent peu accessibles – manuscrits pour les pièces scolaires, non réédités pour les recueils d’éducation – font apparaître des aspects méconnus de ce théâtre d’enfance. Par ailleurs, s’il est largement répandu au XVIIIe siècle, son existence se poursuit au XIXe siècle, comme en témoignent les nombreuses rééditions de recueils – parmi lesquels les œuvres complètes de Berquin – et la parution de nouveaux volumes dans le champ éditorial pour la jeunesse, même si le genre romanesque domine. Ce numéro des Cahiers Fablijes part du constat que tout un pan du théâtre d’enfance des XVIIIe et XIXe siècles, textes et pratiques, demeure ignoré par la recherche. Ce sont ces aspects méconnus que nous souhaiterions mettre en lumière pour mieux comprendre les continuités et discontinuités qui s’opèrent avec le théâtre de jeunesse contemporain aujourd’hui en plein essor, selon l’hypothèse que le XIXe siècle constitue un point de passage important largement ignoré par la critique.
En effet, au XVIIIe siècle, le théâtre scolaire, en particulier celui des jésuites et celui de Saint-Cyr, ont fait l’objet de nombreux travaux ; des recherches récentes intègrent également les collèges de l’Université de Paris2. Mais du côté de l’éducation des garçons, les théâtres des collèges gérés par les oratoriens, les doctrinaires, les génovésains, les augustins, etc. sont encore relativement peu traités. De même, du côté des demoiselles, le théâtre fait partie des pratiques que l’on trouve par exemple dans la Maison lilloise de la Sainte et Noble Famille3, à l’Abbaye-aux-bois4, chez les carmélites et les bénédictines5, chez les ursulines6, au couvent Smolny7… Quant aux recueils de théâtre d’éducation, rares sont les témoignages relatifs à ces pratiques familiales qui rejoignent parfois le théâtre de société, comme l’a montré Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval.
De telles pratiques se poursuivent au XIXe siècle, le théâtre pédagogique semblant « concurrencer une école encore défaillante8 » selon Francis Marcoin, qui cite plusieurs recueils : Entretiens pour l’amusement et l’instruction des enfants (Société des Bons livres, 1833), Petit Théâtre des maisons d’éducation pour les jeunes gens (Lille, Lefort, 1848), Théâtre chrétien à l’usage des maison d’éducation par la comtesse Zernein (Oliver-Fulgence, 1848), Géographie dramatique de la jeunesse de Jauffret (Paris, Maumus, 1830, 2e édition). Mentionnons aussi les proverbes dramatiques de Madame Campan à distribution féminine publiés entre 1824 et 1832, le Nouveau Théâtre d’éducation pour les jeunes personnes de 1840 attribué à Marie Emery ou encore le Nouveau Théâtre des jeunes personnes (Paris, Guillier, 1858) de Madame Guénot. Le théâtre d’éducation connaît encore au XIXe siècle une certaine vitalité, au gré de pratiques de société qui en exploitent toujours le double enjeu récréatif et édifiant (Madame de Flesselles, Petit Théâtre de famille, Blanchard, 1823 ; L’Enfance en action. Petit théâtre moral, Paris, A. Marcilly, 1831 ; Comtesse de Ségur, Comédies et Proverbes, Hachette, 1865), souvent dans le cadre d’expériences scolaires (Jean Macé, Théâtre du Petit Château, Hetzel, 1861).
Des théâtres sont également créés pour des troupes de jeunes gens, dont le jeu excède ainsi la sphère privée ou le cadre du théâtre de société, non sans mal, car la loi interdit aux enfants de moins de quinze ans de se produire sur scène et exige donc de nombreuses dérogations adressées à la censure. Le Théâtre des Jeunes-Artistes (1790-1807), le Gymnase enfantin (1829-1843) ou encore le Théâtre Comte (1820-1846), proposent des spectacles exclusivement joués par des enfants, tandis que d’autres établissements, comme le Théâtre de Séraphin, surnommé « Spectacle des enfants de France » à partir de 1781, affichent nettement le caractère spécifique de leur auditoire. Certaines salles de spectacle, comme le Théâtre de la Galerie Vivienne, proposent même à la fin du siècle des « matinées enfantines », exhibant par cette temporalité particulière, la différenciation de leur public.
L’instauration d’espaces nouveaux – qu’il s’agisse de salles de spectacle ou de la presse spécialisée – amène à s’interroger sur les formes et les genres qui y sont pratiqués. Si les pièces d’ombres de Séraphin revendiquent un répertoire de « petites pièces enfantines9 » et les spectacles de Guignol présentés dans les castelets des jardins publics semblent s’adresser tout particulièrement aux enfants10, ces deux formes théâtrales que sont le théâtre d’ombres et la marionnette ne sont pas a priori exclusivement réservées à la jeunesse – les marionnettes satiriques de Duranty et les pièces d’ombres du cabaret du Chat Noir offrent deux contre-exemples éloquents. On peut dès lors se demander, en comparant les répertoires, ce qui justifie la restriction du public. Celle-ci repose-t-elle sur le choix de genres dédiés – le conte ou la comédie morale, par exemple –, de formes plus brèves, exploitant des éléments symboliques identifiés, ou encore sur un contenu thématique et moral spécifique ? Une porosité existe-t-elle entre les répertoires, permettant une polysémie du discours ?
Par ailleurs, les recherches se sont davantage intéressées à la pratique théâtrale, aux grands principes et enjeux de ces répertoires, plutôt qu’à l’analyse précise des textes, souvent disparus, que l’anthologie L’Enfant rêvé met en lumière et que les catalogues numériques des bibliothèques municipales permettent aujourd’hui de découvrir progressivement. Or, l’analyse des textes fait apparaître des aspects surprenants tels que les représentations de la violence. Cela est particulièrement marqué dans le théâtre scolaire du XVIIIe siècle où les sujets historiques, bibliques, mythologiques n’épargnent pas les thèmes de la guerre, des massacres (liés à la religion), des vengeances, des luttes fratricides. Dans les recueils de théâtre pour les familles, ces violences sont traitées de manière différente en raison de la matérialité des représentations et de l’influence du drame ou des valeurs familiales. Sans doute la violence se place-t-elle davantage à hauteur d’enfant, prenant par exemple la forme du rejet du fils par le père, de bagarres entre jeunes gens, de cruautés à l’égard des animaux, etc. L’âge, le sexe, le cadre pédagogique, la langue choisie (français ou latin), le contexte historique et géographique conditionnent indéniablement ces représentations de la violence. Quelles en sont les formes ? Comment s’opèrent les jeux de dissimulation ou d’édulcoration ? Nous pourrons en interpréter les enjeux en fonction de la réception adulte et/ou enfantine, en observer le rôle joué par la représentation scénique (chants, danses, décors). Comment le sacrifice d’Abraham, par exemple, est-il traité par le P. Brumoy, par l’abbé Aunillon ou par Madame de Genlis ? Qu’en est-il de la trahison et des exactions d’Absalon sur la scène des oratoriens au XVIIe siècle, sur celles de Madame de Maintenon (à Saint-Cyr et à Versailles) sous la plume de Duché de Vancy ou encore sur les tréteaux des jésuites, en France et en Italie, grâce aux versions du P. Marion au XVIIIe siècle ? Au XIXe siècle, dans le recueil de marionnettes qu’elle conçoit initialement pour ses filles, Laure Bernard évoque l’effroi provoqué par une mise en scène de Barbe Bleue tout en proposant une réécriture du combat de David et Goliath couronné par une décapitation.
Enfin les modalités de circulation de ces théâtres interrogent. Au XVIIIe siècle, les pièces circulent d’une scène scolaire à l’autre, du théâtre des filles à celui des garçons ; tel est le cas d’Athalie que l’on retrouve dans les collèges sous le titre de Joas ou dans le Théâtre à l’usage des collèges, des écoles royales militaires et des pensions particulières de Nougaret en 1789 avec une distribution entièrement masculine. Au XIXe siècle, le développement d’une presse spécialisée, qui convoque par ses titres un jeune public – Journal des enfants, Journal des jeunes personnes, Journal des demoiselles – et leur associe des enjeux explicites – on pensera au célèbre Magasin d’éducation et de récréation de Jules Hetzel –, diffuse certes essentiellement le roman sous la forme du feuilleton, mais le théâtre n’en est pas absent. On pourra interroger la place qu’y tient le théâtre et analyser le répertoire qu’elles proposent : quels genres sont présentés ? quels thèmes sont abordés ? quels enjeux les pièces ainsi publiées recouvrent-elles ? quel public enfantin spécifique visent-elles ? et quels discours ces pièces tiennent-elles sur l’enfance, mais aussi sur la société dans son ensemble ?
Axes de réflexion
Nous proposons quelques pistes de réflexion non-exhaustives afin de mieux appréhender ces théâtres selon des perspectives historiques, littéraires et artistiques. Les propositions qui ne relèvent pas d’un de ces axes seront aussi examinées.
1 – Du côté des répertoires et des pratiques, quels sont les théâtres d’enfance méconnus du XVIIIe siècle ? Que révèlent-ils des pratiques institutionnelles du côté de l’éducation masculine ou féminine ? Que sait-on des pratiques privées, des petits théâtres mis en place dans les familles comme les théâtres de marionnettes ? Quels répertoires dramatiques spécifiques se constituent au XIXe siècle pour la jeunesse ? On pourra étudier la postérité du théâtre d’éducation, tout en envisageant les autres formes mises en œuvre et la diversité des genres pratiqués.
2 – Du côté de l’analyse des pièces, quels sont les enjeux de ce théâtre spécifique ? Porté par un souci d’édification morale et religieuse, de récréation mais aussi d’éducation, ce théâtre – et en particulier le théâtre publié dans la presse – joue-t-il un rôle de vulgarisation des savoirs ? Quel(s) discours sur la société tient-il ? Celui-ci est-il toujours corseté ou peut-on déceler un propos plus subversif ? Quels aspects surprenants (violence, pouvoir politique, religion, amour…) l’analyse précise des textes révèle-t-elle ?
3 – Quels lieux spécifiques le théâtre dédié à la jeunesse investit-il ? Quelle est la temporalité propre de ces théâtres ? Comment cette temporalité influe-t-elle sur la représentation dramatique et son contenu ? Quelles sociabilités spécifiques implique-t-elle ?
4 – Quel intérêt la critique dramatique porte-t-elle aux pièces plus spécifiquement adressées aux enfants ? Existe-t-il une critique dramatique propre ?
5 – Comment se constitue l’idée même d’un public enfantin spécifique ? Existe-t-il des stratégies éditoriales, des discours qui participent à la construction de l’idée d’enfant-spectateur ?
Les propositions d’article en français (environ 500 mots) ainsi qu’une courte bio-bibliographie seront à envoyer par courrier avant le 1er décembre 2024, conjointement à Marine Wisniewski (marine.wisniewski@gmail.com) et Béatrice Ferrier (beatrice.ferrier@univ-artois.fr).
Les articles (30 000 signes environ) seront attendus pour le 30 avril 2025.
Bibliographie indicative
• Nicolas Brucker (dir.), Le Théâtre de collège au XVIIIe siècle, Études sur le XVIIIe siècle, n° 50, Université Libre de Bruxelles, 2023.
• Marie Bernanoce et Sandrine Le Pors (dir.), Entre théâtre et jeunesse : formes esthétiques d’un engagement, Recherches et Travaux, n° 87, 2015.
• Marie Bernanoce et Sandrine Le Pors (dir.), Poétiques du théâtre jeunesse, Arras, Artois Presses Université, coll. Études littéraires, 2018.
• Jean-Frédéric Chevalier, « La violence dans le théâtre jésuite en France », Le Théâtre, la violence et les arts en Europe (XVIe-XVIIe s.), sous la direction de Christian Biet et Marie-Madeleine Fragonard, Littératures classiques, n° 73, 2010, p. 215-227.
• Isabelle De Peretti et Béatrice Ferrier (dir.), Théâtre d’enfance et de jeunesse : de l’hybridité à l’hybridation, Arras, Artois Presses Université, coll. Études littéraires. Enfance, 2016.
• Béatrice Ferrier, « Le théâtre entre jeu et texte : une longue tradition scolaire », Pour l’enseignement du théâtre, sous la direction d’Isabelle de Peretti et de Christine Mongenot, Le Français aujourd’hui, n° 180, mars 2013, p. 11-25.
• Francis Marcoin (dir.), Polichinelle, Cahiers Robinson, n° 6, 1999.
• Francis Marcoin (dir.), L’Enfant des tréteaux, Cahiers Robinson, n° 8, 2000.
• Francis Marcoin, Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006.
• Christiane Page, Troupes et jeunesse, Cahiers Robinson, n° 18, 2006.
• Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Mme de Genlis et le théâtre d’éducation au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1997.
• Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, « Catéchisme ou théâtre ? Quelques figures bibliques sur scène au XVIIIe siècle », dans Bible et littérature, dir. Olivier Millet, Paris, Champion, 2003, p. 163-181.
• Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, « Introduction générale », dans L’Enfant rêvé. Anthologie des théâtres d’éducation du XVIIIe siècle, sous la direction de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Paris, Classiques Garnier, 2022, t. I, p. 7-68.
Notes
[1] Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (dir.), L’Enfant rêvé. Anthologie des théâtres d’éducation du XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2022, t. I et II.
[2] Marie Demeilliez, « Un plaisir sage et réglé ». Musiques et danses sur la scène des collèges parisiens (1640-1762), thèse de musicologie, dir. par Raphaëlle Legrand, université Paris-Sorbonne, 2010.
[3] Léon Lefebvre, Le Théâtre des Jésuites et des Augustins dans leurs collèges de Lille, du XVIIe au XVIIIe siècle, Nancy, impr. de Berger-Levrault, 1907.
[4] Il est notamment signalé dans les ouvrages suivants : Geneviève Reynes, Couvents de femmes. La vie des religieuses cloîtrées dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1987; Martine Sonnet, L’Éducation des filles au temps des Lumières, Paris, CNRS/ Cerf, 2011 [1987].
[5] Voir Anne-Sophie Gallo, Théâtre et identité jésuite : pratique, discours et culture dramatiques de la suppression au rétablissement de la Compagnie de Jésus en France (1757-1828), thèse d’histoire, dir. par Gilles Bertrand, université de Grenoble, 2015.
[6] Plusieurs pièces sont mentionnées dans les Nouvelles ecclésiastiques.
[7] Maciej Forycki, « Denis Diderot et le Saint-Cyr pétersbourgeois », dans L’Éducation des jeunes filles nobles en Europe XVIIe-XVIIIe siècles, dir. Chantal Grell et Arnaud Ramière de Fortanier, PUPS, 2004 p. 145-156.
[8] Francis Marcoin, Librairie de jeunesse et littérature industrielle au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 49.
[9] Arthur Pougin, « Un théâtre enfantin. Les ombres chinoises de Séraphin », Revue universelle illustrée, 1890.
[10] Dans son Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre, Arthur Pougin évoque les « jeux de marionnettes dont nos enfants peuvent voir les descendants aux Tuileries et aux Champs-Élysées » (Paris, Firmin-Didot et Cie, 1885, p. 386).