Appel à contributions du numéro 3 de Savoirs en lien
Dans la suite des travaux interdisciplinaires de Savoirs en lien sur ce qui fait commun dans notre histoire et dans nos sociétés contemporaines, et en dialogue avec le précédent numéro consacré à l’« universel » et au « commun », nous nous proposons d’interroger un commun singulier qui joue un rôle central dans les débats contemporains, la « sororité ».
Le concept de sororité est une réponse implicite ou explicite à celui de « fraternité ». Il interroge l’universalité de ce concept qui, avec la liberté et l’égalité, constitue la devise de la République française, de même qu’on a pu interroger l’universalité des « Droits de l’homme et du citoyen ». Si le mot est signalé depuis longtemps dans l’histoire de la langue française, il faudra s’interroger sur les modalités d’usage, militant ou non, qui donnent une place centrale à ce terme dans les débats politiques et sociaux contemporains : quel rapport avec les termes anglais équivalents (sorority et sisterhood) ? quelles premières occurrences, quels contextes d’usage ? Une étude linguistique explicite consacrée à l’apparition des termes « sororité » ou encore « autrice », en français, « sisterhood » ou « sorority » en anglais, leurs évolutions sémantiques et leurs différents usages serait à cet égard tout à fait bienvenue.
Imposé dans le champ public du débat, le terme n’en est pas pour autant une notion consensuelle ce que des contributions en analyse du discours ou en études politiques pourront étudier de près. Une partie des auteurs et autrices contemporaines y voient une réponse directe à la situation de domination subie par les femmes : pour lutter contre la soumission imposée dans une société patriarcale, les « victimes » de cette soumission devraient simplement choisir une solidarité féminine qui ferait tomber naturellement la conflictualité (Delaume, 2021). Pourtant, les militantes féministes ont signalé depuis longtemps l’illusion qui réside dans l’appel à une sororité abstraite des conditions réelles de domination entre femmes. L’article séminal de bell hooks « Sororité : la solidarité politique entre les femmes » (bell hooks 1986) souligne combien le militantisme féministe ne peut progresser vers une réelle sororité que s’il prend conscience des situations de dominations sociales et raciales qui s’exercent en son sein ; de ce point de vue, le concept de sororité ne serait pas la description d’une situation naturelle aux femmes ni même à la lutte féministe, héritée d’une situation commune de soumission, mais un idéal régulateur permettant de construire un commun à partir d’une conscience critique des inégalités. Sur ce point, on pourra interroger le concept de sororité par rapport à l’horizon universaliste : est-ce qu’un point de vue situé depuis le genre féminin peut construire une autre forme de communauté universaliste ? On pourra aussi interroger ce rapport autour d’une éthique du care : est-elle plus à même de construire une communauté politique que la verticalité politique patriarcale ? Des approches philosophiques ou politiques sont attendues sur ce point.
Ces tensions autour de la notion même nous invitent à réfléchir aux représentations de la sororité dans le champ de la fiction, littéraire ou plus largement médiatique. L’exploration de ces représentations correspond en partie à un travail de réévaluation (et sur ce point, on pourra penser au dispositif « Je la lis »). La littérature canonique et, à sa suite, la critique ont principalement mis l’accent sur les relations fraternelles et l’amitié, qui joue un rôle essentiel dans l’histoire littéraire, est implicitement une amitié entre hommes : on pense à Montaigne et La Boétie, aux « Deux amis » de La Fontaine, aux Trois mousquetaires, au Grand Meaulnes, à Huckleberry Fin et Tom Sawyer, etc. Face à ces amitiés canoniques, les sororités peuvent parfois apparaître comme des lieux nostalgiques communs animés par une idéalisation : revenir à la solidarité des sœurs, c’est revenir à l’enfance (Les Quatre filles du docteur March), ou à des sociétés matriarcales fantasmées. Pour autant, la description de solidarités féminines maintenues coûte que coûte (Les Trois sœurs de Tchekhov, Raison et sentiment de Jane Austen) conduit à s’interroger sur la dimension volontariste de l’affirmation de sororité, à lire les représentations de la sororité comme l’invention de communautés rêvées dans le contexte de désillusions politiques. C’est par exemple le rôle que jouent l’amitié féminine d’Andrea et Ena dans la Barcelone franquiste de l’après-guerre civile dans Nada de Carmen Laforet, les communautés féminines utopiques dans Cassandre et dans Médée. Voix de Christa Wolf (face au capitalisme contemporain et au communisme réel de la RDA), ou encore l’amitié de Thelma et Louise dans le film de Ridley Scott, les groupes de Bande de filles de Céline Sciamma ou de Confession d’un gang de fille de Joyce Caroll Oates ; dans un autre domaine, la lettre de Ramatoulaye à Aïssatou dans Une si longue lettre de Mariama Bâ permet de construire, à côté des rapports de domination masculins, une communauté des femmes qui dépasse la diversité des situations individuelles parce que seule, peut-être, une oreille féminine peut entendre ce qu’il y a à entendre ; le rôle que jouent les communautés féminines dans les dystopies contemporaines (Patricia Atwood, La Servante écarlate, bien sûr, mais aussi Wendy Delorme, Viendra le temps du feu, Ariadna Castellarnau, Brulées, Sarah Hall, Sœurs dans la guerre) ou dans la littérature post-apocalyptique (Antoine Rychner, Après le monde) questionne l’entreprise même de refondation et ses modalités. Bref, la représentation de la sororité n’est pas forcément la fuite dans une communauté féminine hors de portée, mais la construction féminine d’un espoir politique. Un axe fort de ce numéro consistera à décliner ces multiples représentations de la sororité dans tous les domaines de la fiction (littérature, cinéma, séries, bande dessinée, théâtre, peinture, arts plastiques) et dans une chronologie large (antiquité, âge classique, âge moderne, contemporain).
À partir de là, on pourra interroger la façon dont ces solidarités féminines ont pu constituer un socle social concret pour la création : dans la suite du travail mené par le CPTC sur « La Fonction groupe » (Bridet, Giavarini, 2021), il s’agira de voir comment des formes de solidarité féminine ont permis de faire émerger des autrices dans un champ littéraire ou artistique dominé par des créateurs masculins. On pensera aussi bien aux groupes de conteuses au xviie siècle (voir Patard, 2006), qu’aux salons littéraires des xviiie et xixe siècles, aux solidarités féminines en marge des groupes d’avant-gardes du xxe siècle (on pensera par exemple à Virginia Woolf et Vita Sackville-West, Claude Cahun et Suzanne Malherbe).
Enfin, il restera à examiner la sororité interprétative féminine et féministe qui se construit dans les communautés interprétatives de réception. On voit bien comment les salons littéraires ont pu jouer un rôle d’articulation entre création et réception de ce point de vue. Plus généralement, la sociologie issue des cultural studies a fait ressortir, face à une présentation individuelle et hiérarchisée du rapport à la lecture et à la bonne lecture, le rôle des communautés interprétatives et particulièrement le rôle des sociabilités féminines, autour de l’étude des « cercles de lecture » (Long, 2003) ou des communautés féminines formées autour de la réception, enthousiaste ou ironique, des soap operas (Brown, 1993). On pourra poser les mêmes questions à propos des communautés virtuelles : on sait le rôle de prescription que jouent de plus en plus les réseaux sociaux dans les lectures et les consommations culturelles ; on sait comment les booktubeuses créent des espaces d’échange de lectures, combien la pratique des podcasts a été favorable à l’établissement d’un discours féminin ou féministe ; on sait combien les fan fictions sont des espaces d’échanges de lecture et de création. Le rôle que jouent les communautés virtuelles féminines dans la diffusion du genre de la New Romance est particulièrement frappant à cet égard. On interrogera l’ensemble de ces communautés autour de la constitution de solidarités féminines et féministes.
Bridet Guillaume et Giavarini Laurence, La Fonction Groupe, COnTEXTES [En ligne], 31 | 2021, URL : http://journals.openedition.org/contextes/10318.
Brown, Mary Elle, Soap Operas and Women’s Talk. The Pleasur of Resistance, Londres, Sage, 1994.
Calle-Gruber, Mireille, « Formes génériques de la sororité : à l’exemple de L’Ombre sultane d’Asia Djebar » dans Dambre, Marc et Golsan, Richard J., L’Exception et la France Contemporaine. Histoire, imaginaire et littérature, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2010.
Delaume, Chloé, « De la sororité en milieu hostile. Introduction », dans Delaume, Chloé (dir.), Sororité, Paris, Points, 2021.
Long, Emilie, Book Clubs. Women and the Uses of Reading in Everyday Life, Chicago, The University of Chicago Press, 2003
Patard, Geneviève (éditrice), Mme de Murat, Contes, édition critique établie par, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des Génies et des Fées 3 », 2006.
Rehberg Sedo, DeNel, Reading communities from salons to cyberspace, Houndmills, Basingstoke, Hampshire ; New York, NY : Palgrave Macmillan, 2011.
Soumission et calendrier prévisionnel
8 janvier 2024 : envoi des propositions (2 000 signes max., bibliographie comprise) à Virginie Brinker et à Henri Garric :
22 janvier 2023 : réponse aux auteurs et autrices
15 avril 2023 : remise des textes (35 000 signes max.)
Automne 2024 : publication en ligne du numéro