Se réorienter dans la pensée : femmes, philosophie et arts, autour de Michèle Le Doeuff
Paris (18-19 septembre 2015)

Colloque international et interdisciplinaire organisé par Jean-Louis Jeannelle (Université de Rouen) et Audrey Lasserre (Université Sorbonne Nouvelle ? Paris 3)

? La considération de ?ce que l’on est’ est le plusproblématique, écrit Le Doeuff ; un ?je? qui se cherche, etcherche où il en est, en ayant pris acte d’un exil ou, mieux,d’une insituation qu’on cherche à dépasser. ? (L’Étude etle Rouet, Seuil, p. 220).

Des Essais de Montaigne, du Discours de la méthode de Descartes ou d’Ecce Homode Friedrich Nietzsche jusqu’à Circonfession de Jacques Derrida ou Un ton pour laphilosophie de Stanley Cavell, quelques grands textes philosophiques s’offrent comme demerveilleux ? récits d’exploration intellectuelle ?. Autrement dit des textes dans lesquels, à unmoment de sa vie, un sujet s’est réorienté dans la pensée. Mais qu’est-ce que ? se réorienterdans la pensée ?, se demande Michèle Le Doeuff dans L’Étude et le Rouet ? C’est? s’apercevoir qu’on est en train de se promener quelque part avec une carte qui n’est pas labonne parce qu’on n’a pas pris en compte où l’on était ?. Si s’orienter suppose un principesubjectif pratique et universalisable (distinguer sa droite et sa gauche afin de se situer dansl’espace), se réorienter implique à la fois une intention et une décision plus fondamentalesafin, par le trajet fixé, de faire surgir l’espace de référence que l’on se donne. L’Étude et leRouet est le récit d’un tel geste, à savoir reconnaître qu’en dépréciant les femmes, en lescondamnant à n’être qu’un simple objet de réflexion, voire en les excluant, la philosophie« échoue à tenir sa promesse fondamentale de constituer une rationalité-en-commun ». Ors’être malgré tout voulue philosophe, plus encore, avoir fait de cette position marginale l’undes principaux objets de sa pensée, telle fut la réorientation décisive entreprise par Michèle LeDoeuff.

Or ce choix s’est fait pour l’essentiel au sein des institutions nationales ; il appartient àune histoire aujourd’hui trop rarement interrogée. En 1968, Michèle Le Doeuff rencontreVladimir Jankélévitch qui devient son directeur de maîtrise et l’oriente vers la philosophiemorale. Titulaire des concours, elle devient chargée de cours en 1972 puis caïmane l’annéesuivante à l’ENS de Fontenay-aux-Roses, établissement non mixte. C’est dans le contexte de la préparation à l’agrégation qu’elle met en place, à partir de 1976, un séminaire consacré auxfemmes et à la philosophie. « Cheveux longs, idées courtes », écrit pendant l’été 1976, estpublié en anglais au printemps 1977 dans Radical Philosophy. Ce texte est le préambule duséminaire qui se tient à l’ENS de Fontenay-aux-Roses jusqu’en 1978, en pleine effervescencedu Mouvement de libération des femmes ? Michèle Le Doeuff est alors militante au MLAC(Mouvement libre pour l’avortement et la contraception). En 1980, elle soutient sa thèse,Recherches sur l’imaginaire philosophique (Payot), sous la direction d’Hélène Védrine, puisquitte l’ENS pour un poste au CNRS en 1983, où elle rejoint un peu plus tard le CRAL(Centre de recherches sur les arts et le langage, EHESS), qu’elle ne quittera plus. Dans lemême temps, elle est régulièrement invitée à Oxford, dont elle fait sa résidence saisonnière, et
à Genève, où elle occupe la chaire d’études féminines.

À l’heure où la réflexion sur la sexualité et le genre se trouve parasitée par lespolémiques nées lors des débats sur le « Mariage pour tous », il est essentiel de revenir surcertaines des étapes qui ont scandé l’histoire de la pensée féministe en France ces trentedernières années. L’oeuvre de Michèle Le Doeuff constitue l’une de ces étapes. Son réexamens’inscrit dans la possible généalogie d’une voie française vers les études sur les sexualités etle genre : une voie française issue des cadres de pensée (la philosophie) et des institutions(l’ENS de Fontenay) les plus traditionnels, mais qui a ensuite emprunté quelques chemins detraverse, hors université et outre-atlantique. C’est aujourd’hui essentiellement à travers leprisme des Feminist Studies anglo-saxonnes que les travaux de Michèle Le Doeuff nous sontconnus : ce croisement géographique et culturel est fécond, mais il risque néanmoins de nousfaire manquer ce qui s’est joué en France durant les années 1970 et 1980, ou ce que pouvaitavoir de paradoxal la défense de l’autrice du Deuxième Sexe, auquel L’Étude et le Rouetaccorde une part importante, dans un champ intellectuel anglo-saxon peu enclin à valoriserl’universalisme d’une Simone de Beauvoir. C’est donc à s’interroger sur la singularité d’unparcours de chercheuse et sur les objets qui furent les siens que nous invitons, afin departiciper à une histoire du féminisme à la française, en particulier de son versantphilosophique, encore à construire.

Les contributions pourront emprunter les différentes voies ouvertes par l’oeuvre deMichèle Le Doeuff. Tout d’abord celle de l’émergence progressive de la rationalité moderne,qu’explorait sa traduction de La Nouvelle Atlantide ou Du progrès et de la promotion dessavoirs de Francis Bacon, l’un des fondateurs des règles de la pensée expérimentale. Maistout autant ce qui constitue l’impensé de cette histoire censée obéir à une logique de progrèscontinu et irréversible, à savoir son oubli des femmes, laissées à l’écart, ainsi que lemontraient « Cheveux longs, idées courtes » dans L’Imaginaire philosophique (1980), puisL’Étude et le rouet (1989), et Le Sexe du savoir (1998), principales étapes d’une vasterelecture de la philosophie depuis ses origines grecques sous l’angle de cette marginalisation.

Du choc entre une histoire officielle et sa relecture féministe résulte une troisième voie qu’ilreste à emprunter et que l’on pourrait définir comme échappée vers l’imaginaire : l’illustre,entre autres, la traduction de Vénus et Adonis de Shakespeare. Les domaines exploréscouvriront tous les champs concernés par cette réflexion : philosophie, littérature, histoire,sociologie, arts vivants et musicologie, etc.

Les propositions de contribution (500 mots environ) peuvent être soumises à Jean-Louis Jeannelle (jeannelle@fabula.org) et Audrey Lasserre (audrey.lasserre@univ-paris3.fr)
avant le 30 avril 2015.

Comité scientifique : Christine BARD (Université d’Angers, France), PénélopeDEUTSCHER (Northwestern University, États-Unis d’Amérique), Michel KAIL (Paris, France),Liliane KANDEL (Les Temps modernes, Prix Simone de Beauvoir, France), Marguerite LACAZE (The University of Queensland, Australie), Nicole MOSCONI (Université Paris OuestNanterre La Défense, France), Anne SIMON (CNRS / EHESS, France).