Antoinette du Ligier de la Garde
Notice de Perry Gethner, 2004
Fille de Melchior du Ligier de la Garde, maître d’hôtel d’Anne d’Autriche, et de Claude Gaultier, Antoinette naît le 1er janvier 1638 (ou la veille) à Paris dans le milieu de la petite noblesse qui vit au service des rois. À treize ans, elle épouse Guillaume de La Fon de Bois Guérin, seigneur Deshoulières, un gentilhomme protestant, lieutenant-colonel d’un régiment au service du prince de Condé, qu’il suit dans ses campagnes tandis que sa jeune épouse reste à Paris chez ses parents. C’est là qu’elle parfait son éducation et apprend le latin, l’italien, l’espagnol et la musique. Désignée comme Précieuse, elle fréquente vraisemblablement l’hôtel de Rambouillet, le cercle des Scudéry, et est l’élève du poète Jean Hesnault (ou Dehénault, 1611-1682), disciple de Gassendi, qui l’initie à la poésie grecque et à la philosophie épicurienne et matérialiste. Elle rejoint son mari en 1655, à Rocroi, puis à Bruxelles, dans le camp des Frondeurs, et se fait déjà remarquer pour son esprit brillant. C’est là en mai 1656 qu’elle accouche de sa première fille, Antoinette-Thérèse, qui sera son éditrice après sa mort. Fidèle au roi, elle tente d’influencer son mari, ce qui conduit Condé à les emprisonner au château de Vilvorde en décembre 1656. En août 1657, le couple s’échappe, rentre à Paris et obtient audience et pardon de Louis XIV. Le roi nomme Deshoulières gouverneur de Sète ; ses différentes affectations (il est chargé de travailler aux fortifications dans l’entourage de Vauban) laissent sa femme vivre loin de lui, et donc assez librement, à Paris où elle s’installe dans le Marais. Séparée de biens avec son époux pour des raisons financières, elle le retrouve lors de ses passages à Paris et a encore une fille, Antoinette-Claude (1659-1685), qui deviendra religieuse à Nyons, et deux fils, dont Jean-Alexandre, né en 1666, qui fera une carrière militaire comme son père et mourra au siège de Mons en 1691.
Son esprit vif, sa sensibilité et son talent poétique valent rapidement à Antoinette Deshoulières une solide réputation ; son réseau amical et intellectuel fait de de son salon un des plus brillants de la capitale. Ses vers circulent depuis sa jeunesse en manuscrit, mais en 1672, Donneau de Visé publie deux de ses poèmes dans le premier numéro du Mercure galant. Dans les années suivantes, elle y publie de nombreux poèmes de circonstances adressés aux membres de son cercle, et à quelques grands du royaume. En 1677, en fidèle de Corneille, elle écrit un « sonnet burlesque » qui se moque de la Phèdre de Racine et lui vaut l’hostilité de son ami Boileau. Poussée par ses amis, elle prend en 1678 un privilège pour la publication de ses œuvres, mais elle attendra dix ans pour s’en servir. Elle publie sa tragédie Genséric en 1680, peu après sa création à l’Hôtel de Bourgogne, cachant son nom mais pas son sexe ; la pièce, tentative de rénover le genre après la retraite de Corneille et de Racine, ne rencontre pas le succès. Cependant, la réputation de Mme Deshoulières grandit à tel point qu’elle est reçue comme membre d’honneur à l’Académie des Ricovrati de Padoue (1684) puis à celle d’Arles (1689). Elle publie enfin en 1688 un recueil de ses poésies, qui mélange les inspirations élégiaques, bucoliques, légères, encomiastiques, satiriques, religieuses et philosophiques. Dans ses idylles en particulier, elle dénonce l’hypocrisie et la vanité, prône l’amitié et la paix, exprimant avec une douce mélancolie la brièveté de la vie et le bonheur des êtres vivant sans les artifices de la société et de la raison, plantes ou animaux. Ses vers élégants, souvent teintés d’humour, témoignent de son amour de la nature et de l’humanité, et laissent entendre une voix poétique de femme. Surtout, elle fait figurer son nom sur la page de titre, quittant ainsi le statut d’amatrice pour adopter une posture d’autrice. En 1690, l’Académie française fait lire un de ses poèmes en séance. Elle participe à plusieurs querelles littéraires : ainsi, lors de la Querelle des Inscriptions, elle préconise l’utilisation du français et non du latin. Ses dernières années sont assombries par un cancer du sein, qui lui inspire des poésies sur la souffrance et la résignation chrétienne. Quand son mari meurt en 1693, un an avant elle, le roi lui accorde une pension, rendue sans doute nécessaire par son peu de fortune.
La poésie de Mme Deshoulières, très admirée de ses contemporains, a continué à être lue et appréciée pendant le XVIIIe siècle. Mais au siècle suivant, la poétesse sombre dans l’oubli, malgré l’effort de quelques lecteurs enthousiastes, comme Sainte-Beuve, pour la réhabiliter. Certains de ses airs sont mis en musique par Saint-Saëns, avant de l’être par Jean-Louis Murat (2001). L’édition critique de ses Poésies, publiée par Sophie Tonolo en 2010, lui vaut de figurer pour la première fois au programme de l’agrégation de Lettres en 2026.
Genséric, dans Femmes dramaturges en France (1650-1750), éd. critique de Perry Gethner, Tübingen, Gunter Narr, 2002, p. 157-234.
L’Enchantement des chagrins, Poésies complètes, Catherine Hémon-Fabre et de Pierre-Eugène Leroy, Paris, Bartillat, 2005.
Genséric, dans Théâtre de femmes de femmes de l’ancien régime, éd. Perry Gethner, Saint-Etienne, PUSE, 2008, p. 537-612. Réed. Classiques Garnier, 2016, t. II.
*Madame Deshoulières, Poésies, éd. Sophie Tonolo, Paris, Classiques Garnier, 2010, réed. 2025.
Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine. Poésies 1659-1694, éd. Sophie Tonolo, Paris, Gallimard, 2023.
https://bureaudumercure.org/public/folders/deshoulieres.html
Pour Jean-Louis Murat, voir : https://www.jlmurat.com/project/madame-deshoulieres/
Génetiot Alain, « L’épître en vers mondaine de Voiture à Mme Deshoulières », Littératures classiques, n° 18, printemps 1993, p. 103-114.
Schröder Volker, « Verse and Versatility : The poetry of Antoinette Deshoulières », dans Teaching Seventeenth- and Eighteenth-Century French Women Writers, ed. Faith E. Beasley, New York, The Modern Language Association of America, 2011, p. 242-249.
Schröder Volker, « Madame Deshoulières, ou la satire au féminin », Dix-septième siècle, vol. 258, n° 1, 2013, p. 95-106.
Tonolo Sophie, « Rhétorique du cœur et écriture intime : l’art épistolaire d’Antoinette Deshoulières », dans Femmes, rhétorique et éloquence sous l’Ancien Régime, dir. Claude La Charité et Roxanne Roy, Saint-Etienne, PUSE, 2012, p. 205-2017.
Tonolo Sophie, « D’un siècle à l’autre. Antoinette Deshoulières (1638-1694) une femme poète », dans Cultures féminines du Grand Siècle, éd. Emmanuel Bury, Paris, Garnier, 2025, p. 99-116.
– «Mme des Houillières qui fait si bien des vers, et de qui on dit avec tant de vérité dans un Ouvrage publique qu’il y a tant de délicatesse, de bon goût, et de bon sens dans tout ce qui vient d’elle, que si l’usage était que les femmes fussent reçues à l’Académie, on préviendrait ses souhaits en lui offrant une place dans cette célèbre Compagnie, à quoi j’ajoute qu’à moins que de passer pour envieux et injustes, on ne peut plus refuser aux Dames l’entrée dans les Universités, et les autres Compagnies, où la capacité fait entrer, surtout si elles continuent à se rendre si habiles» (Louis-Augustin Alemand, »Nouvelles observations ou Guerre civile des Français sur la langue » [1688], Slatkine reprints, Genève, 1968, p.223).
– «Il y a plus de substance dans le moindre quatrain de Mme Chéron que dans tout ce qu’a fait en sa vie Mme Deshoulières, dont on a voulu faire une héroïne, et de qui tout le mérite n’a jamais consisté que dans une facilité languissante, et dans une fadeur molle et puérile» (lettre de Jean-Baptiste Rousseau à Brossette, 4 juillet 1730, in Léon Greder, »Élisabeth-Sophie Chéron de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture », Paris, Henri Jouve, 1909, p.74).
– (à propos de »Genséric ») «En rendant compte de cette tragédie, nous sommes fâchés de dire que Mme Deshoulières, qui tient, à si juste titre, un rang marqué parmi les plus célèbres poètes français, par ses poésies diverses, n’entendait en aucune façon le genre dramatique; et de plus, que sa versification toujours si naturelle et si coulante, dans ses autres ouvrages, est forcée et dure dans celui-ci» (Claude et François Parfaict, »Histoire du théâtre françois », Paris, A. Morin, 1734-49, t.3, p.177).
– (à propos de »Genséric ») «J’ignore si cette pièce a été représentée, mais je juge qu’elle l’eût été sans succès. Le singulier est que Mad. des Houlières, faiseuse d’idylles, n’a point manqué ici par la force des vers, mais par la construction du roman; elle a choisi un sujet trop terrible et digne des grands tragiques grecs» (D’Argenson, »Notices sur les oeuvres de théâtre » [1725-1756], H. Lagrave (éd.), »Studies on Voltaire and Eighteenth Century », 43, 1966, p.357).
– «De toutes les dames françaises qui ont cultivé la poésie, c’est celle qui a le plus réussi, puisque c’est elle dont on a retenu le plus de vers» (Voltaire, »Le Siècle de Louis XIV »[1751], Paris, Garnier-Flammarion, 1966, t.2, p.219).
– «Madame Deshoulières a traité presque tous les genres; je voudrais pouvoir dire avec un égal succès. Du moins conviendra-t-on qu’elle a attrapé le naïf de l’Epître, le noble de l’Héroïque, la finesse du badinage et la perfection de l’Idille. Elle n’a point d’égal en ce dernier genre. Tout éloigné qu’il est de nos moeurs, elle a su le rendre piquant par le contraste habilement menagé des objets champêtres avec ceux des villes. Les animaux, les fleurs, les eaux, tout lui fournit des réflexions, tout entretient ses rêveries. Au premier coup d’oeil elles paraissent avoir une même teinte de mélancolie: cependant les nuances varient. C’est une Philosophe, mais une Philosophe sensible, qui moralise souvent contre la force de son penchant, plus souvent contre l’impuissance de sa raison. […] Ses vers sont doux, simples, et corrects. Elle a bien pratiqué le rythme des vers de mesure inégale. Je ne parle point de ses rimes en ailles, eilles, ouilles. Cette espèce de bouts rimés a, si l’on veut, le mérite de la difficulté vaincue. Mais la singularité du cadre fait-elle la beauté du tableau?» (Fréron, »Lettres sur quelques écrits de ce temps », t.III, Lettre III, 13 décembre 1750, Londres et Paris, Duchesne, 1752-1754, p.52-57).
– «Malgré ses injustices contre Racine, malgré l’inimitié de Boileau… elle a survécu; elle a joui longtemps de la première place parmi les femmes poëtes […] Elle vaut, elle valait beaucoup mieux que sa réputation aujourd’hui […]. Elle semble plus moraliste qu’il ne convient à une bergère; il y a des pensées sous ses rubans et ses fleurs. Elle est un digne contemporain de M. de La Rochefoucauld; on s’aperçoit qu’elle savait le fond des choses de la vie, qu’elle avait un esprit très-ami du vrai, du positif même […] [I]l semble qu’elle ait eu sa revanche au dix-huitième [siècle]; […] cette manière avant tout spirituelle, métaphysique, moraliste et à la fois pomponnée, de faire des vers prévalut et marqua désormais au front la poésie du siècle, avec quelques différences de rubans et de noeuds seulement» (Sainte-Beuve, »Portraits de femmes »[1844], in »OEuvres », Paris, Gallimard Pléiade, 1960, t.2, p.1310-1311 et p.1324).
– «Cette dixième muse est encore celle de la traditionnelle galanterie mourante. […] Mais ce n’est pas là la corde qu’elle touche le plus volontiers. Elle s’essaie à exprimer plus simplement des sentiments moins artificiels. Ses idylles célèbres, la »Solitude », les »Moutons », que cinq ou six générations de ‘demoiselles’ ou de ‘jeunes personnes’ ont continué à apprendre par coeur, peuvent nous sembler bien fades. Elles n’en sont pas moins bien supérieures à celles que l’on écrivait avant elle ou autour d’elle. À défaut de poésie vraie ou même de rusticité gracieuse, elles ont de l’aisance, une sorte d’harmonie coulante, de limpidité qui leur donne le prix de cette belle eau, vantée par Bouhours comme le modèle du langage, sans couleur, ni saveur, mais transparente. Et puis, il lui est arrivé de ne plus chercher à être ni galante, ni tendre, mais simplement spirituelle; et elle y a réussi. L’amour même n’est plus qu’un prétexte à dire les choses avec le ‘beau tour’, un tour où la préciosité n’est plus qu’un divertissement ironique» (Daniel Mornet, »Histoire de la littérature française classique 1660-1700 », Paris, Armand Colin, 3e éd., 1947, p.177-178).
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Titre(s)Dame Deshoulières
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Conjoint(s)Guillaume de Lafon de Bois-Guérin, seigneur Deshoulières
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Date de naissance1 janvier 1638
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Date de décès17 février 1694

