Philippe de Gueldre/Hilarion de Coste
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[II,734] PHILIPPE DE GUELDRES, REYNE DE SICILE ET DUCHESSE DE LORRAINE, Religieuse à Sainte Claire du Pont à Mousson.
PHILIPPE de Gueldres estoit fille d'Adolfe d'Egmond Duc de Gueldres et de Julliers (1), et Comte de Zurphen, et de Caterine de Bourbon, fille de Charles Duc de Bourbon, et d'Agnes de Bourgongne. Ayant esté eslevée et bien instruite à la vertu et à la pieté par la Duchesse sa mere, qui l'aymoit uniquement à cause qu'elle estoit grandement aymable, toutes les vertus et toutes les graces ayant contribué à sa naissance, ce qui peut rendre une jeune Princesse parfaite, et accomplie, estant douée d'un bel esprit, outre les dons naturels du corps. Quand elle eut atteint l'âge d'estre mariée, elle fut pour ses perfections et ses merites recherchée par plusieurs Princes, entre autres par René Duc de Lorraine fils de Fery Comte de Vaudemont, et de Ioland d'Anjou, que l'on qualifioit Reyne de Sicile, de Hierusalem et d'Aragon, aprés qu'il eut repudié Jeanne fille unique du Comte de Tancarville.
Le mariage de René Duc de Lorraine et de Philippe de Gueldres accomply, le Ciel leur donna douze enfans, dont sept moururent jeunes; il resta cinq masles qui dés leur enfance firent paroistre par leurs rares qualitez qu'un jour ils feroient quelque chose d'extraordinaire.
L'aisné Antoine Duc de Lorraine surnommé le Bon, servit si passionnément dés l'âge de douze ans nostre Roy Louis douziéme, particulierement en la guerre contre les Venitiens, qu'il fut grandement chery et estimé par ce Monarque, et continua encore cette affection à son succes-[735]seur le Roy François premier aux guerres d'Italie.
Claude le second, fut le premier Duc de Guyse qui a sacrifié à la justice tant de morts en plusieurs batailles, combatant pour la foy contre les Lutheriens; mena avec luy en France trois autres freres, sçavoir, Jean qui depuis fut Cardinal, que le grand Roy François a chery particulierement: Nicolas Comte de Vaudemont qui mourut devant Naples au service de cette Couronne: François Comte de Lambesc et d'Orgon, qui fut trouvé mort aux pieds du méme Roy devant Pavie, ayant defendu la liberté de son Prince jusqu'à la derniere goutte de son sang.
Philippe de Gueldres Duchesse de Lorraine estant demeurée veuve du Duc René son mary, Prince genereux et magnanime qui avoit témoigné sa valeur et son courage en tant de lieux, que la renommée luy donnoit le titre de l'un des plus vaillants guerriers de l'Europe: (Il sera à jamais renommé dans l'Histoire pour avoir devant Nancy ville capitale du Duché de Lorraine, vaincu et défait Charles dernier Duc de Bourgongne.) Elle prit le soin d'élever ses enfans à la crainte de Dieu, et à tous les exercices dignes des Princes de leur Maison. Elle maria ses deux aisnez Antoine et Claude à deux belles et chastes Princesses illustres en vertu comme en naissance. Celuy-là à Renée de Bourbon fille de Gilbert de Bourbon Comte de Montpensier et Vice-Roy de Naples et de Claire de Gonzague, soeur de Charles dernier Duc de Bourbon, et de Louise Princesse de la Roche-sur-Yon. Celuy-cy à Antoinette de Bourbon de la Maison de Vendosme, de laquelle nous avons écrit l'Eloge en la I. Partie de ce Livre.
Le venin contagieux de l'heresie de Luther, fleau tres-juste de Dieu irrité contre son peuple, qui s'estoit répandu en la Saxe, serpentant le pays peu à peu, infecta non seulement toute l'Allemagne, mais traversant le Rhin fut par quelque mal heureux demon jaloux du repos de toute la Chrestienté, porté sur les frontieres de nostre France tres-Chrestienne, auparavant aussi fortunée qu'elle a esté depuis mal heureuse. Philippe de Gueldres craignant que ce venin gastast le Duché de Lorraine prit un soin particu-[736]lier, que tous ses cinq fils qu'elle aymoit tendrement, fussent nourris et élevez à la pieté Chrestienne, et dans une aversion des heresies: car ces Princes genereux et magnanimes incitez par leur mere, et animez des bonnes instructions qu'elle leur avoit fait donner estans jeunes, défirent à Saverne, ville d'Alsace, la puissante armée des Rustiques mutins, débauchez par les pernicieuses doctrines de Zvingle et de Luther, qui avoient déja gasté et démoly par l'Alemagne, les Eglises, les villes, et les chasteaux de la Noblesse; Ces Princes Lorrains arresterent le cours impetueux de cette armée innombrable, de laquelle ils firent un horrible carnage. Le Duc Antoine aprés avoir défait les sectaires de Luther, élevez contre le Clergé et la Noblesse, mit un si bon ordre en ses terres que l'heresie n'y put pas s'establir. Son fils le Cardinal se servant du credit qu'il avoit auprés de nostre Roy François, empécha avec les Cardinaux de Bourbon et de Tournon, que ce grand Monarque ne fist venir Melancton en sa Cour, et travaillerent à faire punir severement ceux qui estoient entachez du Lutheranisme.
Tous les pauvres du Duché de Lorraine ont ressenty les effets de la misericorde et de la liberalité de cette Princesse, qui n'avoit point de plus grande passion que d'employer une partie de son revenu à nourrir les pauvres malades aux hospitaux, et entretenir aux estudes tant de Philosophie que de Theologie un grand nombre de Religieux de divers Ordres. Philippe de Gueldres demeura l'espace de douze ans aprés la mort du Duc René son mary en l'estat de viduité, pendant lesquels elle a edifié tout le Christianisme par sa pieté, sa douceur, sa modestie, sa liberalité, et autres vertus, estant honorée des Papes et de tous les grands Princes pour ses merites et ses perfections, et le fut encore plus aprés avoir pris le voile de sainte Claire, et aprés son decez.
Les Vicaires de JESUS CHRIST luy ont adressé neuf brefs, ou aux Religieuses de Sainte Claire de Pont à Mousson à sa faveur, tous remplis de louanges et de benedictions particulieres. Leon X. l'appelle Pleine de grace du saint Esprit, enflamée [737] du feu de devotion, tres-suave holocauste devant Dieu: en un autre ouvriere infatigable de la vigne du Seigneur: en un autre il la nomme vraye exemplaire de vertu et de religion. Clement VII. parlant d'elle en un bref adressé aux Religieuses dit qu'elle estoit pleine de l'amour de celuy, qui est beau au delà de la beauté des hommes: et Paul III. l'appelle sa fille bien aymée tres-digne de toute sorte de benedictions, de graces et de privileges de l'Eglise.
Nostre Roy François I. l'appelloit sa tres-chere et tres-bonne cousine, et faisoit tant d'estat de cette Sainte Princesse qu'il n'entreprenoit point d'affaire de consequence sans se recommander à ses prieres, protestant devant toute sa Cour qu'il avoit tousjours receu quelque secours favorable du Ciel quand il s'y estoit recommandé, et comme il sçavoit qu'elle avoit une grande devotion à la passion du Sauveur, il luy envoya des Reliques plus precieuses qu'il fit tirer de la Sainte Chapelle de Paris avec un morceau de la vraye Croix qu'il fit enchasser en beau reliquaire et en forme d'une Fleur de Lys supportée par deux Anges. Elle receut ces gages precieux avec tout le respect qu'elle devoit à un si grand Roy, les fit mettre dans la Chapelle de Nostre-Dame qu'elle avoit fait bastir pour là estre honorée de tout le monde. Quand on apporta à ce grand Monarque les nouvelles de la mort de cette religieuse Princesse, sa Majesté fit paroistre par ces paroles le ressentiment qu'elle en avoit. Tout le bon-heur de mon Royaume s'en est allé puisque j'ay perdue ma bonne cousine.
Louis de Bourbon Prince de Condé passant en armes par la Lorraine, entra au Pont à Mousson où il prit en sa protection l'Eglise, le sepulchre et les Religieuses du Monastere de sainte Claire pour le respect qu'il portoit à la memoire, à la vertu et à la sainteté de cette incomparable Princesse, qu'il appelloit sa bonne cousine: il visita son sepulchre, et comme il admiroit la resolution de cette pieuse Heroine qui avoit quitté les sceptres et les diadémes pour se renfermer dans un Cloistre, un Seigneur de sa suite qui faisoit profession du Calvinisme, se mocqua de ce zele, auquel il repartit d'un accent grave et plein de ressentiment, Elle estoit plus sage que nous.
[738] Cette vertueuse Princesse cherie et aimée de Dieu et des hommes ayant par ses meditations consideré les vanitez des grandeurs du monde, aprés avoir demeuré veuve douze ans, inspirée d'en haut prit resolution de quitter les Couronnes pour vaquer avec plus de repos et de tranquilité au service du Roy des Roys, par lequel les Roys regnent en terre. Ce fut dans le devot Monastere des filles de sainte Claire du Pont à Mousson qu'elle receut le saint habit de Religion le 8. Decembre de l'an 1519. Feste de l'immaculée Conception de la tres-sainte Vierge, en presence de tous ses enfans, et l'année suivante elle rendit les voeux de pauvreté, chasteté et obeïssance au méme jour, qu'elle avoit choisi pour sa devotion envers Nostre-Dame.
Je ne parleray point en ce livre des saints exercices qu'elle a pratiquez en cette maison de pieté, d'autant que j'en ay déja traité ailleurs (2), et que depuis peu sa vie a esté décrite par le Pere Christofle Merigot de la Compagnie de JESUS, où ceux qui en desireront sçavoir les particularitez les pourront lire et admirer: il me suffira de dire que l'austerité, la sainteté de vie, et la solitude qu'elle y a fait l'espace de vingt-sept ans, avec la pratique des vertus Chrestiennes et Religieuses, d'humilité, d'oraison, d'abnegation de soy mesme; de charité envers Dieu et envers le prochain font croire qu'elle jouit maintenant au Ciel des felicitez, et de la gloire que Dieu reserve à ceux qui l'ont dignement servy en terre, et qui ont pleuré amerement les pechez des peuples, baigné la terre de leurs larmes, remply l'air de leurs souspirs, et de leurs sanglots, et donné pour son amour du pied à toutes les grandeurs et à toutes les vanitez, et trompé le monde par une sainte finesse avant que d'estre trompez de luy, ainsi qu'ont fait les plus sages, et les plus advisez qui sont sortis des lieux, et quitté les compagnies où le peché est adoré par les pecheurs, pour ne dire l'impieté, ayans reconnu les tromperies de la vie mondaine, ainsi que saint Augustin qui se lamentant dans un Hermitage dit ces belles paroles (3): O vie du monde que tu en trompes beaucoup: Combien en as-tu charmez, et combien aveuglez? Quand tu te leves tu es un beau rien, quand on te regarde, tu es une om-[739]bre, et quand tu nous exaltes tu n'es que fumée: je sçay bien que tu es douce aux fols, et amere aux sages: quiconque t'aime ne te connoist pas, mais ceux qui te méprisent sont ceux qui te connoissent.
Les peines, les douleurs et les tourments que Jesus-Christ nostre Seigneur, l'amour et les delices du Ciel et de la terre, endura pour nos pechez au jardin des Olives et sur le mont du Calvaire, avec le mépris des vanitez du monde estoient le sujet des plus hautes et solides pensées de Philippe de Gueldres, depuis qu'elle eut pris le voile de Religieuse: car elle alloit tous les jours aux deux Stations et Oratoires qu'elle avoit fait bastir dans le jardin de son Monastere, l'une dite le Calvaire, et l'autre le Mont d'Olivet, où par l'espace de trois ou quatre heures chaque jour elle adoroit la Croix, les pieds et genoux contre la terre, avec un tel zele et si grande abondance de larmes, qu'il sembloit qu'elle allast mourir aux pieds du Sauveur, et meditant les pompes, les delices, et les plaisirs passagers de la terre chantoit avec le Roy Prophete: Seigneur je vous immoleray des sacrifices de louange, je loueray vostre saint nom, parce que vous avez rompu mes liens.
Ayant ainsi vécu 27. ans et trois mois en Religion, elle mourut fort saintement le 26. les autres disent le 28. de Fevrier de l'an 1547. estant âgée de 85. ans aprés avoir receu les Sacremens avec une grande ferveur et pieté, en presence de Renée de Bourbon Duchesse de Lorraine sa belle fille de Claude Duc de Guyse son second fils, et de son petit fils, Louis de Lorraine Evéque de Metz depuis Cardinal de Guyse, et de la Princesse de Macedoine (4), qui assisterent à ses obseques.
Si la pluspart des Princes et des Princesses, des riches et des pauvres, des grands et des petits, et les ames mesmes qui professent la vie Religieuse et Monastique, avoient un tel ressentiment des douleurs que nostre Roy et nostre Maistre a soufferts pour nous, et des miseres de la vie humaine, ils apprendroient sans doute à bien vivre et à bien mourir.
Pecheurs qui n'avez jamais les yeux levez vers le Ciel, et qui ne regardez que la terre, de quoy vous servent les ri-[740]chesses, puis qu'il faut qu'on vous ensevelisse tous nuds? de quoy les mignardises et les delicatesses, puis que vous serez si sales et si puants? de quoy les plaisirs et les viandes exquises, puis que vous devez servir aux vers de curée? de quoy les grands Palais et les chambres bien meublées, puis que vous n'aurez pour tout cela que sept pieds de terre? de quoy la beauté du corps, puis que vous serez si effroyables? de quoy les plaisantes compagnies et les divertissements, puis que vous vous trouverez tous seuls? de quoy les passetemps, puis que l'on vous doit coudre dans un linceul? de quoy tous les honneurs, tant de gloire, tant de triomphe, tant de parade, puis que vous deviendrez une carcasse d'ossements, une voirie de puanteur, une fourmilliere de vers, une foudriere de pourriture, un fantosme de frayeur, et un jouet de la mort.
(1) Gueldres, d'azur, au Lyon contourné d'or, couronné de mesme lampassé et armé de gueules. Juliers, d'or, au Lyon de sable, denté et armé d'argent, lampassé de gueules.
(2) En l'histoire Catholique.
(3) S. Augustin. serm. 49 ad frat. in eremo.
(4) Le Prince de Macedonia mourut au service de l'Empereur Charles V. en la guerre contre le Duc de Parme.