Madeleine de Souvré

Notice de Benedetta Craveri, 2004.

Née probablement en Touraine, où son père, Gilles de Souvré, était gouverneur, Madeleine devient en 1610 demoiselle d'honneur de Marie de Médicis. En 1614 elle épouse Philippe-Emmanuel de Laval, marquis de Sablé (1592-1640). Il la maltraite et disperse le patrimoine familial. Toutefois, neuf enfants vont naître de cette union. Admirée pour sa beauté et son esprit, tant à la cour qu'à la ville où elle fréquente l'hôtel de Rambouillet, la marquise poursuit l'idéal de «l'honnête galanterie». Formée par la lecture de L'Astrée, elle considère que le sentiment amoureux possède, s'il est chaste, un rôle hautement éducatif. Mais elle ne figure pas parmi les précieuses intransigeantes et se montre indulgente à plus d'un soupirant, depuis le duc Henri de Montmorency jusqu'au marquis Henri d'Armentières, le dernier de ses «galants», tué en duel en 1639, dont elle aurait eu une fille. Non seulement extraordinaire casuiste de l'amour, elle participe activement à la vie sociale, intellectuelle et religieuse. Sur le plan politique, elle est hostile à Richelieu, mais fidèle à la couronne durant la Fronde, elle oeuvre à la réconciliation entre factions, recevant une pension de Mazarin. La mort de son mari (1640) provoque des disputes patrimoniales avec ses fils mais marque le début d'une vie plus conforme à ses souhaits. Le sentiment de l'amitié, sujet auquel elle va consacrer un petit traité, la conduit à partager, dans les années 1640, le même hôtel, place Royale, que Anne Doni d'Attichy (1600-1663) et son mari Henri-Louis de Rochechouart, comte de Maure (1603-1669?). Les deux amies souffrent d'hypocondrie: pour éviter les risques de contagion, elles communiquent souvent par écrit, lançant la mode du «billet». Les lettres de la marquise et la «belle nesgligence» de son style (Jean Chapelain) suscitent l'admiration. Depuis 1642, Mme de Sablé milite pour la cause janséniste, bien que sur le plan doctrinal son ralliement ne soit pas exempt de réserves. En 1652, ses préoccupations religieuses la conduisent à vivre rue Saint-Thomas d'Aquin, près du couvent de Port- Royal, puis à s'installer en 1656 dans une demeure contigüe au monastère. Ce logis, ouvrant d'un côté sur la rue et de l'autre sur le jardin du couvent, traduit un nouveau choix d'existence, à mi-chemin entre la retraite et le monde. Son salon devient un lieu de haute mondanité ainsi qu'un centre intellectuel. Monsieur, frère du roi, Mlle de Montpensier, Mme de Longueville, Mme de Liancourt, Mme de Schomberg, entre autres, vont s'y mêler avec les défenseurs du jansénisme comme Nicole, Arnauld d'Andilly et Pascal. Ils y rencontreront également des jésuites, des magistrats, des diplomates, des hommes de lettres et des savants. Les habitués s'y livrent à des jeux de société comme les «questions d'amours», assistent à des conférences et à des expériences scientifiques, discutent de métaphysique, de morale et de théologie. À partir de 1658-1659, elle s'engage avec La Rochefoucauld et Jacques Esprit dans un jeu à trois: écrire et soumettre au jugement de chacun des «sentences» censées constituer un «fonds commun» de réflexions sur l'homme, sur sa nature et sur son comportement social. En 1663, leurs chemins se séparent. La Rochefoucauld va publier ses maximes, Mme de Sablé renonce à poursuivre les siennes, Esprit préfère donner à ses réflexions la forme d'un traité. C'est à la marquise que La Rochefoucauld confie le soin d'effectuer des sondages en vue du lancement des Maximes et d'en écrire, sous anonymat, la première critique dans le Journal des Savants. À la reprise des persécutions contre Port-Royal, Mme de Sablé s'engage dans une difficile entreprise de médiation. Sa tolérance ne s'accorde pas avec l'intransigeance janséniste: en 1664, elle se rallie à la nouvelle abbesse imposée par l'archevêque de Paris et ne suit pas les religieuses dissidentes à Port-Royal des Champs. C'est dans le couvent de Port-Royal à Paris que, le 16 janvier 1678, elle affronte une mort qui n'a cessé de la hanter. À sa demande, elle est enterrée très simplement dans le cimetière de la Paroisse de Saint Jacques.

Les Maximes de Mme de Sablé furent publiées au lendemain de son décès, à l'initiative de l'abbé d'Ailly. Dans ses 81 «sentences» elle ne partage pas le pessimisme radical de La Rochefoucauld. Tout en prenant acte de «la malignité naturelle qui est en nous», elle défend les valeurs qui ont été les siennnes: l'honnêteté, la modération, la confiance dans la raison, le bon sens et la sagesse.

Oeuvres

- 1678: Maximes de Madame la marquise de Sablé et pensées diverses de M.L.D, publiées par l'abbé Nicolas d'Ailly, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy -- Rééditées par Jean Lafond à la suite des Maximes de La Rochefoucauld, Gallimard, Folio, 1976, et in Moralistes du XVIIe Siècle, Paris, Bouquins Laffont, 1992.
- Correspondance et réflexions diverses encore inédites ou partiellement publiées dans les ouvrages consacrés à Mme de Sablé par Victor Cousin (voir infra; «Choix bibliogr.»).
- Edouard Barthélemy, dans Madame la comtesse de Maure, sa vie et sa correspondance suivies des Maximes de Madame de Sablé et d'une étude sur la vie de Mademoiselle de Vandy, J.Gray, Paris, 1863.
- Edouard Barthélemy, dans Les amis de la marquise de Sablé, Recueil des lettres des principaux habitués de son salon, annotées et précédées d'une introduction historique sur la société précieuse, Dentu, Paris, 1865.

Choix bibliographique

[Les Portefeuilles Vallant, manuscrits conservés à la Bibliothèque Nationale de France, recueil de documents du médecin et secrétaire de Mme de Sablé, relatifs aux habitués du salon et aux sujets de conversation, montrent quelle place de premier plan occupait Madame de Sablé dans la culture de l'époque.]
- Cousin, Victor. Madame de Sablé. Nouvelles études sur les femmes illustres et la société du XVIIe siècle. Paris, Didier, 1854.
- Craveri, Benedetta. «La marquise de Sablé», in L'Âge de la conversation. Paris, Gallimard, 2002, p.109-147 [Milan, Adelphi, 2001].
- Eliot, George. «Women in France: Madame de Sablé» (Westminster Review, October 1854), in Essays of George Eliot, Thomas Pinney éd. London, Routledge and Kegan Paul, 1963, p.52-81.
- Ivanoff,Nicolas. La Marquise de Sablé et son salon. Paris, Les Presses Modernes, 1927.
- Lafond, Jean. «Madame de Sablé, La Rochefoucauld, Jacques Esprit: un fond comun, trois oeuvres» et «Madame de Sablé et son salon», in L'Homme et son image. Morales et littérature de Montaigne à Mandéville. Paris, Champion, 1996.

Jugements

- «Jamais personne n'a si parfaitement connu toutes les différences de l'amour que la Princesse de Salamis les connoist: et je sache rien de si agréable que de luy entendre faire la distinction d'une amour toute pure à une amour grossière et terrestre; d'une amour sincère à une amour feinte, et d'une amour d'intérêt à une amour héroïque [...] et tout ce qui dépend de cette passion, est si parfaitement de sa connaissance, que Vénus et Uranie ne la connoit guère mieux» (Mlle de Scudéry, portrait à clé de Mme de Sablé, Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653), 10 vol., réimpression de l'édition de Leyde, Paris, Augustin Courbé, 1656 [Genève, Slatkine Reprints, 1972], 6e partie, livre 1er, vol VI, p.72-73).
- «Vous êtes doctissime dans les passions, les dégoûts, les instances et les fourberies du monde» (Lettre de Mère Angélique Arnauld à Mme de Sablé, s.d., [v. 1659], in Charles Augustin Sainte-Beuve, Port-Royal, Maxime Leroy éd., 3 vol., Paris, Gallimard, «la Pléiade», 1953-1955, vol.III, p.82).
- «En vérité, c'est moi qui puis dire, sans vous flatter, que quelque bien que vous ayez toujours écrit, vous écrivez encore mieux que vous n'avez jamais fait. Ce qui vient à mon avis de ce que le jugement croît sans cesse et se sert ainsi avec plus d'art et de conduite des lumières de l'esprit [...] Mais ce qui me le fait encore plus estimer, c'est que, quelque grand que soit votre jugement et votre esprit, ils y ont beaucoup moins de part que votre coeur. Il faut sentir ces choses-là pour les pouvoir penser et les pouvoir dire» (Lettre de Robert Arnauld d'Andilly à Mme de Sablé, 28 janvier 1661, in Victor Cousin, Madame de Sablé, Paris, Didier, 1869, p.357).
- «Vous savez bien que je ne crois que vous sur des certains chapitres, et surtout sur les replis du coeur» (Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé, fin 1662/1663 env., in Maximes, suivies des Réflexions diverses, du Portrait de La Rochefoucauld par lui-même et des Remarques de Christine de Suède sur les «Maximes», Jacques Truchet éd., Paris, Garnier, 1967, p.550).
- «Son esprit était si grand et si beau, que j'ai vu des hommes savants ignorer beaucoup de choses qu'elle savait» (Mémoires de Madame de Motteville sur Anne d'Autriche et sa cour,[1669], M.F.Riaux éd., 4 vol., Paris, Charpentier, 1885, vol I, p.12).
- «Jamais personne n'a porté la politesse à un plus haut point de perfection» (Nicolas d'Ailly, Préface aux Maximes de Madame la marquise de Sablé et pensées diverses de M.L.D., Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1678, p.6).