Marie-Madeleine Guimard/Henri Lyonnet
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[82] A l'Opéra, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Guimard devait être ce que la Camargo et la Sallé avaient été pour la première moitié. Très curieuse figure, entrée à quinze ans comme danseuse figurante dans le corps de ballet, sous la haute protection de Monsieur d'Harnoncourt et du président de Saint-Lubin.
Marie-Madeleine Guimard, née en 1743 à Paris, avait reçu une éducation soignée. Dès 1760, le policier Marais, qui déjà s'occupe d'elle, nous apprend qu'elle a la plus jolie gorge du monde et que sa figure, sans être jolie, est avenante. Portée au plaisir -c'est toujours le policier qui parle- elle est nouvellement entretenue par Monsieur Bertin, trésorier des parties casuelles, mais c'est au danseur Léger de l'Opéra, qu'elle dut ses premiers pas...et son premier enfant, venu au monde dans un grenier sans feu, ni sans pointe de dentelle. Il faut aller [83] jusqu'en 1762, pour constater ses véritables débuts à l'Opéra et sur le Théâtre de la Cour où elle représenta Terpsicore dans les Festes Grecques et Romaines. Les Mémoires secrets constatent son grand succès. On ne lui reproche que de manquer «de grâces plus arrondies». Dès cette époque, ses progrès sont rapides aussi bien dans la danse que dans la galanterie.
A l'Opéra, elle est classée comme danseuse «seule»; dans le demi-monde, elle est quittée par le Comte de Boutourlin, ambassadeur de Russie, qui lui préfère Mademoiselle Lafon de la Comédie Italienne, avant de tomber dans les bras du Comte de Rochefort, qui, pour entrée de jeu, se fait annoncer avec une paire de boucles d'oreilles et un collier d'un grand prix. Puis, liaison plus durable avec le fermier général de la Borde qui s'intitule premier valet de chambre du roi et gouverneur du Louvre. C'est lui qui, en avril 1763 lui donnera une fille dont il réclamera la paternité sept ans plus tard. A l'Opéra, leMercure ne cessera de louer la ballerine, qui chante et joue le rôle de la statue dans Pygmalion; et, voici la nouveauté: la Guimard ne se contente pas de danser: elle chante! Le Maréchal Prince de Soubise est l'entreteneur à 2.000 écus par mois, ce qui permet un luxe qui n'a pas encore été égalé, et Monsieur de la Borde est passé au rang «d'amant de coeur». Car le XVIIIe siècle a établi des distinctions charmantes: Le premier est «l'amant honoraire»; l'autre est devenu: «l'amant utile». Carmontelle a résumé la situation dans un crayon de couleurs, que nous avons pu voir à l'Exposition du Théâtre de 1929 (Collection du Baron [84] de Fleury): Mademoiselle Guimard jouant de la harpe, Monseigneur de la Bruyère de Jarente jouant de la flûte, le Prince de Soubise, capitaine des chasses, jouant du cor, et le danseur Dauberval tenant une pochette.
Mademoiselle Guimard donne trois soupers par semaine; le premier offert aux grands seigneurs de la Cour et aux gens considérables; le second, aux artistes, savants, philosophes et beaux esprits; au troisième, nous dit Bachaumont, viennent prendre part les filles les plus séduisantes et les plus lascives; celui-ci ne tarda pas à dégénérer en une véritable orgie. Dans sa maison de Pantin, où elle a fait construire un théâtre, elle donne des spectacles pour lesquels Collé écrit des pièces, Carmontelle des proverbes, de la Borde de la musique. Les princes du sang briguent l'honneur d'y être admis.
Soyons justes: au milieu de ce dévergondage, la Guimard n'oublie pas la charité: l'hiver de 1768 a été fort rude. La danseuse, au lieu de bijoux pour ses étrennes, demande à ses amants de l'argent qu'elle puisse distribuer. Elle monte des étages, visite des mansardes, distribue ainsi plus de 6.000 livres. Le Gazetier cuirassé qui, d'ordinaire, n'est pas tendre pour elle, nous apprend qu'elle va voir les malades, leur porte des secours, qu'elle ensevelit les morts, et qu'elle est la charité en personne de sa paroisse Saint-Roch. Une gravure sans date présente «Terpsicore charitable ou Mademoiselle Guimard visitant les pauvres». Marmontel écrit une pièce de vers dans laquelle nous lisons:
[85] Est-il bien vrai, jeune et belle damnée,
Que du théâtre embelli par tes pas,
Tu vas chercher dans de froids galetas
L'humanité plaintive abandonnée?
De petits marchands à la veille d'une échéance, des joueurs malheureux ont recours à elle, et comme un officier veut lui signer un reçu de cent livres: «Votre parole me suffit, lui dit-elle. J'imagine qu'un officier aura au moins autant de parole qu'une fille d'Opéra.» Théveneau de Morande, le pamphlétaire, est désarmé devant celle qu'il appelle «la Soeur de Miséricorde».
C'est sur son théâtre que l'on donne pour la première fois, la Partie de chasse d'Henri IV de Collé, jouée par les acteurs de la Comédie Française, devant 234 spectateurs, moins le public des loges, et avec un succès si prodigieux que le maréchal de Richelieu chargé de la discipline au Théâtre, défendit aux comédiens d'aller jouer une autre fois au dehors. Cependant une ombre passa un moment sur la fortune de la Guimard: Ne dit-on pas que le prince de Soubise atteint par des banqueroutes lui retire les 72.000 livres de rentes fixes qu'il lui attribuait? Monsieur de la Borde n'est-il pas ruiné? Les Mémoires secretsnous apprennent que Mademoiselle Guimard cherche 400.000 livres à emprunter. Deux mois plus tard, tout semble s'arranger, les spectacles de Pantin ont repris de plus belle et s'assurent des succès avec de petites pièces immorales.
La profession de demi-mondaine ne va pas toujours sans désagréments. Jalouse des succès de la Dervieux, [86] célébrée par Dorat, la Guimard à son tour encourage les poèteraux à insulter sa rivale, et ceux-ci le font en termes grossiers. La Dervieux répond par d'autres rimes:
...Elle a la taille d'un fuseau,
Les os plus pointus qu'un squelette,
Le teint couleur de noisette
Et l'oeil percé comme un pourceau,
Ventre à plis...
Et comme de la Borde continuait à écrire de la musique:
Après Rameau paraît la Borde,
Quel compagnon, miséricorde!
Laissez notre oreille en repos:
De vos talents faites-nous grâce:
De la Guimard allez compter les os.
Monsieur l'auteur, on vous la passe.
A Pantin, on jouait Madame Engueule, la parade la plus épicée de Vadé, et la Guimard dansait la Fricassée avec Dauberval. Le duc de Chartres assistait à la représentation de la Vérité dans le vin, chef-d'oeuvre du Théâtre grivois. Les dames de la Cour venaient en loges grillées.
Les succès du Théâtre de Pantin ne suffisant bientôt plus à l'insatiable danseuse, elle résolut de se faire bâtir un Hôtel en haut de la Chaussée d'Antin, près la barrière, avec une salle pouvant contenir 500 personnes. Ce fut un vrai temple de Terpsichore. Un jour cependant l'archevêché voulut savoir ce qui se passait Chaussée [87] d'Antin. Le souper en pique-nique qui devait y avoir lieu fut interdit au dernier moment. On chanta:
Le souper était honnête,
L'on pouvait aller après
En tête à tête,
Et renoncer aux poulets
Pour une arête...
Les victuailles du festin de cent couverts furent portées au curé de Saint-Roch pour en faire la distribution aux pauvres, et ce festin manqué s'appela le «Souper des Chevaliers de Saint-Louis», à cause descinq louis, prix de la cotisation. Une bouffonnerie, Ermelinde, eut un tel succès que le roi voulut la voir à Choisy et s'en amusa follement. La Chercheuse d'esprit en ballet-pantomime fut jouée avec Mademoiselle Guimard-Nicette, puis représentée à Choisy, à la Cour à Fontainebleau, et enfin à l'Académie royale de Musique le 1er mars 1778. Le Mercure de France, la Correspondance littéraire de Grimm ne tarissent pas d'éloges sur les talents de Mademoiselle Guimard, et l'on chante:
De bas en faut, de haut en bas,
Madeleine est charmante
Ses jolis pieds, ses jolis bas,
En elle tout enchante.
Voyez ses yeux voluptueux
Et son charmant sourire,
L'ensemble est parfait
Et son regard fait...
Ce qu'il ne faut pas dire.
[88] Marchi fait d'elle un buste signé en 1779. Elle est moins heureuse avec Fragonard. S'étant brouillée avec l'artiste, celui-ci s'introduisit dans son hôtel, effaça d'un coup de pinceau le sourire de la danseuse, et mit à sa place une grimace.
A cette époque, elle a 35 ans. Elle est au comble de la réputation. Elle dirige la mode: on fait des robes à la Guimard, robes retroussées sur une jupe d'une autre couleur, agrémentée de pompons et de guirlandes. On l'appelle «la déesse du goût». En l'année 1779, elle a coûté à l'Opéra 30.000 livres. Les autres danseuses trouvent leurs costumes insuffisants. Une d'elles qui refuse de danser est envoyée au For-l'Evêque.
De tristes évènements vinrent se jeter au travers de cette course toujours ascendante. Ce fut d'abord la mort de sa fille Marie-Madeleine, légitimée par de la Borde, et mariée avec un orfèvre. Puis ce fut le second incendie de l'Opéra au Palais-Royal, le 8 juin 1781. Ce fut encore l'année suivante la banqueroute du Prince de Guénénée, dont la femme, gouvernante des enfants de France, était la fille du Prince de Soubise. Elle se résout alors à mettre en loterie son Hôtel de la Chaussée d'Antin, avec 2.500 billets de 120 livres chaque. Ce fut la Comtesse de Lau qui le gagna et le revendit au banquier Perregaux.
Intraitable dans son service, la Guimard était devenue la directrice occulte de l'Opéra, mais se sentant vieillir, refaisant chaque jour son maquillage devant son portrait jeune, la Guimard épousa le 14 août 1789, en l'église Sainte-Marie du Temple, Jean Etienne Des-[89]préaux, âgé de 31 ans. C'était un gai chansonnier, dessinateur, découpeur de silhouettes, un amuseur qui fonda les Dîners du Vaudeville en 1794. Elle lui apportait 23.160 livres de rentes et 110.000 livres d'argent comptant. Il est vrai qu'à cette époque les revenus étaient bien compromis. Et tous deux -qui le croirait?- firent bon ménage. Pendant la Terreur et les années suivantes, ils habitaient sur le haut de la butte Montmartre. Despréaux chantait en 1797:
Un peu plus haut que les clochers,
Près de la céleste demeure,
Ma femme et moi sommes juchés,
On y monte en moins d'un quart d'heure...
Despréaux avait une soeur, Eléonore, religieuse au couvent de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement. Il fut l'auteur des Deux Madeleines dont Béranger fit les Deux Soeurs de Charité.
Plus tard, le vieux ménage descendit rue Ménars, où il habita dans la maison de droite en entrant par la rue de Richelieu, et les intimes pouvaient assister à un curieux spectacle: un rideau dont le bas soulevé laissait seulement voir des jambes de danseuse. C'étaient celles de la Guimard qui esquissaient encore des pas.
[Portrait:
- «Mademoiselle Guimard, par F. Boucher», pl.41, p.84]