Revue Orages. Littérature et culture, 1760-1830, numéro 24, 2025
dir. Jean-Christophe Abramovici et Élise Pavy-Guilbert
Le tournant des Lumières est puissamment marqué par des révolutions de la langue française. L’idée d’une langue française « régénérée », « révolutionnée » et bien sûr « révolutionnaire » [Bonnet, Roger] hante la seconde moitié et la fin du xviiie siècle. Le bilan de ces changements, que beaucoup espèrent définitifs, sera fortement discuté au début du xixe siècle.
Après avoir déploré « l’abus des mots » [Ricken, Steuckardt], le mitan du siècle impose la quête de leur « justesse » avec la réflexion sur la synonymie et la néologie [Armogathe, Dougnac, Abramovici]. Les représentations de la langue française dans les textes théoriques et fictionnels, les images et les métaphores qui la décrivent, les systèmes et les règles qui la fabriquent, ainsi que les sentiments diffus et confus qui l’entourent, développent de nouveaux imaginaires. Le mythe du « génie de la langue française » et ses attributs corollaires – clarté, rationalité, sociabilité, fixité et même perfection et universalité [Mornet, Fumaroli, Meschonnic, Siouffi] – sont remis en question et amendés. Entre 1760 et 1830, écrivains et théoriciens mettent d’abord en exergue la perfectibilité de la langue française et son mouvement – fût-il saisi et compris au sein d’une stabilité – ils examinent les malentendus et les méfaits de la communication, la part d’ombre et d’opacité de la langue, voire son fanatisme et sa folie latente. La langue française est bien perçue de façon orageuse, comparée à un fleuve qui s’élargit, profond et impétueux, ou encore à une mer qui oscille, avec sac et ressac, souvent tumultueuse.
L’idée de ce numéro, les révolutions de la langue française, est d’étudier, du point de vue de l’histoire des idées et de l’histoire de la langue et de la littérature françaises, ce que les écrivaines et les écrivains, les théoriciens de la langue, ainsi que les hommes et les femmes engagés dans et par les mots de la Révolution, nous disent des transformations et des mutations de la langue française. Il s’agira d’analyser comment la langue française se modifie, tant au niveau du vocabulaire que de la grammaire, ou encore de la ponctuation.
Quelles révolutions de la langue française sont concrètement réalisées ? Comment et par qui sont-elles insufflées ? De quelles manières sont-elles d’emblée jugées et interprétées ?
Quatre pistes en particulier pourraient être explorées :
1/ Langue et littérature françaises
Que devient l’idée même de langue française après Voltaire, Rousseau et Diderot ? Comment les écrivains et les écrivaines du tournant des Lumières réfléchissent à la langue française et de quelles façons la conçoivent-ils ? Une langue et un style français, vis-à-vis desquels se prononcer et s’inventer, existent-ils sous leur plume, fortement influencée par les œuvres et les idées de Rousseau, surtout si l’on songe à Sade, Mercier, Cottin ou Staël, pour ne citer qu’elles et qu’eux ? Quelles « connivences secrètes » [Bonnet] se tissent entre la langue française théorisée ou pratiquée par Diderot, Mercier et Chateaubriand ou encore Rousseau, Sade et Staël ?
2/ « Sciences » de la langue française
Quelles sont les filiations et les continuations des réflexions sur la langue des encyclopédistes [Auroux, Swiggers] et en particulier de Dumarsais, Beauzée et Douchet ainsi que Diderot, alors que l’Encyclopédie méthodique (1782-1832) comporte trois volumes de Grammaire et littérature (1782-1786) dirigés par Beauzée et Marmontel ? Comment sont prolongés ou dépassés durant le long xviiie siècle les débats sur l’origine de la langue française et l’ordre « naturel » des mots [Ricken], sur la synonymie après Condillac, Girard et Diderot [Abramovici], sur l’évolution de la phrase au phrasé [Seguin] et les premières études comparatives qui analysent la langue française à l’aune des langues antiques, orientales et européennes [Boidin, Champy, Pavy-Guilbert] ? La fin du siècle glisse-t-elle d’une pensée sur les mots et le lexique à une réflexion sur la phrase et la grammaire ? Comment la « linguistique fantastique » [Auroux, Chevalier, Jacques-Chaquin, Marchello-Nizia] se change-t-elle en une « science » de la langue et en une « vraie » linguistique avant l’heure ?
3/ Politiques de la langue française
Si la langue française instituée comme langue nationale fut un enjeu révolutionnaire crucial [Balibar, Branca-Rosoff, Guilhaumou, Maldidier, Rosenfeld], comment comprendre, avec distance, ces politiques de la langue française confrontées à la réalité des langues françaises ? L’universalité de la langue française prônée par Rivarol n’est-elle que domination ou fantasme, et l’anéantissement des patois par Grégoire que jacobinisme linguistique, avec sa part de mise en scène d’une langue autre et la poétisation des cultures orales traditionnelles [Certeau, Julia, Revel] ? Si Domergue articule grammaire et patriotisme [Busse, Dougnac], de quelle manière son Journal de la langue française participe-t-il de la construction d’une image idéale de la langue française et du style français ? Comment se construit le socle de la langue et de la grammaire françaises dans les écoles normales gérées par l’administration de l’instruction publique ? La langue française étant inséparable des outils et des lois qui la stabilisent, et des écoles qui en enseignent la norme et les usages [Balibar ; Branca-Rosoff, Fournier, Grinshpun, Régent-Susini], selon quelles modalités s’émancipe-t-elle graduellement du latin pour mieux s’ouvrir aux langues européennes ?
4/ La langue française en héritage
Que reste-t-il de la langue des Lumières ? Comment saisir la spécificité du « tournant » des Lumières du point de vue de la langue française, de cette « période sans nom » [Balayé et Roussel ; Delon ; Atsbury et Seth ; Bercegol, Genand, Lotterie] et peut-être sans langue ? Que nous disent le « moment 1800 » et le « moment idéologique » [Citton, Dumasy ; Busse et Trabant] en matière de langue française ? Quel rôle jouent les Idéologues ? Jusqu’où émergent une approche mélancolique et médicale de la langue [Pigeaud, Starobinski, Rigoli] et une conscience des maladies liées à la langue, avec les débuts de l’aliénisme ? Y a-t-il un continuum entre la langue dite révolutionnaire et celle qualifiée de pré-romantique ?
Nous chercherons à mieux éclairer ces pistes, évidemment non exhaustives, jusqu’à entrevoir le point de partage des disciplines, entre la langue et la littérature françaises, la (socio-) linguistique, la politique de la langue ou encore la stylistique et la poétique.
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Calendrier et nombre de signes
Les propositions (5000 signes) sont à envoyer jusqu’au 15/09/2024 à jean-christophe.abramovici@sorbonne-universite.fr et à elise.pavy@u-bordeaux-montaigne.fr. Les articles (30 000 à 35 000 signes, notes et espaces incluses) seront à rendre le 15/03/2025. (Versions définitives après relectures mai 2025, épreuves juillet 2025, parution à l’automne 2025).
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Bibliographie indicative
Abramovici, Jean-Christophe, « Barbarisme et néologie. Rousseau, Snetlage, Casanova », Casanova-Rousseau : lectures croisées, dir. Jean-Christophe Igalens et Érik Leborgne, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2019, p. 111-117.
– « “Régénérer la langue” pour conjurer les haines : Léonard Snetlage et l’énergie des mots révolutionnaires », Orages. Littérature et culture 1760-1830, n° 16, dir. Olivier Ferret et Pierre Frantz, « Haines politiques », 2017, p. 109-121.
– « “Malaise” dans le dictionnaire. La question des synonymes de Girard & Condillac », Dictionnaires en Europe, Marie Leca-Tsiomis (dir.), Dix-Huitième Siècle, n° 38, 2006, p. 269-282 et en ligne : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2006-1-page-269.htm.
Armogathe, Jean-Robert, « Néologie et idéologie dans la langue française au 18e siècle », Dix-Huitième Siècle, n° 5, 1973, p. 17-28.
Astbury, Katherine et Seth Catriona (dir.), Le tournant des Lumières. Mélanges en l’honneur du professeur Malcolm Cook, Paris, Classiques Garnier, 2012.
Auroux, Sylvain, La Philosophie du langage, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.
– « Le sujet de la langue : la conception politique de la langue sous l’ancien Régime et la Révolution », dans Winfried Busse et Jürgen Trabant (dir.), Les Idéologues. Sémiotique, théories et politiques linguistiques pendant la Révolution française, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 1986, p. 259-278.
– La Sémiotique des encyclopédistes. Essai d’épistémologie historique des sciences du langage, Paris, Payot, « Langages et sociétés », 1979.
Auroux, Sylvain ; Chevalier, Jean-Claude ; Jacques-Chaquin, Nicole ; Marchello-Nizia, Christiane (dir.), La Linguistique fantastique, Paris, Denoël, 1985.
Balayé, Simone et Roussel Jean (dir.), Au tournant des Lumières : 1780-1820, Dix-Huitième Siècle, n° 14, 1982.
Balibar, Renée et Laporte, Dominique, présentation d’Étienne Balibar et de Pierre Macherey, Le Français national. Politique et pratiques de la langue nationale sous la Révolution française, Paris, Hachette Littérature, 1974.
Bercegol, Fabienne ; Genand, Stéphanie et Lotterie, Florence, Une période sans nom : les années 1780-1820 et la fabrique de l’histoire littéraire, Paris, Classiques Garnier, 2016.
Boidin, Carole ; Champy, Flora ; Pavy-Guilbert, Élise, Images des langues, langues imaginées. Imaginaires des langues anciennes et orientales en France au siècle des Lumières, Paris, Hermann, « Les collections de la République des Lettres », 2023.
Bonnet, Jean-Claude, Les Aléas de la parole publique (1789-1815), Presses Universitaires de Saint-Étienne, « Lettres, idées, arts (xvie-xviiie siècle) », 2021.
– Les Connivences secrètes : Diderot, Mercier, Chateaubriand, Paris, CNRS Éditions, 2020.
Bonnet, Jean-Claude (dir.), La Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, Paris, Armand Colin, 1988 (et en particulier Philippe Roger, « Le débat sur la “langue révolutionnaire” », La Carmagnole des Muses, op. cit., p. 157-184 et Jean-Claude Bonnet « La “sainte masure”, sanctuaire de la parole fondatrice », ibid., p. 185-216).
Branca-Rosoff, Sonia (dir.), L’Institution des langues. Renée Balibar, du colinguisme à la grammatisation, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001.
Branca-Rosoff, Sonia ; Fournier, Jean-Marie ; Grinshpun, Yana et Régent-Susini, Anne (dir.), Langue commune et changements de normes, Paris, Champion, 2011.
Branca-Rosoff, Sonia, « Les mots de parti pris. Citoyen, aristocrate et insurrection dans quelques dictionnaires (1762-1798), Dictionnaire des Usages Socio-Politiques (1770-1815). Fasc. 3. Dictionnaires, normes, usages, Paris, Klincksieck, INALF/SFEDS, 1988, p. 47-73.
Branca, Sonia, « Destutt lecteur de Beauzée », Histoire Épistémologie Langage, IV.1, 1982, p. 47-57.
Brunot, Ferdinand, Histoire de la langue française des origines à nos jours, Paris, Armand Colin, 1966, t. VI Le XVIIIe siècle.
Busse, Winfried et Dougnac, Françoise, François-Urbain Domergue : le grammairien patriote (1745-1810), Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Lingua et traditio : Beiträge zur Geschichte der Sprachwissenschaft », 1992.
Busse, Winfried et Trabant Jürgen (dir.), Les Idéologues. Sémiotique, théories et politiques linguistiques pendant la Révolution française, Amsterdam/Philadelphia, J. Benjamins, 1986.
Certeau, Michel de ; Julia, Dominique et Revel, Jacques (dir.), Une Politique de la langue. La Révolution française et les patois : enquête de l’abbé Grégoire, postface inédite de Dominique Julia et Jacques Revel, Paris, Gallimard, « Folio/Histoire », 1975 et 2002.
Chevalier, Jean-Claude et Delasalle, Simone, La linguistique, la grammaire et l’école, 1750-1914, Paris, Armand Colin, 1986.
Citton, Yves et Dumasy, Lise (dir.), Le Moment idéologique. Littérature et sciences de l’homme, Lyon, ÉNS Éditions, 2013.
Delon, Michel, « Procès de la rhétorique, triomphe de l’éloquence », Marc Fumaroli, Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, Paris, PUF, 1999, p. 1001-1017.
– « Les Secondes Lumières en France », dans Lionello Sozzi (dir.), D’un siècle à l’autre : le tournant des Lumières, Turin, Rosenberg & Sellier, 1998, p. 9-13.
– « Crise ou tournant des Lumières ? », dans Werner Schneiders (dir.), Aufklärung als Mission : Akzeptanzprobleme und Kommunikationdefizite / La Mission des Lumières : accueil réciproque et difficultés de communication. Actes du Colloque de Luxembourg, 5 au 8 mars 1989, Marburg, Hitzeroth, 1993, p. 83-93.
– « La Révolution et le passage des Belles-Lettres à la Littérature », Revue d’Histoire Littéraire de la France, n° 4-5, juill-oct. 1990, p. 573-588.
Didier, Béatrice et Neefs, Jacques (dir.), Sortir de la Révolution. Casanova, Chénier, Staël, Constant, Chateaubriand. Manuscrits de la Révolution III, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Manuscrits modernes », 1994.
Dougnac, Françoise, « La néologie », H. E. L (Histoire Épistémologie Langage), Les Idéologues et les sciences du langage, IV.1, 1982, p. 67-72.
Droixhe, Daniel, La Linguistique et l’appel de l’histoire (1600-1800). Rationalisme et révolutions positivistes, Genève-Paris, Droz, « Langue et cultures », 1978.
Fumaroli, Marc, « Le génie de la langue française », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, III. Les France, Paris, Gallimard, NRF, 1992, 3 vols, vol. 3 « De l’archive à l’emblème », p. 911-973.
Gengembre, Gérard et Goldzink, Jean, « Terreur dans la langue. La question de la langue révolutionnaire d’Edme Petit à Madame de Staël », Mots. Les Langages du politique, vol. 21, 1989/1, p. 20-31.
Guilhaumou, Jacques et Maldidier, Denise, « La langue française à l’ordre du jour (1789-1794) », Mots. Les langages du politique. Langages. Langue de la Révolution française, n°16, 1988, p. 131-154.
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