Représentations et récits de la souffrance masculine aux siècles classiques en Europe
Représentations et récits de la souffrance masculine aux siècles classiques en Europe : la lamentation du personnage masculin dans la littérature et les arts, entre réception des modèles antiques et expression des passions modernes
Date d’échéance
Mercredi 1er octobre 2025
Organisation
Journée d’étude organisée par Marilina GIANICO (Université de Lorraine, LIS UR 7305).
Les propositions de communication sont attendues avant le 1er octobre 2025 à l’adresse marilina.gianico@univ-lorraine.fr
Depuis les pleureuses du pourtour méditerranéen dont Enzo De Martino analyse le rituel de deuil jusqu’aux plaintes élégiaques des héroïnes abandonnées des Héroïdes d’Ovide, la lamentation paraît être dévolue aux femmes. Geste de deuil ou expression de la souffrance, en particulier amoureuse, cette « forme discursive » « définissable par au moins deux spécifications conjointes : un dispositif énonciatif, une thématique anthropologique », « germe comportemental de l’émoi triste, de l’affectivité vécue, exprimée et exposée à partage », pour reprendre les mots de Georges Molinié, semblerait en effet être le plus souvent, dans les représentations artistiques et littéraires occidentales, l’apanage de personnages féminins. Ce sont les femmes plus que les apôtres qui pleurent le Christ dans les toiles représentant la déploration, depuis Giotto jusqu’à Poussin, ce sont elles qui expriment leur douleur par un langage verbal et corporel touchant dans les textes ou au théâtre, que l’on pense aux Lettres d’une religieuse portugaises, à la tragédie racinienne ou aux réécritures de l’histoire d’Héloïse et Abélard aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Des figures de l’expression de la souffrance masculine existent pourtant dans l’imaginaire gréco-latin ainsi que dans la tradition biblique, grands répertoires de modèles de la littérature européenne : Achille, dans l’Iliade, pleure de colère après l’affront que lui a infligé Agamemnon et s’adonne à une véritable déploration pour la mort de Patrocle ; Priam pleure la mort d’Hector et sa plainte se transforme en prière lorsqu’il vient demander à Achille la dépouille de son fils martyrisé ; Philoctète fait retentir de ses plaintes l’île de Lemnos dans la tragédie de Sophocle ; les larmes inondent le visage d’Énée essayant en vain de serrer l’âme d’Anchise dans ses bras ; et que dire de Job et de Jonas, dont les lamentations questionnent la justice divine ? Comment ces modèles sont-ils relus, réécrits, réinterprétés et, in fine, resemantisés aux siècles classiques, c’est-à-dire à un moment de l’histoire des productions artistiques qui privilégie, parmi toutes les émotions esthétiques caractérisant la réception d’une œuvre, le pathétique, « cet enthousiasme, cette véhémence naturelle, cette peinture forte qui émeut, qui touche, qui agite le cœur de l’homme », comme le définit Jaucourt dans l’Encyclopédie, reprenant la définition qu’en donne la traduction du Traité du sublime (1674) du pseudo-Longin par Boileau ?
La critique a montré comment s’opère, dans les discours sur l’art oratoire et l’esthétique de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, une « promotion esthétique du pathétique » qui met de plus en plus en valeur l’« expression quintessenciée du pitoyable » et la liberté, du côté de la réception, de donner libre cours à l’expression des émotions. Parallèlement à cette redécouverte du pouvoir rhétorique et du plaisir esthétique de l’émotion, les sujets émouvants occupent une place de plus en plus essentielle dans la production artistique et littéraire, si bien que Du Bos peut constater, en 1719, que « [l]’art de la poésie et l’art de la peinture ne sont jamais plus applaudis que quand ils ont réussi à nous affliger ». L’envoûtement pour le pathétique accompagne le triomphe et le succès du personnage masculin en pleurs au XVIIIe siècle ; comme le remarque Anne Vincent-Buffault dans son Histoire des larmes, les hommes des siècles classiques ne sont pas assujettis aux mêmes règles de retenue, dans l’expression de leurs émotions, que ceux du XIXe, ni dans la vie, ni dans la fiction : « C’est en lisant des romans du XVIIIe siècle, où les personnages masculins pleurent avec une volupté certaine, que j’ai, pour ma part, rencontré cette étonnante question des larmes » , écrit-elle dans l’introduction à son Histoire des larmes. L’historienne identifie, sur les traces de Marcel Mauss, un véritable langage des pleurs, une forme de communication larmoyante qui caractérise la production littéraire et artistique autant sur le plan des représentations que sur le versant de la réception. On pleure dans les romans et en lisant des romans ; on fond en larmes au théâtre et à l’opéra, sur la scène et dans la salle ; on s’afflige dans et devant certains tableaux, comme les toiles de Greuze qui suscitent l’émotion de Diderot dans les Salons.
La lamentation occupe une place centrale dans ce mouvement d’affirmation du pathétique comme impératif esthétique de tous les domaines de la création : il s’agit d’une forme capable de circuler entre les genres, mais aussi entre les arts. La gestuelle qui accompagne l’expression verbale de la souffrance, la présence inévitable du langage corporel dans l’extériorisation de l’émotion d’affliction en font un motif pictural et inscrivent la présence du corps dans la narration romanesque ; la plainte en musique devient lamento dans l’opéra et exacerbe le caractère touchant du spectacle. L’émotion est très souvent suscitée par la souffrance du personnage masculin : à la fréquence du lamento du ténor dans l’opéra du XVIIe siècle répondent les lamentations des personnages romanesques du siècle des Lumières : Cleveland, Des Grieux, Charles Grandison, Saint-Preux, Werther, Ortis. Et, à cette période charnière où le roman semble préférer la scène à la narration et se rapprocher ainsi des arts figuratifs, les peintres ne sont pas en reste dans l’exploitation du geste pathétique de lamentation. Depuis le fils prodigue de la Malédiction paternelle de Greuze jusqu’à Philoctète dans l’île de Lemnos de Guillaume Guillon-Lethière, les modèles antiques, gréco-latins et bibliques, sont repris de manière plus ou moins explicite et retravaillés dans ce mouvement général de promotion de l’émotion esthétique.
Il s’agira, pendant cette journée d’étude, d’interroger la création, la réception et la reprise de ces modèles de représentation de la souffrance masculine dans la littérature et les arts à l’âge classique en Europe. En effet, si la représentation d’une souffrance au féminin, exprimée sous des formes diverses, a déjà fait l’objet de nombreuses études, rares sont les ouvrages consacrés à l’analyse de la représentation de la souffrance masculine lorsque celle-ci s’exprime sous la forme de la lamentation et de ses différentes déclinaisons, allant de la plainte à la déploration. Il ne s’agit pas, ici, de s’interroger sur la construction de normes comportementales définissant la virilité, mais de questionner les représentations pour comprendre comment l’articulation de la lamentation et du personnage masculin fait sens : quelle signification la voix, le geste, le corps du personnage masculin confèrent-ils à la lamentation ? Quels sont les infléchissements particuliers que confère la lamentation masculine à l’expression de la souffrance ? Y a-t-il des constantes formelles, thématiques et sémantiques qui caractérisent ce motif ? Les communications pourront s’intéresser aussi bien aux textes littéraires qu’aux représentations des arts plastiques ou du spectacle vivant sur un empan chronologique compris entre la fin du XVIe et la fin du XVIIIe siècle.
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