La valeur intellectuelle et les origines presque exclusivement masculines de l’apologétique chrétienne ont longtemps oblitéré le rôle des femmes dans la défense de la foi. La pratique « genrée « de l’apologétique invite pourtant à élargir les frontières d’une » discipline » qui, au xviiie siècle, s’ouvre aux leçons de la raison et de la sensibilité.
Si, par son contenu, l’apologétique puise sans cesse aux sources de la Révélation, ses formes varient considérablement en fonction des périodes et des contextes culturels et sociaux au gré desquels elle se développe. Confrontée aux combats des Lumières, la défense de la foi se définit dans un rapport dialogique à la Philosophie contemporaine et témoigne, de ce fait, de considérables infléchissements théologiques et d’une vulgarisation qui l’enjoint sans cesse à se littérariser.
Développée souvent au gré de polémiques et querelles « au point de recouvrir largement le courant des anti-Lumières « , l’apologétique s’avère rapidement » contaminée » par l’évolution des mentalités et des jugements esthétiques. Elle n’échappe pas aux effets de mode qui, une fois apprivoisés, lui permettent d’élargir son audience et lui font espérer la conversion des incrédules de tout bord : « même en fait de preuves de la religion, écrit l’abbé Mérault de Bizy, il faut plaire en prouvant ou prouver en vain ». Contrainte de quitter progressivement la sécheresse de traités réservés naguère aux seuls controversistes, l’apologétique fait désormais siens l’expérience personnelle et le témoignage intérieur.
Forts des leçons tirées des Délices de l’esprit de Desmarets de Saint-Sorlin (1658) et de la réconciliation de la foi avec l’esprit et le goût que prône J.-G. Lefranc de Pompignan (La dévotion réconciliée avec l’esprit, 1754), les écrivains chrétiens optent pour une illustration de la dévotion en adéquation avec les progrès des sciences et des arts. L’apologétique cherche dès lors, parmi une gamme d’ingrédients littéraires et psychologiques, à toucher l’imagination et agrémente les registres de l’argumentation et de la polémique de celui de la séduction. Elle ne table plus seulement sur l’éloquence, mais joue d’ironie et de lyrisme. Elle adopte les stratégies de ses adversaires, emboîte le pas aux Philosophes, en appelle aux goûts de son public et révolutionne les genres où s’inscrira désormais sa pratique. Dictionnaires, romans épistolaires, nouvelles, comédies et tragédies voisinent honorablement, dans la seconde moitié du xviiie siècle, les essais théologiques ou les livres de piété et enferment l’efflorescence d’œuvres situées au carrefour des champs religieux et littéraire.
Ces métamorphoses découvrent des perspectives au sein desquelles la voix des femmes peut se faire entendre, au moment même où se modifie le regard que l’Église et la société portent sur elles. Irrémédiablement, l’apologétique s’en trouve bigarrée et répond à l’originalité de voix féminines qui sourdent de milieux sociaux, de réseaux littéraires et de courants philosophiques, théologiques ou religieux (jansénisme, protestantisme, quiétisme, illuminisme, etc.) disparates.
La dévote se fait femme savante, fine mais marginale théologienne « telle Marie Huber », tandis que le siècle découvre une foule de passionarias dont les traités bibliques et les études exégétiques contribuent à consolider une piété éclairée (M.-A. Bataille de Chambenart, E.-S. Chéron, A.-L. de Béthune d’Orval, M.-M. d’Aguesseau,?). Nulle doctrine sociale chamboulée par les Philosophes n’est susceptible d’échapper à la vindicte de cette « Action catholique féminine » (M. Bernos) : Marie-Françoise Loquet s’empare ainsi des arguments les plus récents sur la quête du bonheur pour offrir, dans le Voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur, ouvrage pour servir de guide dans les voies du salut, un pendant chrétien aux réflexions philosophiques. Mme de Laval-Montmorency se tournera, dans le même esprit, vers le texte biblique pour apporter réponse aux doutes de sa génération : Le vrai bonheur ou la foi de Tobie récompensée. Nul genre ne paraît plus désormais impropre lorsqu’il se met au service d’une croyance assiégée de toutes parts. La Laïs philosophe, biographie fictive, écrite par Marie-Antoinette de Bavière, livre ainsi en 1760 un combat en règles contre les iconoclastes qu’elle campe en pleine errance et sur le point de se rétracter en réfutant par eux-mêmes l’« impiété « , la ? mauvaise conduite ? et la » folie » de Voltaire. En 1786, l’œuvre de Mme Loquet intitulée Cruzamante ou la Sainte amante de la croix optera pour des tonalités sadiennes. Cet étendard d’un dolorisme outré fut justement épinglé pour sa proximité avec l’inspiration de Justine ou les Infortunes de la vertu. Le didactisme sage de Mme Leprince de Beaumont côtoie quant à lui l’œuvre pléthorique de Mme de Genlis, qui va jusqu’à s’inspirer des entreprises lexicographiques de l’abbé Mayeul Chaudon et de F.-X. de Feller, pour publier un Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, dont le titre voile habilement la dimension apologétique et le propos clairement antiphilosophique.
Dans leur sacrifice à l’esprit du siècle, les « Lumières chrétiennes » et féminines revêtent le masque de l’adversaire, usent superficiellement du même vocabulaire que la Philosophie, et, selon une perméabilité toute relative, assimilent ses valeurs ou réquisitionne des titres qui lui paraissent avoir été injustement usurpés. Loin de réduire le fossé idéologique qui sépare les deux camps, l’écriture bourgeonnante des auteures contribue à alimenter la vivacité et la richesse culturelle d’un débat qui affecte les identités de l’écrivain, de l’écrivain chrétien, du philosophe, du clerc et du laïc, dont les missions sociales se trouvent conséquemment bouleversées.
Mais la richesse de l’apologétique féminine constitue également sa faiblesse. Quel écart ne mesure-t-on pas entre plusieurs voix singulières, celles d’Anne-Marie de Schurmann ou de Gabrièle Suchon ; entre l’exégèse de Marie Guyon, les traités de Marie Huber ou les visions eschatologiques des « Églises ? nouvelles prophétisées par une Suzette Labrousse ou une Jacqueline-Aimée Brohon, qui succombent à l’attrait des hétérodoxies, en même temps qu’à celui du romanesque »
La critique contemporaine a longtemps ignoré l’œuvre des apologistes féminines, en dépit de la multiplicité des courants qu’elles ont illustrés, en dépit des qualités intrinsèques d’œuvres confirmées et à succès, en dépit parfois d’une fraîcheur de ton et, enfin, d’une omniprésence sur le marché de la librairie et au c’ur des débats de société. L’étude de l’apologétique et, plus largement, des anti-Lumières féminines, constitue pourtant un enjeu fondamental pour la compréhension des débats idéologiques, de l’histoire des m’urs et des idées. Elle accompagne l’évolution des genres littéraires et sociaux et influe sur la définition des identités collectives.
Il s’agit aujourd’hui d’éclairer le rôle des apologistes et des anti-Lumières féminines dans la conformation du nouveau statut de l’« homme » de lettres au xviiie siècle et de jauger leur implication dans l’émergence de la figure de l’intellectuel(le) et de son rapport à l’espace public, au champ culturel en construction et au pouvoir. Pour ce faire, il convient d’étudier conjointement des « cas », les modes d’échange ou de circulation des discours, leur articulation rhétorique et les lieux des querelles.
À l’aide du préfixe « anti- » (anti-Lumières, antiphilosophie, anti-encyclopédisme,?), l’histoire littéraire a radicalisé les différentes tendances qui se sont côtoyées et qui n’ont cessé de s’hybrider tout en jouant sur la polysémie des termes qui désignaient la nature des polémiques (disputes, controverses, querelles, invectives personnelles). Les anti-Lumières ont en effet décliné des positions multiples qu’elles distinguent, mêlent ou confondent selon les besoins du moment et les objets du débat, quitte à alterner successivement les registres au sein d’un même ouvrage. L’œuvre de Mme de Genlis incarne sans doute le parangon de ce mélange des genres, depuis l’enrégimentement des ouvrages didactiques jusqu’au désir de produire une contre-encyclopédie, sans délaisser le roman historique, pour finalement retourner les armes dirigées contre l’Infâme vers les Philosophes, de manière à les réfuter « par leurs propres aveux, par les lettres qu’ils nous ont laissées, et par des citations de leurs propres ouvrages ?. Parallèlement aux recours à la censure, aux injures et aux campagnes agressives de dénigrement » celle des Cacouacs, par exemple, orchestrée par Palissot, ou les réactions au scandale provoqué par De l’esprit d’Helvétius, dans les années 1750 « , il s’agissait aussi pour les adversaires de la Philosophie d’organiser positivement la ? reconquête » et de susciter l’adhésion.
Les académies, les revues, les clubs et les salons montrent les « déplacements des fronts d’opposition » (D. Masseau). Ils dénoncent aussi la mouvance des alliances tactiques et politiques et l’opportunisme de prises de position idéologiques qui, parfois, ne répondent guère à des convictions personnelles. Tandis que plusieurs auteurs préfèrent, dans la dispute, agiter les spectres du complot et de la décadence « après la Révolution surtout », d’autres jouent les conciliateurs entre les valeurs religieuses ou leur engagement doctrinal et les acquis de la philosophie moderne. D’autres encore cherchent à l’étranger, dans l’influence de l’Angleterre notamment, les causes d’une déperdition religieuse et de l’ascendant des Philosophes dans un pays qui a délaissé la « conversation « pour le ? thé, le punch et la cohue ? et a, simplement, oublié de » rester Français » (S. de Genlis) !
Quelle place les femmes, réputées « querelleuses ? selon Richelet, ont-elles occupée dans ces échanges polémiques et selon quels domaines » quel rôle exact ont-elles joué dans le déferlement des affrontements qui accompagnent la structuration du champ intellectuel en champs spécifiques (A. Viala) et dans l’appropriation de disciplines traditionnellement réservées à l’Église et à ses pasteurs « dans quelle mesure leur éducation les a-t-elle préparées à ces échanges pro et contra ? existe-t-il des registres rhétoriques au sein desquels elles se sont spécifiquement ou principalement illustrées » le recours à la fiction et aux séductions littéraires ne permet-il pas de donner un second souffle à des débats dont la dimension polémique paraît ainsi voilée ?
À la suite du récent volume de la revue œuvres et Critiques (2013, vol. xxxviii (1)) « qui a ouvert et balisé une part de ce champ de recherche », la revue internationale Études sur le xviiie siècle (juin 2016, vol. 44) a décidé de consacrer un nouveau dossier et un volume thématique à cette problématique de l’histoire littéraire, de l’histoire religieuse, de l’histoire de la philosophie et des idées. Les contributions au volume seront le fruit des interventions partagées lors du colloque international organisé sur ce même thème à l’Université Libre de Bruxelles, à l’automne prochain (19-20 novembre 2015).
Le colloque privilégiera une orientation interdisciplinaire en fédérant des approches qui permettront de faire dialoguer histoire littéraire, sociologie de la littérature, théologie, philosophie, esthétique, histoire du livre, gender studies « La manifestation accueillera dans ce but des communications consacrées à des études de ? cas », aux instances auctoriales de la production féminine (posture, anonymat, pseudonymat,?), à l’étude thématique, générique, rhétorique ou théologique d’œuvres singulières ou de courants artistiques, littéraires, philosophiques et religieux. Le colloque étudiera également les espaces (salons, clubs, sodalités, cercles illuministes, compagnies laïques,?) et les modes de sociabilités (cooptations, querelles, luttes d’influence ?) au c’ur des réseaux au sein desquels s’inscrivent les auteures. Il réservera une place à l’analyse de leurs stratégies éditoriales. Les contributions pourront également mettre en corrélation ego-documents, œuvres imprimées et manuscrites en envisageant les influences réciproques nourries entre romans, poésie, paraphrase biblique, théâtre, opuscules de piété, lettres de direction, écrits clandestins, propos des sermonnaires,? Enfin, une place sera accordée à l’analyse de la construction de ces catégories et objets de recherche (anti-Lumières, antiphilosophie) par l’histoire littéraire.
Les propositions de textes sont à adresser à Fabrice Preyat (Chercheur Qualifié honoraire auprès du fnrs ? Professeur à l’Université Libre de Bruxelles) à l’adresse suivante : fpreyat@ulb.ac.be, avant le 15 avril 2015.