Colloque international organisé par le CELLF 16-18, la faculté des Lettres de Sorbonne Université et l’EA CLARE (CEREC) de l’université Bordeaux-Montaigne.
Cet événement aura lieu en Sorbonne les 2 et 3 juin 2022.
Les propositions de communications, de 500 mots maximum, sont à envoyer à Emmanuel Bury (Emmanuel.Bury@sorbonne-universite.fr), Delphine Amstutz (Delphine.Amstutz@sorbonne-universite.fr) et Françoise Poulet (francoise.poulet@u-bordeauxmontaigne.fr) avant le 31 juillet 2021.
L’éloge a fait l’objet de nombreux travaux de référence au cours des dernières décennies. D’un point de vue rhétorique, sa relation au genre épidictique est désormais bien connue (Cassin 1991 ; Pernot 1993 ; Fumaroli 1999 et 2002 ; Declercq 1992 ; Lecompte 2016). L’éloge, dont la virtualité paradoxale et l’ambivalence herméneutique ont été soulignées par Barbara Cassin, est fréquemment sollicité par la fiction littéraire (Dandrey 1997) et la poésie (Génetiot 2008), ou enrôlé par les institutions civiles et le pouvoir politique dans les textes encomiastiques, les épitres dédicatoires, les cérémonies académiques (Leiner 1965 ; Zoberman 1998 ; Cogitore et Goyet 2003).
Néanmoins, comme Anne Régent-Susini l’a récemment rappelé, l’éloge ne doit pas être conçu comme un discours sans efficace, cantonné à l’éloquence d’apparat. En tant qu’acte de langage, sa dimension pragmatique en fait généralement, depuis l’antiquité, « un discours ayant pour fonction d’amener l’allocutaire à avoir une idée positive de l’objet loué » (2018, §11). À ce titre, il ne fait pas seulement partie du genre épidictique, mais peut s’associer au conseil dans le délibératif, ou encore être utilisé comme lieu de l’argumentation dans le judiciaire. Dans chacun de ces genres, l’éloge, en s’appuyant sur des valeurs axiologiques collectives, opère, pour persuader l’auditoire, une conversion du particulier au général et du transitoire à l’immuable. « Liturgie » et « happening », il conforte et invente des valeurs communes (Cassin 1991).
L’entrée du mot en langue, vers 1550, correspond à la fois à l’apogée du panégyrique et à une crise de l’éloge, qui ne fera que s’accentuer au cours de l’âge classique (Fumaroli 2002). Cette crise frappe en premier lieu l’éloge officiel, autrement dit l’éloquence épidictique d’apparat. Contrainte sociale ou servitude professionnelle, l’éloge risque de se transformer en monnaie d’échange conventionnelle dont l’énonciateur se sert pour « vi[vre] aux dépens de celui qui l’écoute ». La louange, assimilée à la flatterie, est alors discréditée pour son absence de sincérité. Dans le Discours au roi qui ouvre le recueil des Satires en 1666, Boileau justifie son refus de louer en se déclarant incapable de porter aux nues des matières indignes (Debailly 2003). Contrairement aux poètes serviles et mercenaires qui consentent à célébrer des « dieux sans vertu » (v. 108), le poète satirique « ne sai[t] point au ciel placer un ridicule, / D’un nain faire un Atlas, ou d’un lâche un Hercule »
(v. 105-106). Seul l’éloge du souverain paraît légitime au poète qui refuse de flatter les Grands. Or, même dans ce cas, les lieux et les figures rhétoriques qui lui confèrent une elocutio stéréotypée – l’amplificatio, l’hyperbole, l’antonomase mythologique… – finissent par le rendre soupçonnable. À moins que, emporté par l’emphase, l’auteur du panégyrique ne bascule tout bonnement dans l’impiété, comme en témoigne cet exemple rapporté par Mme de Sévigné dans une lettre du 13 juin 1685 adressée au chevalier de Grignan : « On nous mande […] que les minimes de votre Provence ont dédié une thèse au Roi où ils le comparent à Dieu, mais d’une manière où on voit clairement que Dieu n’est que la copie. On l’a montrée à M. de Meaux, qui l’a montrée au Roi disant que Sa Majesté ne doit pas la souffrir. Il a été de cet avis. On l’a renvoyée en Sorbonne pour juger ; elle a dit qu’il la fallait supprimer. Trop est trop. Je n’eusse jamais soupçonné des minimes d’en venir à
cette extrémité. »
La crise de l’éloge officiel ne manque pas de rejaillir sur la louange mondaine et le compliment, « lieu commun du bien dire » (Denis 1997). Alceste inclut dans une même condamnation les « loueurs impertinents » et les « censeurs téméraires » (Le Misanthrope, I, 1, v. 690), s’insurgeant ainsi contre une mécanisation des comportements mondains inconciliable selon lui avec la relation de confiance qui devrait sous-tendre les interactions sociales (voir Williams 2006 ; Origgi 2008).
Alceste s’en prend comme Boileau à des verba louangeurs dispensés sans modération ni discernement, et qui perdent ainsi tout rapport avec les matières qui sont censées les nourrir : « Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse, / Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, / Et vous fasse de vous, un éloge éclatant, / Lorsqu’au premier faquin il court en faire autant ? » (I, 1, v. 49-52). À force de complaisance, la visée persuasive de l’éloge se déplace, voire s’efface : il ne s’agit plus de souligner les qualités de l’objet loué pour en faire éclater les valeurs admises par la communauté ; il s’agit de transférer l’intérêt de l’éloge sur la personne même du loueur, dans une invitation à peine masquée à admirer ses talents d’orateur.
Dans les années 1660, l’augustinisme entreprend de démystifier les vertus apparentes : le souci de la gloire, miné par l’amour-propre, serait suscité en vérité par une obscure laudis aviditas (Cité de Dieu, V, 13-14) : « On ne loue d’ordinaire que pour être loué » (La Rochefoucauld, Maximes, 146).
Pierre Nicole, dans ses Essais de morale, est sans doute celui qui s’en prend de la manière la plus véhémente à ce péché d’orgueil, signe de la seconde nature corrompue de l’homme. Avec Arnauld, dans La Logique ou l’art de penser, il montre comment l’éloge opère un renversement de la hiérarchie entre pensée et langage : la sophistique élogieuse, qui consiste à élever un objet qui ne le mérite pas, sème le désordre en abolissant les frontières entre vice et vertu et en « détrui[sant] toute la foi du langage » (III, 9). La Bruyère esquisse quant à lui une analyse sociologique de l’éloge à la cour :
« L’on dit à la cour du bien de quelqu’un pour deux raisons : la première, afin qu’il apprenne que nous disons du bien de lui ; la seconde, afin qu’il en dise de nous » (Les Caractères, « De la cour », 36). L’éloge flatteur échange « paroles » contre « faveur » et se trouve ainsi, comme le démontre Jean Starobinski (1989), « au point où, dans le discours classique, se rencontrent la psychologie de l’amour-propre et la critique des voies de la distribution du pouvoir et des richesses. »
Faut-il alors se passer de l’éloge ? C’est à cette conclusion radicale que semble en venir le P. Rapin dans ses Réflexions sur l’éloquence(cité par Lecompte 2016, p. 25) : « […] mais comme il est difficile de bien louer, ou parce qu’on trouve peu de choses louables, ou parce que la louange demande un grand art, de grands ornements, et bien de la délicatesse, ce qui est fort rare, dès qu’on est sage et qu’on a du sens, on doit en éviter l’occasion : parce qu’il est malaisé d’y réussir. Nous n’avons presque point de bons modèles dans l’antiquité de la manière dont il faut louer ».
Heureusement, loin de suivre cette recommandation, les auteurs de la Renaissance et de l’âge classique multiplient les usages renouvelés de l’éloge, à la fois comme discours et comme genre. C’est à ces diverses expérimentations génériques, rhétoriques, linguistiques et stylistiques que nous souhaitons consacrer notre colloque, en explorant les limites, les frontières et les usages de l’éloge à l’époque moderne.
1) Éthique de l’éloge : dans un traité célèbre, Plutarque se demande « comment distinguer le flatteur d’avec l’ami ». La question de la franchise, du « courage de la vérité », de la parrêsia dans les genres historiques (Abiven & Welfringer 2017) ou dans les traités de civilité (Guerrier 2017) à l’époque moderne a récemment fait l’objet de stimulantes publications. L’éloge est-il indissociable de la flatterie ? Peut-il, sans s’inverser en blâme, devenir parole véritable, comme l’espère Boileau (Épître IX, v. 23 et 43) ?
2) Une des conditions de sincérité de l’éloge ne serait-elle pas son ouverture à d’autres genres littéraires, comme la satire, la comédie ou le roman ? Les rodomontades du soldat-fanfaron démystifient ainsi sous l’effet du ridicule les panégyriques guerriers, d’autant plus que le loueur et le loué forment ici une seule et même personne. Philippe Sellier invite à lire La Princesse de Clèves comme une critique augustinienne de l’amour-propre, « flatterie habile, cachée, délicate » de soi, et une « louange empoisonnée » du paradis des Valois (Port-Royal et la littérature, II, 1999).
La poésie lyrique s’extasie devant l’ordre du monde, dont elle propose l’éloge (Hadot, 2004 ; Génetiot 2008). Le Poème du Quinquina de La Fontaine mêle par exemple didactisme et épidictique. Au demeurant, la prose savante (sur les arts, par exemple) est elle aussi tributaire de la parole élogieuse, qu’il s’agisse d’exalter une oeuvre (l’ekphrasispeut être une forme d’éloge, comme chez Lucien ou Philostrate) ou un artiste (voir les Vies de peintres, le genre biographique étant étroitement lié, comme l’a montré L. Pernot, au genre épidictique). Situé « au coeur de l’articulation fondamentale entre rhétorique et littérature » (Régent-Susini, 2018, §1), l’éloge soulève la question du rôle et du pouvoir du langage (Jouhaud 2000).
3) Politique de l’éloge : l’éloge officiel possède une virtualité polémique qui empêche qu’on ne le confonde avec la moderne propagande (Marin 1981 ; Jouhaud 1992 ; Merlin-Kajman 1992, 1994, 2003). La louange oblige son destinataire. Si ce dernier échoue à la satisfaire, elle peut se retourner en blâme ou en éloge paradoxal : « Si quelquefois pour un mortel. / Je tire une immortelle image, /C’est afin qu’il se rende tel /Qu’il se voit peint en mon ouvrage », écrit Théophile de Viau dans une ode adressée « au prince d’Orange ». L’éloge sert ainsi un « civisme monarchique » (Cogitore & Goyet 2003), il soude les valeurs d’une communauté, en même temps qu’il interroge, par ses virtualités polyphoniques et ses effets de sens cachés, la solidité de cette cohésion (Cassin 1991). Davantage, l’éloge à l’époque moderne constitue peut-être l’une des ressources insoupçonnées de l’utopie politique, comme le suggèrent Francis Goyet et Isabelle Cogitore (2001) : l’éloge royal, « c’est de la politique rêvée, d’un rêve qui a toute l’énergie de l’espoir ».
4) Conçu pragmatiquement, l’éloge devient ainsi un discours incertain, et il n’est pas sûr que l’ironie soit exclusivement une condition de l’éloge « post-moderne » (Régent-Susini 2018, § 35). Les frontières entre l’éloge, l’éloge paradoxal, le diasyrme, l’astéisme, sont parfois difficiles à tracer. Les ambiguïtés d’énonciation, de publication et de réception interrogent les conditions de lisibilité et d’interprétation de certains éloges modernes, en leur temps comme aujourd’hui : Mathieu de Morgues lit à contresens le panégyrique que Guez de Balzac offre à Louis XIII en 1631 (Discours sur le livre de Balzac intitulé le Prince), tandis qu’Hélène Merlin-Kajman ou Christian Jouhaud explorent les paradoxes spéculaires des éloges de Richelieu.
5) L’éloge implique par conséquent une anthropologie : suscité par un élan d’admiration, il est censé purger l’individu ou la collectivité de passions délétères comme l’envie. L’admiration, est, selon Descartes, la première des principales passions de l’âme : elle « se trouve toujours, en effet, au commencement : avec [elle], quelque chose vient à exister, un nouveau se révèle, un avenir s’ouvre » (Edwards 2008, p. 58). L’étude de l’éloge pourrait ainsi profiter de la lecture des traités des passions ou des recueils emblématiques. Les rapports entre éloge et illustration pourront faire l’objet d’investigations particulières.
6) Stylistique et rhétorique de l’éloge : sur quel ton louer ? Et dans quel style ? Déconseillant les hyperboles et l’amplification, le père Rapin rappelle que « l’art véritable de louer est de dire des choses louables d’un air simple, mais délicat : et les louanges ne peuvent être supportables, si elles ne sont fines et cachées » (Réflexions sur la poétique, II, 24). Modération atticiste, raillerie badine, compliment facétieux ou ironique, nombreuses sont les stratégies d’écriture qui
permettent, dans la correspondance familière, et les lettres de compliments en particulier, de faire accepter l’éloge comme un énoncé éthiquement recevable, de conserver les lieux de l’épidictique sans en assumer le caractère conventionnel et potentiellement trompeur (Lignereux 2018). Ces stratégies d’écriture reflètent celles qui sont déployées dans la conversation pour que l’éloge reste perçu comme un énoncé civil, et non comme une parole flatteuse et insincère. La parole louangeuse recourt tout aussi fréquemment ici à l’antiphrase, aux figures de l’ironie et à la prétérition (le locuteur feignant de ne pas vouloir louer) pour
persuader l’interlocuteur de sa sincérité et entretenir la confiance. Elle peut aussi emprunter les voies du compliment en s’inscrivant dans une interaction verbale qui construit l’éloge progressivement, dans un échange entre le loueur et la personne louée au cours duquel les rôles s’inversent, dans une logique, non pas monétaire, mais fondée sur le don et le contre-don (Denis 1999 ; Merlin-Kajman, 2005). Toute la question est alors de savoir ce que l’art de plaire et la complaisance autorisent à dire et à faire (voir Mlle de Scudéry, « De la différence du flatteur et du complaisant », dans Conversations sur divers sujets, 1680).
Telles sont quelques-unes des pistes qui pourront être abordées lors du colloque organisé en Sorbonne les 2 et 3 juin 2022. Les propositions de communications, de 500 mots maximum, sont à envoyer à Emmanuel Bury (Emmanuel.Bury@sorbonne-universite.fr), Delphine Amstutz (Delphine.Amstutz@sorbonne-universite.fr) et Françoise Poulet (francoise.poulet@u-bordeauxmontaigne.fr) avant le 31 juillet 2021.
Bibliographie indicative
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