Université Sorbonne Nouvelle & Sorbonne Université
Le 13 avril 2016, une plaque commémorative en l’honneur des victimes de la Saint-Barthélemy était apposée au pied du pont Neuf, dans le square du Vert-Galant, par la maire de Paris, Anne Hidalgo (voir l’épigraphe, supra). Les représentants des principaux cultes étaient présents dans le public[ii]. Au lendemain des attentats parisiens de 2015, une telle commémoration permettait, selon les organisateurs, de condamner unanimement des violences d’origine religieuse[iii] et d’exprimer la volonté de « vivre ensemble » dans une société pacifiée continuant d’entretenir le souvenir des massacres commis au cours des guerres de religion[iv].
Il ne faut cependant pas attendre le début du XXIe siècle pour que l’événement soit constitué comme « lieu de mémoire » : ses échos, ses répercussions, ses représentations lui ont très vite conféré, en France, en Europe, de l’autre côté de la Manche, voire dans le monde atlantique, une présence et une résonance toutes particulières. Les syntagmes « Le massacre de la Saint-Barthélemy », « La nuit de la Saint-Barthélemy » ou encore, à moindre titre, « Les noces de sang » et « La nuit sanglante » sont très tôt venu figer l’événement en France en lui donnant autant de noms, dont les connotations sont en elles-mêmes lourdes de sens. D’autres syntagmes ont aussi fleuri à travers l’Europe, prolongeant dans d’autres espaces, pour d’autres publics, les échos convulsifs de sa mémoire : « fatal night », « Paris Massacre » ou encore « [Guise’s] one act » en Angleterre ; « Pariser Bluthochzeit » ou « französische Bluthochzeit » en Allemagne ; etc. Mais ceux-ci en infléchissaient alors souvent les représentations à des fins politiques et/ou littéraires, qui relevaient la plupart du temps de problématiques bien différentes que celle d’un quelconque « vivre ensemble » multiconfessionnel et multiculturel.
Ce colloque international, organisé à l’occasion des commémorations du 450e anniversaire de l’événement[v], entend interroger, au-delà de la réalité historique des journées parisiennes d’août 1572, qui permettent de le circonscrire dans le temps et dans l’espace, les nombreuses représentations qui en ont été données et les nombreux usages qui en ont été faits. Nous voudrions comprendre comment un événement aussitôt « refermé sur lui-même », pour reprendre l’expression de Denis Crouzet[vi] et dont la nature n’a jamais cessé de nourrir les débats, voire les controverses entre historiens, a pu en même temps traverser les siècles et les continents comme un « événement historique[vii] » ayant valeur de paradigme, d’archétype.
Nous aimerions ainsi repartir du problème de la constitution, de l’interprétation et de la mémoire de la Saint-Barthélemy, peut-être moins pour essayer de poser un nouveau jalon de l’historiographie de l’événement, que pour ouvrir sur une histoire des différentes postures ou situations mémorielles, des enjeux et des usages qui en ont été faits au cours des siècles. Comment l’événement « Saint-Barthélemy » a-t-il été raconté, expliqué, justifié, déploré, voire célébré ? Dès le départ, il ne semble pouvoir exister qu’à travers des rumeurs des rumeurs, des récits et des justifications contradictoires, aussitôt instrumentalisés à des fins politiques et religieuses par ses acteurs, victimes et bourreaux, ses témoins[viii], qu’ils soient proches ou lointains, alliés, amis ou ennemis des premiers ou des seconds. Ce point de départ conduira à réfléchir à la production de sens et de formes que l’événement a continué de susciter au cours des siècles, et cela jusqu’aujourd’hui.
En d’autres termes, nous chercherons à mettre au jour la diversité des stratégies mémorielles en faisant jouer tous les supports de représentation de l’événement. Cela concerne d’abord et avant tout la grande famille des écrits : documents d’archives (quelle qu’en soit la nature) ; écrits historiographiques (ouvrages historiques, manuels, dictionnaires biographiques, etc.) ; témoignages individuels (journaux, mémoires, correspondances) ; articles d’une presse naissante ou plus établie ; mais aussi pièces de théâtre, prose narrative (romans et nouvelles) et poèmes en tous genres (chansons, cantiques, élégies, satires, épopées, etc.), une production dont les niveaux de littérarisation et les modes de réception sont très variés au cours de la période envisagée. Mais cela peut aussi concerner le cas échéant les images, qu’elles soient fixes (gravures, tableaux et photographies) ou mouvantes (films). Il y a là un ensemble de textes et d’images qu’il ne s’agira pas forcément de rapporter à un fait historique originel, qui aurait une réalité intangible en dehors d’eux, car ils forment aujourd’hui la somme constitutive de l’événement « Saint-Barthélemy » lui-même pris dans un processus de reconfiguration et de réinterprétation permanente. On s’interrogera ainsi non seulement sur la façon dont on représente la Saint-Barthélemy et sur l’existence d’une poétique de la Saint-Barthélemy, mais aussi sur la façon dont on a été conduit à « Saint-Barthélemyser » ou au contraire à « dé-Saint-Barthélemyser » d’autres événements au cours de l’histoire, ce qui produit un double effet de modification du présent par le passé et du passé par le présent. C’est toute la force (et la faiblesse) de l’anachronisme.
Nous invitons plus largement les participants à examiner les différentes modalités de la construction de la mémoire de la Saint-Barthélemy à travers l’histoire, que cette mémoire soit tournée vers des résurgences modernes et contemporaines, ou qu’elle ait pu inviter à se tourner, selon un geste anachronique opposé, vers d’autres modèles, empruntés à l’Antiquité (biblique en particulier), dont le massacre parisien aurait été comme une répétition a posteriori. On pourra explorer ces constructions mémorielles à l’échelle locale, comme à l’échelle globale, en se posant différents types de questions. Dans quels espaces géographiques cette mémoire a-t-elle été et est-elle restée particulièrement vive ? Pourquoi la convoque-t-on ? Comment les sources mobilisées, les courants historiographiques, la demande sociale et religieuse, ou encore l’actualité influencent-ils les différentes lectures de l’événement, qu’elles soient destinées à des spécialistes ou bien au grand public ? Quelles analogies sont faites, et pourquoi, entre la Saint-Barthélemy et d’autres conflits européens ou extra-européens du XVIIe au XIXe siècle, entre la Saint-Barthélemy et les massacres du XXe et du XXIe siècles[ix] ? Qu’est-ce qui se rejoue ou se joue à neuf à chaque fois que le rideau se lève sur le théâtre de la Saint-Barthélemy ?
Ce colloque sera l’occasion d’un dialogue entre spécialistes issus de différents champs disciplinaires. Il se tiendra dans les locaux de l’Université Sorbonne Nouvelle et Sorbonne Université, avec le soutien de l’Institut Universitaire de France. Organisé en partenariat avec le « Marlowe Festival / Festival Marlowe » (Université Sorbonne Nouvelle, Université de Reims Champagne-Ardenne, et University of Kent, il sera couplé à d’autres manifestations scientifiques et culturelles à Paris et à Reims (représentations théâtrales à la Comédie de Reims et à l’Oratoire du Louvre à Paris, promenade commentée de la Saint-Barthélemy à Paris, Banquet macabre…) au cours de la même semaine.
Les communications pourront servir de base à des articles soumis à la revue Études Epistémè (https://journals.openedition.org/episteme/) ainsi qu’à la Revue d’histoire du protestantisme (https://www.shpf.fr/numero/), en vue de la constitution de dossiers anniversaires de la Saint-Barthélemy.
Modalités et calendrier :
Les propositions de communication de 300 mots environ, accompagnées d’une notice bio-bibliographique (1 page maximum) sont à envoyer pour le 1er septembre 2021 à l’adresse suivante : SaintBarthelemy2022@gmail.com
Comité organisateur :
Tatiana Debbagi Baranova (Sorbonne Université, UMR 8596-CRM), Julien Goeury (Sorbonne Université, UMR 8599-CELLF), Anne-Marie Miller-Blaise (Université Sorbonne Nouvelle, EA 4398-PRISMES), Rory Loughnane (University of Kent), Christine Sukic (Université de Reims Champagne-Ardenne, EA 4299-CIRLEP).
Comité Scientifique :
Hubert Bost (EPHE PSL), Denis Crouzet (Sorbonne Université), Nathalie Dauvois (Université Sorbonne Nouvelle), Daniele Maira (université de Göttingen), Kirk Melnikoff (University of North Carolina at Charlotte), Lucy Munro (King’s College London), Catherine Richardson (University of Kent).
[i] La citation est tirée de L’Histoire de la princesse de Montpensier de Madame de Lafayette.
[ii] Étaient présents : le président de la Fédération Protestante de France (FPF), Fr. Clavairoly, l’évêque auxiliaire de Paris, J. Beau, le grand rabbin de France, H. Korsia, et le président du Conseil français du culte musulman (CFCM), A. Kbibech. Le texte des allocutions, ainsi que des photos de la cérémonie, ont été publiés dans la Revue d’histoire du protestantisme (2016/3, p. 441-455).
[iii] D. Crouzet et J.-M. Le Gall, Au péril des guerres de Religion. Réflexions de deux historiens sur notre temps, Paris, PUF, 2015.
[iv] Voir le colloque international Remembering the French Wars of Religion. Se souvenir des guerres de religion, organisé à l’Institut Protestant de Théologie de Montpellier (6-8 septembre 2018) par D. van der Linden (Groningue), T. Hamilton (Cambridge) et Ch. Bernat (Montpellier) dans la continuité d’un certain nombre de travaux. Voir en particulier J. Berchtold et M.-M. Fragonard, (dir.), La Mémoire des guerres de religion : la concurrence des genres historiques (XVI-XVIIIe siècles), Genève, Droz, 2007-2009, 2 t.
[v] Voir la série d’émission réalisées par C. Leprince sur France Culture : « Centenaires, dates mausolées et mémoire officielle : l’histoire est-elle une vieille dame capitonnée ? » (01/10/2020), lien disponible sur Franceculture.fr.
[vi] Voir La nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2012 [1994], p. 38.
[vii] Voir I. Tournier, « Événement historique », RHLF, 2002/5 (Vol. 102), p. 747-758.
[viii] Voir Ch. Jouhaud, N. Schapira et D. Ribard, Histoire, Littérature, Témoignage – Écrire les malheurs du temps, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009.
[ix] Voir D. El Kenz et Fr-X. Nerard, (dir.), Commémorer les victimes en Europe. XVIe-XXIe, Paris, Champ Vallon, 2011 ; P. Cabanel, « L’inhumanité en Europe. Pour une analogie entre XVIe et XXe siècles », in F. Salesse (dir.), Le bon historien sait faire parler les silences. Hommages à Thierry Wanegffelen, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2012, p. 263-270 ; G. Nauroy, (éd.), L’écriture du massacre en littérature entre histoire et mythe. Des mondes antiques à l’aube du XXIe siècle, Berne, P. Lang, 2004 ; I. Ligier-Degauque et A. Teulade, La Mémoire de la blessure au théâtre. Mise en fiction et interrogation du traumatisme de la Renaissance au XXIe siècle, Rennes, PUR, 2018 ; K. Tindemans, « The Cruellest Month » : la représentation théâtrale de la cruauté, de la Saint-Barthélemy (1572) au Rwanda (1994) », Écritures théâtrales du traumatisme. Esthétiques de la résistance, Ch. Page (dir.), Rennes, PUR, 2012.