Bourse 2004

Elle a été attribuée à Eugénie Pascal, doctorante travaillant sur une thèse intitulée «Liens de famille, pratiques de pouvoir, conscience de soi. Princesses épistolières au tournant du XVIIe siècle» (Université Paris 3, dir. M.-M. Fragonard).

Suite à l’obtention de sa bourse, le compte rendu de ses recherches en cours a été publié dans Diplômées, Revue de l’AFFDU (Assosciation française des femmes diplômées des universités), septembre 2004, «Echos de recherches en cours / Femmes et pouvoir: princesses épistolières au tournant du XVIe au XVIIe siècle»


Compte rendu, Diplômées, sept. 2004


«Femmes et pouvoir: princesses épistolières au tournant du XVIe au XVIIe siècle»

La période 1560-1630 constitue un moment charnière de l’histoire moderne, autant en raison de sa proximité avec des découvertes qui transformeront profondément la vision du monde (expéditions au Nouveau Monde, invention de l’imprimerie, passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, naissance de la religion réformée), que par les troubles particulièrement décisifs qui l’agitent. Si les historiens, privilégiant l’étude des institutions, ont passé sous silence le rôle joué par les femmes, que ce soit dans les guerres de religion de la fin du XVIe siècle ou dans les complots nobiliaires du début du XVIIe, l’étude des lettres de princesses[1], dont la plupart n’ont pas été éditées[2], ouvre de nombreuses pistes de recherche[3].

Ces correspondances témoignent de la grande maîtrise qu’ont ces femmes de l’outil épistolaire, aussi bien sur le plan rhétorique que sur un plan plus matériel. L’abondance et le contenu de leurs lettres révèlent la place cruciale occupée par les princesses au sein des relations familiales, réseaux politiques par lesquels elles se définissent, aussi bien à travers le rôle qu’elles y jouent effectivement, qu’à travers les représentations de ces relations et de ce rôle.

Il est instructif, en lisant les lettres des princesses, de constater que celles-ci ne se décrivent que très rarement en fonction de leur appartenance à la nature ou au genre féminins. De fait, le groupe social dont elles participent naturellement – puisque dans la haute noblesse, plus qu’ailleurs, la place sociale repose sur le sang – constitue leur critère principal de définition de soi. En outre, la grande majorité des correspondants des princesses sont des hommes, puisque les charges d’administration de leurs domaines sont fermées aux femmes. Les intermédiaires entre les princesses et leurs peuples sont ainsi essentiellement masculins.

Considérées par nombre de leurs contemporains[4] comme les seules femmes à qui il est légitime d’accorder une éducation approfondie, les princesses ne reconnaissent que peu, dans leurs lettres, une façon genrée de gouverner. C’est au même titre que leurs pères, frères, maris et fils – en tant que grandes[5] – qu’elles exercent le pouvoir. Ceci explique que, tout en utilisant ponctuellement l’expression « femme d’État » – ce qui témoigne de leur intégration de la nouvelle notion d’État, mais aussi du caractère courant d’une pratique du pouvoir par les princesses –, celles-ci évitent soigneusement d’insister sur leur condition de femmes. Les rares fois où elles exploitent le topos de l’infériorité féminine, elles le rendent caduc et s’attachent à s’en exclure.

On peut penser que c’est la difficile conciliation des qualités associées au genre féminin et de la pratique du pouvoir politique – accordée par exception à ces femmes de très haut rang – qui empêche les princesses, contrairement aux femmes de rang inférieur obligées de s’adonner à une réflexion-justification de leur prise de parole en tant que femmes, de s’arrêter sur leur double statut de gouvernantes et de femmes[6]. Dans cette perspective, il serait particulièrement intéressant de comparer la rhétorique employée par des femmes et des hommes de mêmes groupes sociaux, et ceux de femmes appartenant à des groupes différents. Une telle étude croisée contribuerait à déterminer s’il existe une manière féminine de se concevoir et de se représenter en Europe au début de l’époque moderne.

Eugénie Pascal

(1) Le terme, entendu au sens large, désigne des femmes apparentées à des familles souveraines régnantes, issues de lignées comme les Valois, les Clèves, les Bourbon-Vendôme, les Bourbon-Montpensier, les Nassau, les Lorraine, les Montmorency ou les Rohan.

(2) Seule la correspondance de Marguerite de Valois a été récemment éditée dans sa totalité (éd. É. Viennot, Champion, 1998). Les correspondances complètes de Louise de Coligny et de Catherine de Bourbon existent également, mais dans des éditions datées (1887 et 1927).

(3) Aucune étude d’ensemble n’existe à ce jour sur les correspondances des princesses françaises de la période. En outre, on commence tout juste à s’intéresser au statut et à la fonction de la princesse, entendue au sens strict (épouse ou mère – éventuellement soeur – de roi). Voir par exemple F. Consandey, La Reine de France, Paris, Gallimard, 2000; C. Martin-Ulrich, La Persona de la princesse au XVIe siècle: personnage littéraire et personnage politique, Paris, Champion, 2004.

(4) Ainsi, Agrippa d’Aubigné écrit: «(L)es Princesses (…) sont par leur condition obligees au soin, à la coignoissance, à la suffisance, aux gestions et auctoritez des hommes» («À mes filles touchant les femmes doctes de nostre siecle», Lettres sur diverses sciences n° VIII, Œuvres, éd. H. Wepler, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1969, p.854).

(5) Les «grands» sont ainsi définis par A. Jouanna: «On désigne par ce terme les princes du sang royal, à qui leur parenté avec le souverain donnait une qualité éminente, ceux qu’on appelait les ‘princes étrangers’ (comme les Clèves, les Savoie-Nemours, les Rohan, les Lorraine, les Gonzague-Mantoue, les Grimaldi-Monaco, etc.), les ducs qui possédaient, comme les premiers, la dignité de pairs, et enfin les ducs sans pairie. Ce groupe avait un large accès aux plus importantes charges du royaume, grands offices de la Couronne (par exemple ceux de connétable, de maréchal, d’amiral, de grand maître de France) ou gouvernements des provinces.» (Le Devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l’État moderne, 1559-1661, Paris, Fayard, 1989, p.35.) Seule l’interdiction de l’accès à l’honneur militaire et à la plupart des charges et dignités privilégiées – dont elles jouissent par procuration en collaborant étroitement avec leurs maris, fils et frères – distingue considérablement les princesses de ceux-ci.

(6) À l’extrême, cette dualité donne lieu à des cas comme celui de Marguerite de Valois, qui, pour se représenter en personne de pouvoir, s’identifie systématiquement, dans ses lettres comme dans ses Mémoires, à des figures masculines.