Enquête, publiée le 16 juin 2006
Louise Labé, femme trompeuse
La poétesse la plus célèbre du XVIe siècle, figure du féminisme, ne serait qu’invention. C’est la thèse défendue par l’universitaire Mireille Huchon, qui jette un doute sur le travail des biographes.
par Edouard Launet
Au 28 de la rue Paufique, à Lyon, est apposée une plaque sur laquelle nous lisons : «La poétesse Louise Labé « La Belle Cordière » vécut en ces lieux au XVIe siècle.» Cette indication est hélas doublement erronée. D’une part, ladite «maison de Louise Labé» a été rasée au XVIIe siècle. D’autre part, et c’est nettement plus embêtant, la poétesse Louise Labé n’a jamais existé. C’est du moins ce qu’affirme Mireille Huchon, professeure à la Sorbonne, dans un ouvrage, Louise Labé, une créature de papier (éditions Droz), qui fait de jolies vagues.
La poétesse la plus célèbre du XVIe siècle ne serait qu’un personnage inventé par un groupe de littérateurs lyonnais. Ceux-ci se seraient amusés à «louer Louise» comme du temps de Pétrarque on s’entraînait à «louer Laure», femme idéalisée. Un exercice de style, une créature de papier, bref une mystification. C’est ainsi que seraient nées les fameuses OEuvres de Louise Labé Lyonnaise, parues en 1555, qui contiennent en particulier vingt-quatre sonnets dont beaucoup connaissent encore aujourd’hui, soit un demi-millénaire plus tard, quelques bribes et notamment celle-ci : «Baise m’encor, rebaise-moi et baise/ Donne m’en un de tes plus savoureux/ Donne m’en un de tes plus amoureux/ Je t’en rendrai quatre plus chauds que braise» (sonnet XVIII).
Car Louise Labé passait pour une fille très dégourdie. Son oeuvre exprime la passion amoureuse du point de vue féminin une révolution pour l’époque. Et ses OEuvres s’ouvrent par un texte une épître dédiée à «Mademoiselle Clémence de Bourges Lyonnaise» qui est l’un des tout premiers plaidoyers aux tonalités féministes. Citons-en l’incipit : «Etant le temps venu, Mademoiselle, que les sévères lois des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences et disciplines : il me semble que celles qui [en] ont la commodité doivent employer cette honnête liberté que notre sexe a autrefois tant désirée.» Les femmes doivent avoir une éducation, comme les hommes, et délaisser «quenouilles et fuseaux» pour se saisir de la plume.
Statue déboulonnée
Tout cela, plus le fait qu’une biographie très lacunaire prête à Louise d’infinies qualités elle sait le latin, l’italien, l’espagnol, la musique, est excellente cavalière, s’est initiée aux métiers des armes, participe à des tournois… a fait de Louise Labé une figure légendaire du proto-féminisme. Malheur à qui déboulonnera la statue !
Or voilà que c’est une femme qui le fait, et qui plus est une femme au sérieux et à l’érudition largement reconnus : Mireille Huchon. Dans son minuscule bureau de la Sorbonne, la directrice de l’UFR de langue française a le sourire de quelqu’un qui vient de jouer un bon tour. Comme si elle-même venait de plier une jolie cocotte de papier. Sauf que l’auteure de Rabelais grammairien n’est pas exactement une farceuse, et que son étude sur Louise Labé n’a rien du roman de gare. En analysant les textes, contexte et paratexte, Mireille Huchon dit avoir repéré «un faisceau d’indices» convergeant vers cette conclusion : ce sont les poètes fréquentant l’atelier de l’imprimeur Jean de Tournes, réunis autour de Maurice Scève et de quelques autres, qui ont créé les oeuvres de Louise Labé, à savoir les vingt-quatre sonnets, le Débat de folie et d’amour en prose et trois élégies. Le Débat devrait beaucoup à Maurice Scève, les poésies à Olivier de Magny, Claude de Taillemont, Jacques Pelletier du Mans et autres gentilshommes.
Cette controverse autour de Louise Labé ne serait sans doute pas sortie du cercle fermé des seiziémistes (quatre cents personnes en comptant large) si l’historien et académicien Marc Fumaroli n’avait procédé dans le Monde (du 12 mai) à une tintamarresque recension de la Créature de papier sous le titre : «Une géniale imposture». «La démonstration de Mireille Huchon est irréfutable et réjouissante, même si elle doit faire rentrer sous terre les exégètes et les biographes», écrit Fumaroli. Et plus loin cet adieu lapidaire : «Exit Louise Labé».
Au nombre des personnes censées se retrouver six pieds sous terre, il y a Madeleine Lazard, qui a publié en 2004 une très convaincante biographie de la poétesse (1). Dans son vaste appartement tout entier aux couleurs de la Perse (la spécialité de son mari, l’orientaliste et linguiste Gilbert Lazard), la présidente honoraire de la Société d’étude du XVIe siècle apparaît plus intriguée que catastrophée : «Mireille est une amie, et elle ne m’avait rien dit !» Madeleine Lazard a donc découvert le livre après publication. Elle loue chez sa collègue «une patience de détective et une admirable érudition». Mais elle n’est absolument pas convaincue. «Cette argumentation peut séduire de bons esprits, mais il faut bien avouer que ces indices ne forment qu’un faisceau de présomptions. Celles-ci suffisent-elles à condamner la poétesse Louise Labé ?»
Condamner, le mot est fort. Dans le fond, Madeleine Lazard reproche à sa collègue d’avoir travaillé en pure technicienne sans prendre en compte la qualité des poèmes et leur unité. Cette poésie innovait, au milieu du XVIe siècle, parce qu’elle se libérait des sempiternels thèmes pétrarquistes et platoniciens, ainsi que de la tradition courtoise. Or, «les poètes que Mireille Huchon désigne en auteurs probables n’ont jamais rien fait de comparable», note Madeleine Lazard. De toute façon, ne dispose-t-on pas de multiples preuves de l’existence de Louise Labé : témoignages, documents notariaux et même testament ?
Instrument de mystification
Mireille Huchon ne conteste pas l’existence d’une Louise Labé de chair mais, pour elle, cette personne n’aurait été qu’un instrument (volontaire ou pas, on ne sait) de la mystification. «Pour le lecteur moderne, la chose peut apparaître comme une supercherie littéraire, mais à l’époque tout le monde savait probablement que c’était une fiction.» D’ailleurs, relève Mireille Huchon : «Comment expliquer qu’en 1555 paraisse ce livre fulgurant, accompagné de l’éloge de tous les grands poètes lyonnais, et qu’ensuite on n’en parle plus du tout pendant des années ?»
Madeleine Lazard rétorque que Lyon a connu des années difficiles peu après cette publication, avec la peste et l’invasion des troupes de la Réforme : «Ce ne sont pas des circonstances qui favorisent la poésie amoureuse.» A son tour, la biographe interroge : «Comment expliquez-vous que la seule édition des OEuvres en dehors de Lyon a été faite à Rouen (en 1556), sinon par le fait que l’amant de Louise Labé, le banquier Fortini, avait des affaires là-bas ?»
Interrompons là cette partie de ping-pong pour donner la parole à François Rigolot, professeur de littérature française à l’université américaine de Princeton. Cet homme, auteur de plusieurs études sur la poétesse lyonnaise (2), défend une position intermédiaire : Louise Labé a bel et bien existé en tant que poétesse, mais «son oeuvre, comme d’ailleurs beaucoup d’oeuvres avant la promotion du solipsisme romantique, est sans doute le produit d’une entreprise collective». Dans le texte qu’il nous a adressé, titré d’un facétieux «Supercherie ou superbe chérie ?», François Rigolot détaille quelques supposés précédents : «Marguerite de Navarre ne consultait-elle pas son « valet de chambre » un certain Clément Marot sur la facture de ses vers et le tour de ses rimes ? Rabelais n’a-t-il pas écrit son Pantagruel avec le concours actif de ses amis carabins ?» Le prof de Princeton ajoute : «Ronsard lui-même, le grand Ronsard, qui embouchait à tout moment la trompette de la Gloire pour revendiquer la Priorité dans le renouveau des lettres, ne doit-il pas une bonne partie de son oeuvre à ses condisciples de la Pléiade ?»
Cette idée d’oeuvre collective, avec ou sans Louise, laisse Françoise Charpentier très sceptique. Cette spécialiste du XVIe, qui, en 2001, a supervisé l’édition des poésies de Labé chez Gallimard, souligne que les OEuvres de la Lyonnaise forment un ensemble cohérent, avec des particularités de style et de pensée que l’on retrouve d’un texte à l’autre : «J’ai du mal à croire que cela soit le fruit d’un travail à plusieurs mains.» Travail d’ailleurs si cohérent qu’il a fait l’an dernier son entrée au programme de l’agrégation de lettres modernes !
Reste à évaluer ce que l’identité réelle de son auteur ajoute ou retranche à la qualité d’une oeuvre qui vaut en partie par l’affirmation d’un point de vue singulier : celui d’une femme de la Renaissance. «Ça m’est parfaitement égal que ces OEuvres soient ou non de Louise Labé. Si c’est de quelqu’un d’autre, ce quelqu’un a du talent», estime Françoise Charpentier, qui ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit d’une quelqu’une.
Homme, femme, les deux, plusieurs ?
Pour François Rigolot, de Princeton, une production coopérative ajouterait du sel à l’affaire : «Montaigne portait aux nues « l’art de conférer » et c’est bien cet art de la coopération qui rend la production des siècles passés si émouvante et si riche aux yeux des Modernes.» Louise Labé était assez séduisante en première figure du féminisme, mais en créature de papier elle n’est pas mal non plus : la supercherie n’est-elle pas consubstantielle de la fiction ? Ne jalonne-t-elle pas toute l’histoire littéraire ? Ainsi Clotilde de Surville, poétesse du XVe siècle dont les textes enthousiasmèrent les Romantiques jusqu’à ce qu’on réalise que cette écrivaine, était pure invention. Ainsi Clara Gazul, née de l’imagination de Mérimée. Ainsi, côté hommes, Emile Ajar auquel Romain Gary est allé jusqu’à donner les traits de son neveu Paul Pavlowitch. Et puis encore Jeanne Flore, Louvigné du Dézert, Marc Ronceraille, Colombine de Sennebon, Vernon Sullivan et même les «22 lycéens» auxquels ce journal a cru longtemps, au point de publier leurs lettres, avant que ne se démasque leur véritable auteure, une demoiselle B. de Lyon (3).
Sur Louise Labé, il est probable que nous n’aurons jamais le fin mot de l’histoire. Homme, femme, ou les deux, ou plusieurs ? «Au train où vont les choses, Louise Labé risque de passer du statut d’icône des gender studies à celui d’icône des queer studies (4)», sourit Mireille Huchon en nous priant de ne surtout pas la prendre au mot.
Pauvre Louise : «Je vis, je meurs, je me brûle et me noie» (sonnet VIII).
(1) Louise Labé, Fayard.
(2) Notamment Louise Labé ou la Renaissance au féminin, Honoré Champion Ed.
(3) Pour une liste complète, voir Supercheries Littéraires, de Jean-François Jeandillou, Droz Ed.
(4) Gender et queer studies désignent aux Etats-Unis les études relatives aux implications sociales et culturelles du masculin, du féminin et du transgenre.