Elle a été attribuée le 11 juin à Valentina Denzel, doctorante de l’université de Paris 7, en Littérature comparée, sous la direction de Françoise Lavocat, pour son projet doctoral portant sur «Les personnages de Bradamante et de Marphise de l’épopée le Roland furieux et leur influence sur la Querelle des femmes en France et en Italie (1531-1696)». Cette recherche porte en particulier sur plusieurs autrices françaises ou ayant eu une influence sur la culture française, à savoir Isabelle Andreini, Marie de Gournay et Catherine Bernard.
L’obtention de cette bourse lui permettra de financer les coûts importants liés à l’étude des adaptations théâtrales de Marphise et Bradamante, en raison des séjours en Italie et des frais de reproduction que cela va occasionner.
Suite à l’obtention de sa bourse, le compte rendu de ses recherches en cours a été publié dans Diplômées, Revue de l’AFFDU (Association française des femmes diplômées des universités).
Compte rendu, Diplômées, sept. 2007
Marphise et Bradamante: deux guerrières qui ont façonné l’imaginaire de l’Europe moderne
Par leur caractère exceptionnel, intégrant des aspects féminins et masculins, les deux grandes guerrières des épopées italiennes de Boiardo (Orlando innamorato, 1495) et de l’Arioste (Orlando furioso, 1532) ont inspiré, depuis la deuxième moitié du XVIe siècle, de très nombreux auteurs et autrices. Elles sont devenues les héroïnes de plusieurs pièces de théâtres et opéras, où leurs hauts faits et leurs relations avec les héros constituent autant de motifs frappant l’imagination. Elles ont également été la source de nombreux traités s’inscrivant dans la «Querelle des femmes», philogynes et misogynes ayant eu souvent recours à ces deux personnages pour appuyer leur conception positive ou négative du sexe féminin.
L’étude des œuvres françaises et italiennes des XVIe et XVIIe siècles où apparaissent ces deux héroïnes (fictions, traités politiques, traités poétiques) constitue mon sujet de thèse. Leur comparaison fait apparaître des représentations différentes, voire divergentes, dans les deux pays. En Italie, l’image de Marphise et de Bradamante s’inscrit surtout dans le cadre général de la discussion sur les capacités des femmes: le personnage de la guerrière incarne le dépassement des frontières dans lesquelles la condition féminine est ordinairement maintenue. C’est le cas de La pazzia d’Isabella («La folie d’Isabelle»), comédie de la dramaturge et actrice Isabella Andreini, jouée lors des noces de Ferdinand de Médicis et Christine de Lorraine, le 13 mai 1589 à Florence, et de la comédie homonyme de Flaminio Scala, publiée en 1611. Andreini et Scala mettent en scène un personnage, Isabelle, qui symbolise l’androgynie. La première héroïne dépasse son statut de femme par une fureur divine qui est en même temps une force créatrice: elle sort de la maison, s’exprime en plusieurs langues, bannit le dogme du silence féminin. La seconde défend son amour à la force de l’épée. Des opéras sont par ailleurs consacré aux deux guerrières, comme Il palazzo incantato (1642) de Rospigliosi, et la Bradamante (1650) de Bissari, où les deux femmes brillent par leurs prouesses et affichent leur caractère belliqueux.
En France, la première réception des deux viragos est surtout liée aux troubles civils et religieux, qui firent rage durant les quatre dernières décennies du XVIe siècle. D’une part, en cette époque de misère et de désolation, la thématique héroïque et sentimentale du Roland furieux constitue une forme d’évasion. En témoignent les commentaires du mémorialiste Brantôme, ainsi que les œuvres de Vauquelin de La Fresnaye. Le premier rappelle que Catherine de Médicis fit représenter à la cour, pendant le carnaval de 1564, une comédie intitulée La Belle Genièvre, tirée de l’œuvre de l’Arioste; aux lendemains de la première guerre de religion, il se félicite de cette initiative, qu’il relie au souci de la reine de «donner toujours quelque recréation à son peuple ou à sa cour»[1]. Vauquelin de La Fresnaye évoque pour sa part, dans son Art poétique écrit pendant les troubles religieux, plusieurs épisodes du Roland furieux comme exemples de bons sujets de théâtre, la matière ariostéenne se prêtant selon lui aussi bien à la tragédie qu’à la tragi-comédie. D’autre part, certains écrivains se réfèrent à Marphise et à Bradamante pour symboliser une position politique. Ainsi Robert Garnier et Marie de Gournay font-ils des deux amazones des agents du retour à l’ordre et à la paix. La tragi-comédie du premier, Bradamante, publiée en 1582, est inspirée des trois derniers chants du Roland furieux. Par les conflits intérieurs qui l’agitent, la protagoniste incarne le conflit qui divise la France, tandis que son intégrité et sa vaillance représentent des espoirs pour la fin des guerres. Marie de Gournay, elle, publie dans Le Proumenoir de Monsieur de Montaigne (1594) un poème intitulé Pour des Amazones désarmées. HenriIV vient alors de prendre le pouvoir, la guerre civile est pour l’essentiel terminée. Contrairement à la tragi-comédie de Garnier, les guerrières, ici, ne participent pas à la pacification du pays. Elles symbolisent plutôt le triomphe de la paix et invitent le peuple français à déposer les armes. D’une certaine manière, dans ce poème, Marie de Gournay condamne l’utilisation de la force par les femmes. Pour l’écrivaine, les vertus de son sexe résident plutôt dans les lettres, le «beau parler», la «grâce» et l’«œillade»; les amazones sont obsolètes et le temps est venu de la virago savante.
Marphise et Bradamante ne sortent pas pour autant de l’imaginaire français, et leur souvenir se prolonge bien avant dans le XVIIe siècle, à travers des œuvres fictionnelles ou non. L’intérêt que certaines écrivaines précieuses portent à l’égard de Marphise et de Bradamante se manifeste notamment dans Les Femmes illustres ou les Harangues héroïques de Madeleine de Scudéry (1642-1644). Dans la tradition de la «Querelle des femmes», Marphise et Bradamante incarnent ici des femmes valeureuses et fières, mais Scudéry ajoute sa touche personnelle en raffinant sur les sentiments –et les ressentiments– de Bradamante à l’égard de Roger. Lors de la Fronde, par ailleurs (1648-1652), on observe plusieurs analogies entre les viragos ariostéennes et la représentation de certaines femmes qui n’hésitent pas à prendre les armes, comme la duchesse de Montpensier, la fameuse «Grande Mademoiselle». Bien que ces figures disparaissent ensuite, en même temps que cessent les prises d’armes aristocratiques, la fin du siècle voit encore paraître des représentations de ces guerrières de légende. La tragédie Bradamante (1696), généralement attribuée Thomas Corneille, en est un exemple. Le caractère fortement philogyne de cette œuvre, ainsi que l’innovation dramaturgique qui consiste à faire de Marphise une femme aimante, témoignent de la prégnance de ces personnages au temps du Roi Soleil. L’hypothèse ancienne, selon laquelle cette tragédie serait due à Catherine Bernard, éclairerait sous un jour nouveau, si elle était confirmée, l’aspect philogyne de cette Bradamante. Cette tragédie montre en outre de fortes ressemblances avec une autre Bradamante, anonyme et jamais publiée.
La bourse SIEFAR m’aidera à poursuivre mes recherches sur ces deux pièces, en couvrant notamment les coûts de plusieurs reproductions de manuscrits italiens qui sont nécessaires à cette étude.
Valentina Denzel – Paris VII