Sous la direction de Isabelle Pichet, UQTR, et Cynthia I. Hammond, Concordia
avec la collaboration de Branka Kopecki, UQTR
Dans le cadre du projet de recherche Aux sources de la recherche-création: perspectives historique et multiculturelle /The Sources of Research-Creation : Historical and Multicultural Perspectives, subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH 2020-2022), nous sollicitons des textes originaux pour un ouvrage collectif sur les enjeux suivants :
L’alliance entre savoir théorique et savoir-faire pratique, entre réflexion conceptuelle et expérience empirique, apparaît périodiquement en tant qu’approche artistique au fil de l’histoire. Sous les figures de l’humaniste de la Renaissance italienne, de l’académicien du Grand Siècle ou encore des productions des diverses cultures des peuples autochtones à travers le monde, l’artiste a depuis longtemps uni sa pratique créatrice à une recherche réflexive dans le but de communiquer le sens de son travail. Cette démarche, toujours à la pointe de l’actualité artistique, trouve sa forme présente sous l’expression relativement récente de « recherche-création ». Bien que la recherche-création soit aujourd’hui pensée comme une approche émergente, ses fondements possèdent des constantes qui l’inscrivent dans un lignage historique discontinu, fait d’interruptions et de réémergences. Tout au long de l’histoire, des indices, des fragments ou des témoins de cette approche surgissent ici et là ; les artistes, les sources littéraires et les œuvres les ayant semés à travers leur parcours. Par exemple, dans le domaine de la peinture, John Constable (1776-1836) en témoigne lorsqu’il écrit en 1836:
I hope to show that ours is a regularly taught profession; that it is scientific as well as poetic […] and to show by tracing the connecting links in the history of landscape painting that no great painter was ever self-taught […] Painting is a science, and should be pursued as an inquiry into the laws of nature (Cité dans Frayling 1993/4 : 4).
Constable accrédite l’idée selon laquelle tout « grand peintre » devait historiquement conjuguer aspects scientifiques et poétiques dans sa pratique, et que son expertise s’acquérait à travers une éducation formelle. Il associe la rencontre de la science et de la poésie dans l’art à trois questions : le statut de l’artiste, la formation de ce dernier et l’innovation technique.
Dans la même veine, dès la première modernité, les partisans d’une libéralisation des arts valorisèrent l’artiste et sa profession, sur la base d’une association de la pratique artistique et de l’exercice intellectuel et réflexif. Dans le prolongement de ces efforts, et à titre d’exemple, la fondation en 1648 de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris visait, grâce à une formation doublement théorique et technique, à former un nouveau type d’artiste lettré se distinguant avantageusement du maître-peintre affilié aux corporations de métiers. La place accordée à l’intellect dans l’enseignement servait, en même temps qu’une fonction de légitimation sociale, une vision artistique où la notion d’invention s’arrimait à celle de création (Paquin Noury 2020 : 105-106). Si l’invention en tant que formulation de l’idée créatrice (invenzione) était au cœur de la démarche académique, le développement de connaissances scientifiques innovantes touchant les matériaux et les techniques n’était pas pour autant laissé pour compte. Les recherches de l’artiste érudit pouvaient s’étendre à des domaines aussi éloignés que la littérature ou la chimie. L’Académie royale avait donc intégré, déjà au 17e siècle, un rapport entre théorie et pratique similaire à celui qui caractérisera l’enseignement des arts à l’université aujourd’hui. Mais qu’en est-il de cette alliance entre réflexion conceptuelle et expérience empirique lorsque nous sortons du cadre colonial, des canons occidentaux et de l’université ?
Pensons aux cultures aborigènes australiennes traditionnelles où les productions artistiques relèvent entre autres d’une pratique de collecte de connaissances impliquant l’appréhension de signes naturels et artificiels, tels que la lecture des déplacements des animaux et des êtres humains sur le sol, ou encore de l’identification de conditions météorologiques récentes. L’intégration de ces signes et de ce symbolisme – de ce langage – dans la production artistique permet la transmission de connaissances auprès des membres de cette culture. De même, en Amérique du Nord, les premières nations possèdent chacune leur propre culture : langue, art, théâtre, musique et chorégraphie. France Trépanier et Chris Creighton-Kelly décrivent ce vaste et critique « body of knowledge » comme étant basé « on a sustained, historical relationship with a specific territory », faisant ainsi écho aux traditions spirituelles autochtones (2016, 38). Nonobstant certaines croyances, il est nécessaire de souligner qu’il y a toujours eu des termes pour les mots « artiste » et « créativité » dans les langues autochtones, et qu’ils ont toujours été associés au travail intellectuel, spirituel et émotionnel (Sherry Farrell Racette, 2016, 31). Il est donc temps de considérer la question de la recherche-création au sein des productions artistiques des sociétés traditionnelles, afin de mieux comprendre le fondement historique de ce que James Clifford appelle « les futurs traditionnels » (James Clifford 2013).
En cherchant dans le passé les traces de l’émergence de cette approche, cette perspective historique et multiculturelle permettra de brosser un portrait, du moins une ébauche, de l’apparition et de l’évolution de cette démarche où s’unissent la création et la recherche. Tout en étant non restrictifs, nous vous proposons de réfléchir à partir des quatre axes qui suivent :
Le premier est celui de l’innovation technique et formelle impliquant et combinant, de près ou de loin, une réflexion théorique à une pratique créatrice. Cette perspective s’intéresse, d’une part, au rôle central que joue l’artiste dans le développement des techniques et des technologies qui façonnent les productions artistiques. Nous cherchons ici à retrouver, révéler les diverses étapes, méthodes et enjeux qui ont mené l’artiste à repousser les limites de sa discipline, à développer, ainsi qu’à innover, renouveler et créer de nouveaux matériaux, outils ou usages à travers la production de ses oeuvres. D’autre part, il semble inévitable de constater la manière dont l’invention ou le développement de ces nouveaux médiums, accessoires, outils, technologies ou encore moyens de diffusion ont incité à leur tour l’artiste à enrichir sa pratique créative.
Le deuxième axe aborde plutôt la recherche historique et le développement poétique des pratiques artistiques qui ont mené les artistes à réinventer leur production personnelle, tout en participant au renouvellement théorique de la pensée créatrice et des méthodes de travail à travers le temps. Nous tentons de cerner la manière dont la réflexion intellectuelle et la mise en perspective historique, disciplinaire ou conceptuelle ont pu mener les artistes à inscrire une pensée réflexive au sein de leur pratique artistique.
Le troisième axe porte sur la question de la formation ou de la transmission des connaissances artistiques. Il sera intéressant ici de s’intéresser aux divers modèles d’enseignement, de diffusion et d’apprentissage qui ont vu le jour à travers le temps, afin de cerner la manière dont les pratiques de transmission orales, théoriques ou techniques se sont mises en place, ont pu évoluer et peuvent révéler l’importance et la présence de certains aspects liés à la recherche-création dans les diverses sociétés et cultures.
Le dernier axe cherche à révéler la manière dont les sociétés traditionnelles et leurs pratiques culturelles peuvent éclairer et consolider le discours actuel concernant la recherche-création. Tout comme la tendance à évincer les milliers d’années de conscience environnementale autochtone, l’exclusion des connaissances culturelles et des pratiques artistiques traditionnelles de la notion de recherche-création vient appauvrir sa constitution. Il s’agit donc ici de réexaminer la question de la « recherche-création » pour en considérer toutes ses ramifications, ses antécédents et ses manifestations dans les sociétés dites non occidentales.
À la croisée de la sociologie de l’art, de l’histoire matérielle et de l’anthropologie des pratiques savantes, ce projet d’édition vise à brosser un portrait historique et multiculturel de la recherche-création. Son but est de tenter de relever les traces de l’émergence et de la constitution d’une alliance entre recherche et création dans la production ou la littérature artistiques à travers le temps. En reconstituant les modes de pensée, les marqueurs socioculturels et scientifiques, l’impact sur la reconnaissance sociale de l’artiste, tout comme les types de production et de transmission qui ont mené à l’instauration de cette approche au sein des sociétés et des divers modèles pédagogiques – traditionnel ou ancestral, académie, école des beaux-arts, université – le projet proposera un aperçu du développement de cette approche qu’est la recherche-création.
Nous proposons ainsi de mettre de côté le consensus apparent qui pose la recherche-création comme une nouveauté ancrée dans un dialogue entre les disciplines occidentales pour en brosser un portrait diachronique et inclusif. Nous sollicitons donc des propositions qui explorent la question de la recherche-création, dans une perspective historique et multiculturelle, dans les diverses sphères de la création : arts visuels, architecture, théâtre, danse, littérature et musique.
Publications prévues : septembre 2022
Maison d’édition : Les coéditrices sont actuellement à la recherche d’une presse universitaire, d’une revue scientifique ou d’un Centre d’artistes intéressé à publier l’ouvrage. Tous les détails seront mis à la disposition des auteurs dès qu’un choix sera retenu.
Les propositions feront l’objet d’une sélection par un comité scientifique. Un résumé circonstancié d’environ 700-800 mots avec une courte bibliographie est à envoyer avant le 1er juin 2021 à l’adresse suivante : rc.hist.multi@gmail.com
Bibliographie
William Ermine, “The Ethical Space of Engagement,” Indigenous Law Journal 6, 1 (2007): 193-203.
Christopher Frayling, “Research in Art and Design”, Royal College of art Research Paper 1, 1 (1993/4): 1-5.
Louis-Claude Paquin et Cynthia Noury, « Petit récit de l’émergence de la recherche-création médiatique à l’UQAM et quelques propositions pour en guider la pratique », Communiquer, La communication à l’UQAM (2020) : 103-136.
Sherry Farrell Racette, “Tawâyihk : Thoughts from the Places in Betwee”, RACAR 41,1 (2016): 26-31.
France Trépanier et Chris Creighton-Kelly, « La langue de l’autre (The Language of the Other), » RACAR, 41, 1 (2016): 22-46.