Numéro dirigé parLaure Depretto et Marc Escola
Si l’on nomme communément fantôme l’apparence désincarnée sous laquelle se manifeste un être disparu, et par analogie le souvenir persistant ou obsessionnel d’un épisode passé qui ne cesse de faire retour dans le présent, le terme désigne aussi dans le jargon des bibliothécaires la fiche ou la planchette que l’on glisse dans un rayonnage à la place d’un volume emprunté (ou disparu) comportant la cote de l’ouvrage (ou le nom de l’emprunteur); les chirurgiens parlent quant à eux de membre fantôme pour qualifier la perception illusoire (et parfois douloureuse) par le patient d’un membre amputé ou privé de sensibilité.
Passible de bien des emplois, le terme mérite peut-être d’intégrer le lexique de la théorie littéraire, qui se trouve avoir affaire, en même temps qu’aux textes réels et aux textes possibles spéculativement produits, à la très riche bibliothèque des textes qui n’ont d’existence que fantomatique :
– œuvres perdues dont ne subsistent plus que quelques vers ou un simple titre (telles les tragédies citées par La Poétique, qui continuent des siècles durant à jouer un rôle dans la théorie alors que nul ne peut en prendre vraiment connaissance) ou qui ne nous sont plus accessibles que dans des traductions ;
– textes manquants dont un récit fait mention sans le donner à lire (il en est de célèbres : dansArmance comme dans La Religieuse ou À la Recherche du temps perdu, mais sans doute dans toute fiction narrative, ou dramatique: Bérénice comportait à sa création une lettre « testamentaire » de l’héroïne éponyme dont la version imprimée ne nous a pas gardé la mémoire) ;
– part silencieuse d’une correspondance (ainsi des courriers de Mme de Grignan dans celle de Mme de Sévigné ou des réponses du destinataire inconnu des Lettres de la religieuse portugaise) ;
– œuvres (ou genres) dont tel auteur a longtemps rêvé sans jamais parvenir à en écrire autre chose que le titre (ou se décider à les pratiquer : ainsi du théâtre ou du cinéma pour tel romancier) ;
– bibliothèques entières inventées par un romancier (à l’instar de l’inventaire d’écrivains nazis dressé par Roberto Bola?o).
– textes amputés, « mangés par les rats » comme chez Rabelais ; manuscrits troués de coup de couteau selon telle préface du chevalier de Mouhy ; pages tronquées verticalement comme chez Claude Ollier dans Fuzzy sets, ou pages évidées du Tree of codes de Jonathan Safran Foer, hanté par le fantôme de Bruno Schulz, etc.
Quel est donc le mode d’existence de ces textes que nulle bibliothèque n’a encore indexés mais qui n’en occupent pas moins une place, parfois décisive, dans le panorama de la littérature mondiale comme, bien souvent, dans notre mémoire de lecteur « Quelle puissance est celle des textes fantômes qui ne se laissent fixer entre nulle reliure, ni arrêter dans aucun rayonnage »
Dans la lignée de deux ouvrages récemment parus de J. Schlanger (Présence des œuvres perdues, Hermann, 2010) et de R. Chartier (Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d’une pièce perdue, Gallimard, 2011) dont Acta fabula a rendu compte au sein d’un dossier ? Mémoire(s) de la perte ?, ainsi que d’un précédent ouvrage collectif initié par l’équipe Fabula (Théorie des textes possibles, Rodopi, 2012), cette livraison de Fabula-LHT se propose donc de croiser réflexion théorique et enquête historique, pour dresser le catalogue d’une bibliothèque des textes fantômes qui double (ou hante) les rayons de nos bibliothèques réelles ou (en un autre sens) virtuelles : comment parler des livres que l’on ne peut pas lire ?
Les propositions peuvent être adressées jusqu’au 28 octobre 2013 aux trois adresses suivantes :
Elles seront soumises à une évaluation anonyme conformément aux usages de la revue. Les textes définitifs seront à rendre au printemps 2014
La publication de cette livraison fera l’objet d’une ou de deux journées d’études courant 2014 :à l’Université de Lausanne (Unil) et/ou à Paris (École normale supérieure/Université Paris 8) selon le nombre de contributeurs retenus.