Université de Lausanne
Dans le cadre du projet Théâtres de société. Entre Lumières et Second Empire (2016-2020) soutenu par le Fonds National de la Recherche Suisse.
Organisation : Valentina Ponzetto (Professeure Boursière FNS/Université de Lausanne) ; Jennifer Ruimi (Post-doc FNS/Université de Lausanne)
Le terme de société est contenu dans la dénomination même de « théâtre de société ». Mais quels sont précisément les rapports et les interactions entre les deux ? De quelle manière les théâtres de société s’inscrivent-ils dans un contexte social ? Comment ce phénomène est-il perçu au XVIIIe et au XIXe siècle, soit au moment où ce type de spectacle et de sociabilité est le plus diffusé ? Quelles représentations des différents milieux sociaux, de leurs préoccupations et de leurs goûts voit-on sur les scènes de société ? Inversement, quelle représentation de la pratique des théâtres de société peut-on trouver dans les arts et les lettres, tous genres confondus, à la même époque ?
Le théâtre de société est un type bien particulier de pratique théâtrale, caractérisée par une dimension privée ou semi-privée, voire intime, par un fonctionnement discontinu et non lucratif et par une nature de spectacle principalement sinon exclusivement amateur, qui implique, comme l’a montré Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval « un investissement personnel qui dépasse le fait d’accueillir une troupe […] mais qui, en commandant exprès une pièce ou en la jouant ou plus, en l’écrivant, transporte le théâtre […] d’un espace public à un espace privé, en une sorte de quête mimétique du pour soi, chez soi et par soi-même[1] »
Par « société » il faudra donc entendre ici d’abord l’acception qui est à l’origine de l’expression « théâtre de société » elle-même, c’est-à-dire « compagnie de personnes qui s’assemblent ordinairement pour la conversation, pour le jeu, ou pour d’autres plaisirs » (Dictionnaire de l’Académie française, 1832), mais aussi la signification plus générale et courante de « vie collective ; mode d’existence caractérisé par la vie en groupe ; milieu dans lequel se développent la culture et la civilisation » (TLF). Si tout théâtre est une forme sociale par excellence, le théâtre de société semble ainsi plus que tout autre intimement lié à la société qui le produit et qu’il représente.
Ce colloque a pour objectif d’interroger les différentes facettes et implications de ce lien. Il sera conçu selon une approche interdisciplinaire, croisant l’histoire littéraire, l’histoire culturelle, l’histoire de l’art, la sociologie du théâtre, la sociocritique et ce qu’A. Viala a proposé de nommer sociopoétique[2], et qu’A. Montandon définit comme l’« étude de l’inscription dans l’écriture des représentations de l’imaginaire de l’interaction sociale[3] ». Les propositions de communications pourront porter sur un horizon français et/ou suisse romand, voire s’ouvrir à l’horizon européen, notamment dans une perspective comparatiste. Elles pourront s’inscrire dans les perspectives suivantes :
1. Inscription du théâtre de société dans le tissu social
Le théâtre de société est, au XVIIIe comme au XIXe siècle, un phénomène très répandu, mais dont, faute d’études assez extensives, on a encore du mal à mesurer la diffusion réelle et l’impact. On a trop souvent l’impression que cette pratique ne concerne que la grande bourgeoisie et l’aristocratie mondaines et lettrées, de préférence urbaines. Cependant, si ces catégories sont sans doute majoritaires, et certes relativement plus faciles à étudier puisque plus susceptibles de laisser des témoignages – qu’il s’agisse de traces écrites (correspondances, journaux ou mémoires), ou de traces matérielles toujours visibles dans certains châteaux où subsistent des théâtres privés – il ne faut pas oublier qu’elles ne sont pas les seules. Déjà Martine de Rougemont avait évoqué en 1988 la présence de théâtres de société en milieu rural[4]. Jean-Claude Yon, quant à lui, a tracé un panorama des pratiques en milieu urbain au XIXe siècle, comprenant sociétés d’amateurs et cercles dramatiques pour le peuple, les artisans, les aspirants comédiens[5]. Il faudrait donc élargir et approfondir les recherches sur la diffusion des théâtres de société dans les différents milieux et à travers le temps.
Il est également important de s’interroger sur les rôles respectifs des différentes figures impliquées dans ce genre de représentations, sur l’exemple des analyses de M.-E. Plagnol à propos des rapports entre auteurs et commanditaires au XVIIIe siècle, ou de Martial Poirson sur le statut socio-économique de l’auteur de société à la même époque[6]. Il manque notamment des études spécifiques sur le public des théâtres de société : est-ce qu’un mode différent de représentation change également la réception ? Existe-t-il une spécificité du public de société ? Pourrait-on dire que le théâtre de société, conçu d’habitude pour être consommé en petit comité, façonne son propre public ?
Une spécificité du théâtre de société réside en effet dans sa dimension associative, dans la construction d’une sociabilité partagée entre les membres d’une communauté (ou « société ») et dans un échange d’idéaux et de valeurs qui fond scène et salle et resserre les liens entre auteurs, comédiens et spectateurs de société. Dans la lignée d’importantes études en histoire culturelle sur d’autres formes de sociabilité non institutionnelle et semi-privée, comme celles de M. Agulhon sur le cercle[7], d’A. Lilti sur les salons[8], ou d’A. Glinoer et V. Laisney sur les cénacles[9], nous voudrions nous interroger sur le type de sociabilité favorisée par les théâtres de société et sur son rôle dans la construction d’identités culturelles déterminées au cours des XVIIIe et XIXe siècles.
Dans une perspective d’étude de genre, nous voudrions également mettre en lumière le rôle et la place des femmes dans ces processus. Par sa nature non lucrative et par sa dimension privée, le théâtre de société s’est en effet révélé dès ses origines un contexte particulièrement favorable aux femmes, leur offrant un accès à des rôles qui leur étaient généralement interdits sur les scènes publiques, comme ceux de dramaturge, de directrice de programmation, de chef de troupe ou metteur en scène[10].
2. Ce que le théâtre de société dit de la société
Depuis le XVIIIe siècle, les contemporains soulignent volontiers que le théâtre de société est particulièrement enclin à offrir une représentation du milieu qui le produit. Chez les auteurs spécialisés dans le répertoire de société, les critiques du temps ont à plusieurs reprises mis en avant la peinture fidèle des mœurs contemporaines, qui se reflèteraient dans leurs pièces comme dans un miroir. Ainsi, par exemple, Auger écrit de Carmontelle que « ce qu’il a vu et entendu, il le répète avec la fidélité d’un miroir et d’un écho » et Sainte-Beuve apprécie chez Théodore Leclercq « le talent et l’art […] de saisir la comédie toute faite qui passe devant lui, de la décalquer et de l’encadrer dans des dialogues vrais, sans lui rien donner du grossissement et du relief propres au théâtre. […] Comme le salon et la scène sont de niveau, la compagnie […] se mire dans ses peintures comme dans une glace. »
Dans les pièces du répertoire importé des scènes publiques et plus encore dans celles écrites spécifiquement pour les scènes de société, on note en effet une prédominance très nette de typologies de personnages, de valeurs et d’idéaux très proches des publics cible. En évitant de retomber dans les mailles de l’ancienne théorie marxiste « du reflet », dont la sociocritique moderne a sonné le tocsin[11], on abordera ces répertoires « comme pratique sociale parce que pratique esthétique et partie prenante dans l’élaboration et le fonctionnement des imaginaires sociaux[12] », dans une perspective d’« étude socio-historique des représentations[13]», définitions mêmes de la sociocritique selon Claude Duchet. Or si, comme l’ont rappelé récemment Pierre Popovic[14] et Olivier Bara, « les travaux menés en sociocritique, attachés à la construction discursive des représentations sociales, n’ont pas privilégié jusqu’à présent les textes dramatiques », on peut dire que le champ des théâtres de société reste encore presque entièrement à explorer.
Il faudra encore veiller à établir des différences et des typologies en fonction de la répartition chronologique ou géographique et des publics-cible des différents théâtres de société. Quels thèmes, personnages, motifs apparaissent dans l’un ou l’autre de ces corpus ? Comment sont-ils traités ? Quelles valeurs récréatives, critiques, morales ou pédagogiques sont mises en avant ? Comment-contribuent-elles à la construction d’un système de valeurs partagées par une « société », au double sens général et spécifique à notre objet d’études ? Le théâtre de société se rêve-t-il un moyen de forger une société différente ?
3. Représentations de la pratique du théâtre de société
Dans une démarche en quelque sorte symétrique, on pourra étudier les représentations que d’autres formes d’art et d’écriture donnent de la pratique des théâtres de société.
Le panorama, riche et varié, comprend des représentations en peinture ou en gravures, comme dans le cas de la célèbre série de Daumier sur Les comédiens de société[15] ; la mise en texte dans des œuvres de fiction, théâtrales ou romanesques[16], ou dans les écrits personnels, correspondances, mémoires ou journaux intimes ; et encore, surtout au XIXe siècle, les échos dans la presse, qu’il s’agisse de comptes rendus de spectacles ou de chronique mondaine.
Au-delà de la valeur historique et documentaire de ces productions, il faudra interroger la perception que les contemporains ont du phénomène des théâtres de société, la nature des représentations qu’ils en donnent, les éléments qui sont soulignés ou mis en valeur. Par exemple, est-ce que ces représentations sont plutôt sérieuses ou ironiques ? Plutôt appréciatives ou dépréciatives ? Quels éléments des pièces jouées, des représentations ou du jeu des acteurs et des actrices retiennent le plus l’attention ? Quelle valeur, quelle utilité ou quels dangers attribue-t-on à ces mêmes éléments ?
Liste non exhaustive des sujets qui pourront être traités :
- Dimension associative, réseau de sociabilité
- Couches sociales intéressées
- Construction d’une sociabilité partagée
- Relation entre les différentes figures impliquées dans le théâtre de société : commanditaires, auteurs, acteurs, spectateurs, etc…
- Rapport avec le public, réception
- Constitution d’un public de société ?
- Rôle des femmes dans le théâtre de société : un accès privilégié aux fonctions d’auteur dramatique, de directrice de troupe, etc
- Étude des représentations : représentations des problèmes et des acteurs majeurs de la société civile par le biais des spectacles de société
- Représentation de groupes sociaux, de leurs valeurs et idéaux dans les pièces de société
- Représentation des changements sociaux et politiques du temps
- Valeur morale et éducative du théâtre de société
- Valeur idéologique du théâtre de société
- Façon de prendre place dans le débat politique
- Représentations du public et des acteurs de société/ de la pratique du théâtre de société dans la littérature et les arts
- Témoignages dans les écrits intimes (correspondances, mémoires)
- Échos dans la presse (petite presse mondaine, gazettes, voire grande presse)
Les propositions de communication de 3000 signes maximum, accompagnées d’une courte bio-bibliographie, seront à envoyer conjointement à valentina.ponzetto@unil.ch; jennifer.ruimi@unil.ch avant le 30 juin 2018.
[1] Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Le Théâtre de société : un autre théâtre ?, Champion, 2003, p. 11.
[2] Alain Viala, « Effets de champ et effets de prisme », Littérature, n. 70, 1988, p. 67-68 ; puis « Éléments de sociopoétique », in Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 137-220.
[3] Alain Montandon, Sociopoétique de la promenade, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2000, p. 8.
[4] Martine de Rougemont, La vie théâtrale en France au XVIIIe siècle, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1988.
[5] Jean-Claude Yon, « Le Théâtre de société au XIXe siècle : une pratique à redécouvrir », in Tréteaux et paravents : le théâtre de société au XIXe siècle, Créaphis éditions, 2012, p. 13-28.
[6] Martial Poirson, « Un statut socio-économique pour l’auteur de théâtre : Alexis Piron et les cinq figures de l’auteur dramatique en société », in Les Théâtres de société au XVIIIe siècle, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2005, p. 205-216 ; Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Le Théâtre de société : un autre théâtre ?, op. cit.
[7] Maurice Agulhon, Le Cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848, Paris, Armand Colin, 1977.
[8] Antoine Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005.
[9] Anthony Glinoer et Vincent Laisney, L’âge des cénacles, Paris, Fayard, 2013.
[10] Voir Odile Krakovitch, « Les Femmes dramaturges et les théâtres de société au XIXe siècle », in Tréteaux et paravents, op. cit., 2012, p. 183-200.
[11] Voir notamment Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.
[12] Claude Duchet et Isabelle Tournier, « Sociocritique », dans Béatrice Didier (dir.), Dictionnaire universel des littératures, Paris, Presses universitaires de France, vol. 3, 1994, p. 3571-3573.
[13] Ruth Amossy, « Entretien avec Claude Duchet », Littérature, n° 140 (déc. 2005), « Analyse du discours et sociocritique », p. 132.
[14] Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, n° 151-152, décembre 2011, p. 7-38.
[15] Analysées par Jean-Claude Yon, in Tréteaux et paravents, op. cit. et Cécile Guinand « Les Comédiens de société par Daumier : du regard critique à l’hommage artistique » (à paraître).
[16] Voir Cathriona Seth, « La Scène romanesque : présence du théâtre de société dans la fiction de la fin des Lumières » in Les Théâtres de société au XVIIIe siècle, op. cit., 2005, p. 271-282, et Agate Novak-Lechevalier, « Le Théâtre de société, objet romanesque : du théâtre de société au théâtre social », in Tréteaux et paravents, op. cit., 2012, p. 69-84.