Appel à contribution de la revue Nouvelles Questions Féministes pour le numéro 45/2, 2026 coordonné par Alix Heiniger, Ellen Hertz, Hélène Martin et Cécile Offroy
La pensée féministe entretient une relation nécessairement conflictuelle avec le passé, s’appliquant depuis ses débuts à critiquer les multiples héritages destructeurs que l’histoire nous a légués. Ainsi, elle a soigneusement décortiqué les systèmes de domination patriarcaux, racistes et classistes qui ont structuré les sociétés passées afin qu’ils ne façonnent plus les sociétés futures. Dans cette lutte, la critique féministe des politiques de la mémoire et du patrimoine joue un rôle central. Elle réinterroge la sélection des objets, œuvres d’art, coutumes et connaissances célébrées pour leur « valeur patrimoniale » et montre comment les politiques mémorielles contribuent à mystifier, à euphémiser, voire à reconduire dans le présent les rapports de pouvoir matériels et symboliques à la base de ces systèmes de domination.
C’est en effet la perspective masculine, hétérosexuelle. blanche et bourgeoise qui a dominé les politiques patrimoniales depuis leur création au 19e siècle, et qui a guidé la sélection de ce qui mérite d’être documenté, préservé et commémoré du passé. Par renvoi d’ascenseur, ce passé est dès lors matérialisé dans des milliers de monuments, de musées, d’archives, d’inventaires et de lieux de mémoire célébrant les faits et gestes de Grands Hommes. Le biais androcentrique s’étend même jusqu’au « patrimoine sombre », comme l’a montré Anna Reading dans son étude des musées de l’Holocauste (2002), qui analyse comment la muséographie et les sites commémoratifs ont fait disparaître les traces des femmes juives et roms. Qu’ils soient victorieux ou victimes, les hommes apparaissent comme les seuls acteurs de l’histoire dont la mémoire collective se doit de se souvenir.
L’androcentrisme des musées, des inventaires ou des archives n’est évidemment pas l’effet naturel de la plus grande capacité d’agir des hommes, mais le reflet d’une idéologique patriarcale qui faisait des femmes des sujets de moindre importance. Cette idéologie s’est manifestée par des interdictions, des tabous et des silences imposés aux femmes et parfois intériorisés par celles-ci. Comme le démontre Michelle Perrot (1998), les historiennes du genre rencontrent de grandes difficultés pour trouver des sources écrites par des femmes, qu’elles aient été empêchées d’écrire, que leurs productions n’aient pas été préservées ou, plus triste encore, qu’elles aient volontairement détruit leurs œuvres, journaux et lettres, par pudeur, par peur ou encore convaincues que l’histoire ne s’intéresserait pas à elles. Un apport essentiel des historiennes féministes a été d’identifier les moyens de retrouver les femmes dans les sources, quitte à lire celles-ci à contre-courant (Chaudhuri et al., 2010) ou à chercher les informations dans leurs interstices (Zemon Davis, 1997).
Dans le monde anglophone, une critique féministe des politiques patrimoniales a pris racine à la fin du siècle dernier déjà, avec des chercheuses comme Laurajane Smith (2008), Anna Reading (2015), Silvana Colella (2018) ou Wera Grahn et Ross Wilson (2018). Comme l’affirme Smith (2008), le patrimoine « est genré non seulement dans la manière dont il est défini, compris et discuté, mais aussi dans sa capacité à reproduire et à légitimer les identités de genre et les valeurs sociales qui les sous-tendent » (161, notre traduction). La critique féministe de la notion de « patrimoine culturel », aujourd’hui « mainstreamée » par l’UNESCO (2014), a mis au jour notamment la distribution genrée des formes du patrimoine dites matérielle et immatérielle : aux hommes, le patrimoine matériel, aux femmes, l’immatériel. (Pour une revue féministe matérialiste, cela interroge !!). Par ce biais, les femmes présentées comme détentrices de valeurs et de savoir-faire traditionnels sont exclues de la modernité et des espaces publics, renvoyées à ces lieux fantasmés d’authenticité, de tradition et d’intimité que sont les jardins potagers, les chambres d’enfants ou la cuisine (Hertz, 2011 ; Bevilacqua, 2015).
Dans le monde francophone, la critique féministe du patrimoine a mis du temps à émerger. Elle a pris, entre autres, la forme d’un jeu de mots, avec la notion de « matrimoine », terme (re)mis en circulation par des auteures et acteurices culturel·les au début du siècle (Hertz, 2002 ; Foucher-Zarmanian et Bertinet, 2017). Pensé d’abord comme un néologisme, ce terme a une histoire qui s’avère heuristique. Alors que dans le Haut Moyen-Âge, le mot « matrimoine » désignait les biens transmis aux enfants par leurs mères, il disparaît avec la modernité, son champ de significations étant tout au plus réduit au mariage (« matrimonial »). Aujourd’hui remis en circulation, le terme est à la base d’innovations comme les « Journées du matrimoine », désormais institutionnalisées en France, au Québec et en Suisse, et sert à revaloriser des œuvres, des actes, des gestes et des manières de faire des créateurices marginalisé·es, mais également à inspirer des artistes féministes et queer, ainsi qu’à inventer des pratiques de création culturelle qui critiquent, détournent et dépassent les rapports de domination hérités du passé.
Bien entendu, la modernité patriarcale, capitaliste et coloniale n’a pas désapproprié seulement les femmes, comme l’illustrent les collections ethnographiques des musées. Elle s’est attelée à exproprier, réduire et détruire (en « civilisant », « développant », « rationalisant ») les biens matériels et symboliques des diverses catégories sociales construites en opposition aux hommes blancs et subordonnées à eux, en vertu des dualismes tels que primitif-civilisé, femme-homme, corps-esprit, affect-raison, etc. (Colin et Guiroz, 2023 ; Martin, 2024). Dans ce numéro, nous prenons le contre-pied de ces logiques d’essentialisation et de traditionnalisation des subalternes pour penser le patrimoine en féministes. Il ne s’agit pas seulement de célébrer les Grandes Femmes oubliées de l’histoire, même si ces femmes méritent notre plus grande considération. Il ne s’agit pas non plus de documenter uniquement des productions, coutumes ou traditions considérées comme féminines, même si ces petites instances de matrimoine peuvent receler de grands secrets (voir Cousin Kouton, 2023). Une critique féministe du patrimoine n’est pas, en effet, et pour reprendre les mots d’Ericka Engelstad, « une emphase monolithique sur les femmes, mais un engendrement du passé qui comprend le genre comme processus et relation, en dialogue avec les normes de la masculinité » (2007 : 218, notre traduction).
En réponse à la question « comment penser le patrimoine en féministes ? », nous attendons donc des propositions qui entreprennent une analyse féministe des politiques et pratiques mémorielles. De l’écriture féministe de l’histoire aux expérimentations en cours pour « re-performer le matrimoine » (Tembek, 2014), en passant par des expositions muséales (Chantraine, 2017), des commémorations ( http://matrimoine-en-diois.fr/ ), ainsi que des pratiques d’archivages, de création ou de contestation patrimoniale, ces analyses tiendront compte du caractère relationnel du genre, à savoir de son inscription dans des rapports de pouvoir entre les sexes (Lähdesmäki et Vlase, 2023), mais aussi dans d’autres rapports de domination.
Les propositions peuvent concerner diverses facettes de l’étude féministe du patrimoine, comme par exemple :
-la représentation : comment le genre structure-t-il la constitution des collections muséales, d’inventaires ou d’archives des institutions patrimoniales ? Y a-t-il une division sexuée du travail de mémoire ? Comment le genre interagit-il avec d’autres systèmes de domination dans ce contexte ? Quels passés sont représentés ou au contraire produits comme absents ou inexistants ? Quelles lectures et quels imaginaires de l’histoire et de la nation, respectivement de l’humanité, sont véhiculés ? À ce propos, nous nous réjouissons de recevoir, entre autres, des propositions de professionnel·les des musées et des archives en prise avec ces enjeux.
-la réception : comment les personnes comprennent-elles, interagissent-elles avec les objets, les documents, les lieux et les pratiques qui leur sont présentés comme « patrimoniaux » ? À quels héritages, à quels usages, mais également à quels détournements de sens donnent-ils lieu ? À ce propos, nous nous réjouissons des propositions d’acteurices culturel·les qui expérimentent de nouveaux modes de réception, voire de contestations des politiques patrimoniales.
-la conservation : depuis des décennies les institutions de conservation du passé ont favorisé la constitution de corpus qui reflètent l’histoire au masculin, qui plus est blanc et straight. Quelles sont les possibilités de contrer cette tendance ou de renouveler les usages pour sortir de ce modèle androcentré ? Peut-on élaborer de nouvelles pratiques de conservation, notamment avec un désir de les inscrire dans une continuité militante ? À ce propos, nous nous réjouissons de recevoir des propositions portant sur des projets d’archivage féministe et/ou communautaire.
-les « grands principes » : comment le genre est-il pensé par les instances gouvernementales, intergouvernementales et internationales responsables des politiques mémorielles et patrimoniales ? Quels sont les objectifs et les effets des programmes « d’égalité de genre » ou d’« inclusivité » mis en place par ces instances ? À ce propos, nous nous réjouissons de recevoir des propositions critiques et/ou prospectives d’expert·es actif·ves dans la formulation de ces politiques.
En somme, par ce numéro, Nouvelles Questions Féministes cherche à contribuer à la formulation des politiques mémorielles et patrimoniales qui relèguent, une fois pour toutes, le patriarcat au passé.
Cet appel cherche à recueillir des articles des diverses disciplines de sciences humaines et sociales, éclairant un ou plusieurs des axes proposés et portant sur un ou divers contextes nationaux. Les propositions d’articles de deux pages (hors bibliographie) sont attendues pour le 15 janvier 2025 en format word, interligne simple, caractère 12, envoyées par mail à ellen.hertz@unine.ch et à nqf_redaction@hetsl.ch. Elles doivent contenir le nom et le prénom des auteurices ainsi que leur discipline et éventuellement leur institution de rattachement. Elles peuvent inclure une bibliographie.
Les coordinatrices opèrent une première sélection parmi ces résumés. Si la proposition est acceptée, la 1ère version de l’article (45 000 signes) est transmise au groupe de coordination le 15 septembre 2025 au plus tard. Le groupe de coordination transmettra l’article anonymisé à deux rapporteurices pour évaluation en double aveugle. Il peut être accepté en l’état, accepté sous réserve de modifications mineures ou majeures ou refusé. En cas d’acceptation pour publication, la version retravaillée doit parvenir le 15 février 2026. Le numéro sortira à l’automne 2026. Les articles publiés paraissent dans la rubrique Grand angle du numéro.
Bibliographie
BEVILACQUA Salvatore, 2015, « L’impensé du genre dans la patrimonialisation du régime méditerranéen », Journal des anthropologues, 140-141, 51-71.
CHANTRAINE Renaud, 2017, « Faire la trace ? La patrimonialisation des minorités sexuelles », La Lettre de l’OCIM. Musées, Patrimoine et Culture scientifiques et techniques, 173, en ligne.
CHAUDHURI Nupur, KATZ Sherry J. et PERRY Mary Elizabeth, 2010, « Introduction », in CHAUDHURI Nupur, KATZ Sherry J., PERRY Mary Elizabeth (ed.), Contesting archives: finding women in the sources. Urbana, Chicago, Springfield : University of Illinois Press, xiii‑xxiv.
COLELLA Silvana, 2018, « ‘Not a mere tangential outbreak’ : gender, feminism and cultural heritage », Il Capitale culturale, 18, 251-275.5
COLIN Philippe et QUIROZ Lissell, 2023, « 3. Élargissements théoriques et militants », in Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Paris : Zones, 191-231
COUSIN KOUTON Saskia, 2023, Ogun et les matrimoines. Histoires de Porto-Novo, Xogbonu, Ajase, Paris : Presses universitaires de Paris Nanterre.
ENGLESTAD Ericka, 2007, « Much More than Gender », Journal of Archaeological Method and Theory, 14(3), 217-234.
GRAHN Wera et WILSON Ross J. (ed). 2018. Gender and Heritage : Performance, Place and Politic, London & New York : Routledge.
FOUCHET-ZARMANIAN Charlotte et BERTINET Arnaud, 2017, « Musée au prisme du genre », Culture & Musée, 16.
HERTZ Ellen, 2011, « On ne naît pas ‘femme cuisinière’, on le devient : genre et transmission culturelle à l’UNESCO », in ADELL Nicolas et POURCHER Yves (dir.), Transmettre quel(s) patrimoine(s) : Autour du patrimoine culturel immatériel, Paris : Michel Houdiard Editeur, 223-238.
—– 2002, « Le matrimoine », in GONSETH Marc-Olivier, HAINARD Jacques et KAEHR Roland (dir.), Le Musée cannibale, Neuchâtel : Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 153-168.
LÄHDESMÄKI Tuuli et VLASE Ionela, 2023, « Mapping the research on gender, LGBTQI minorities and heritage across social sciences and humanities », International Journal of Heritage Studies 29(8), 743-758.
MARTIN Hélène, 2024, « La destruction de la nature est-elle patriarcale ? L’écoféminisme pour subvertir le dualisme », Revue internationale et stratégique, 133, 23-36.
PERROT Michelle, 1998, Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris : Flammarion.
READING Anna, 2015, « Making Feminist Heritage Work : Gender and Heritage », in WATSON Emma et WATERSON Steve (ed.), The Palgrave Handbook of Contemporary Heritage Research, London : Palgrave MacMillan, 397-413.
—– 2002, The Social Inheritance of the Holocaust : Gender, Culture and Memory, Basingstoke : Palgrave Macmillan.
SMITH Laurajane, 2008, « Heritage, Gender and Identity », in HOWARD Peter et GRAHAM Brian (ed.), The Ashgate Research Companion to Heritage and Identity, Aldershot : Ashgate, 159-178.
TEMBECK Tamar, 2014, « Re-performer le matrimoine : perspectives et témoignages sur l’héritage féministe en art actuel », Recherches féministes, 27(2), 21-37.
UNESCO, 2014, Gender Equality, Heritage and Creativity, Paris : UNESCO.
ZEMON Davis Natalie, 1997, Juive, Catholique, Protestante. Trois femmes en marge au XVIIe siècle, Paris : Seuil