Colloque international Université Rennes 2
La fascinante histoire des idées dans le dernier demi-siècle en Occident1 montre comment toute une génération d’intellectuelles américaines se sont inspirées dans les années 80 de la « pensée française » (French thought) : l’historienne Joan W. Scott influencée par Foucault définit le genre comme « façon primordiale de signifier des rapports de pouvoir »2 ; avec la philosophe Judith Butler3, l’analyse du genre se constitue comme théorie de la performance issue de l’analyse lacanienne du désir et de la séduction sexuelle4. Dans les années 2000, par une sorte de fécondation réciproque, la théorie du genre revient en France où les études en sciences humaines et sociales poursuivent le travail de dénaturalisation des comportements en analysant les rapports de sexe en tant qu’historiquement déterminés, ainsi que les effets de l’assignation des identités sexuées sur les individus et sur l’ensemble du système social5.
La littérature est un champ où l’exploration de ce concept est particulièrement fructueuse puisque les textes littéraires, outrepassant les normes de binarité imposée dans la construction sociale des identités sexuées, produisent les mises en scène les plus variées et parfois les plus fantasques de leur dépassement. En revisitant les corpus traditionnels au prisme du genre, cette relecture fait émerger des sens nouveaux, jusqu’alors inexploités. Notre colloque a donc pour but de faire le point sur la recherche actuelle en littérature, domaine qui reste encore largement à prospecter en France6.
L’objectif sera ici de s’intéresser à la problématique des identités sexuées – non à celle des orientations ni des pratiques sexuelles –, en privilégiant la question des subversions, brouillages, défaussements (explicites ou clandestins), ainsi que des mises en cause de ces identités.
Il s’agira donc d’étudier l’appropriation réciproque, par chacun des deux sexes, des attributs assignés à l’autre, la redistribution des catégories, physiques, mentales, sociales (etc.) entre masculin et féminin, et les moyens spécifiquement littéraires mis en œuvre pour subvertir ces catégories. Depuis le début du XXème siècle, dit Laure Murat, une idée « gagne du terrain : la gradation entre masculin et féminin »7. Par-delà la mise en scène littéraire d’une certaine porosité des catégories, la réflexion peut aller du simple brouillage des identités sexuées à une inversion plus marquée. Elle peut concerner aussi les figures marginales et très fécondes, en littérature, de l’inter-sexe et de l’inter-genre ; de personnages – souvent idéaux – nantis des attributs des deux identités sexuées : biologiques (figures d’androgynie), et/ou sociales (éducation opposée au genre assigné et produisant un être complet cumulant les données du masculin et du féminin, qui transcende les limites de la norme).
Dans ce champ de réflexion infinie, il s’agira de repérer les récurrences et variations des stratégies littéraires dans le traitement des identités sexuées selon les époques et les contextes culturels ; et de souligner les moments et mouvements littéraires qui nourrissent particulièrement ce topos.
Ainsi la réflexion pourra porter sur la distanciation face aux injonctions sociales dans la construction des identités sexuées (en particulier dans l’acte de récuser la norme), mais aussi sur les variations et toutes les formes de fluctuation entre masculin et féminin, puisque la littérature est l’espace privilégié pour la mise en scène d’une ambiguïté condamnée à rester souvent en deçà du langage.
Préconisations méthodologiques
Outre les approches littéraires, les analyses de diverses disciplines (linguistique, psychologie, psychanalyse, sociologie, histoire…) sur cette question controversée sont les bienvenues, à condition de poser une approche ciblée sur le fait littéraire.
Il conviendra également de mesurer la place des œuvres abordées dans l’histoire de la littérature. En inscrivant la réflexion dans une perspective trans-séculaire, on tentera de dégager quelques jalons dans la variabilité de la représentation et de l’exploitation littéraire des identités sexuées au cours des siècles.
Il est souhaitable que soient abordés des corpus variés et représentatifs du point de vue diachronique et que soient élaborées non de simples monographies particulières, mais des mises en perspective transhistoriques et génériques de ces corpus, qui pourront concerner un large panel d’auteur/e/s de langue française.
Pistes possibles
En vue d’explorer la déconstruction des stéréotypes et celle des identités genrées, les questions suivantes pourront, par exemple, être abordées :
- quelles appropriations du masculin par le féminin et du féminin par le masculin ?
- quels jeux sur des figures paradigmatiques (historiques, mythologiques : ex, figures de Tirésias, des Amazones) sont les éléments moteurs de cette perturbation ?
- à partir de quand peut-on repérer, dans les textes littéraires, un début de brouillage des normes ? Il y a-t-il une catégorie qui subvertit d’abord l’autre ? Cette prérogative est-elle localisable surtout dans des textes d’auteurs hommes ou femmes ?
- est-il possible de situer historiquement, dans les textes littéraires, les premiers fléchissements du masculin par rapport à la norme ? peut-on parler au XXème et XXIème siècles d’un recul, voire d’un effondrement des normes du masculin ? Jusqu’à quand le bastion du genre dans ce domaine semble-t-il rester vivace ?
- quelles figures inter-sexuées ou inter-genrées apparaissent, quand et où ?
- en quoi les motifs du travestissement et de la métamorphose sont-ils annexés au brouillage des identités de genre ?
- comment le personnage et/ou l’instance énonciative perturbent-ils, contournent-ils l’injonction sociale sur l’identité sexuée, ou s’y soustraient-ils ?
- comment les points de vue ou les divers dispositifs spécifiques selon les genres littéraires (narratifs, lyriques, dramatiques, autres) participent-ils à la perturbation des identités genrées ?
- quelles formes textuelles sont privilégiées (textes fictionnels, dramatiques, lyriques,…), et à quels moments de l’Histoire ? Quels moyens, quels registres – distanciés ou non (ironie, parodie…) – sont mis en œuvre par la littérature pour revendiquer explicitement ou dire implicitement une crise de l’identité masculine ou féminine ?
- comment l’intertextualité et la réécriture de modèles littéraires contribuent-elles à déconstruire les identités sexuées ?
- mais aussi, de façon plus globale, la littérature semble-t-elle anticiper les interrogations sociales sur le genre, les refléter en simultané ou les retranscrire en différé ?…
Première esquisse d’une réflexion trans-séculaire
(Cet apport ne présage en rien de l’agencement final des interventions qui seront organisées plutôt à partir de problématiques transversales.)
La littérature du Moyen-Age offre des figures genrées qui ont focalisé l’intérêt des critiques, comme celle de la dame et du chevalier ou encore la figure royale, qui continuent d’ailleurs à alimenter les manuels du secondaire, souvent ravalées au rang de stéréotypes par delà la diversité de leurs attestations textuelles. Mais le Moyen Age a aussi exploité le travestissement et la métamorphose d’un sexe à l’autre : ainsi des déguisements de femmes en hommes dans Le Roman de Silence ou le Roman de Floris et Lyriopé, ou de la métamorphose de Christine en homme (Christine de Pizan, Le Livre de mutation de Fortune) ou des réécritures de la métamorphose de Tirésias en femme. Les figures de femmes viriles ne sont pas rares, souvent associées à des figures antiques (Camille, les Amazones par exemple) mais pas exclusivement si l’on songe à Jeanne d’Arc. La littérature médiévale offre aussi des cas d’investissement de voix féminines chez les troubadours ou poètes lyriques de la fin du Moyen Age comme Machaut ou inversement des cas plus rares d’investissements féminins de la voix masculine, chez Christine de Pizan (Cent ballades d’amant et de dame, Livre du duc des vrais amants) dont on peut se demander s’ils infléchissent ou non les identités genrées. Cette auteure, la première à avoir revendiqué une autorité littéraire au féminin après Marie de France, non seulement subvertit les identités genrées par sa prétention à une reconnaissance sociale, mais déploie des figures et stratégies multiples pour subvertir l’assignation à une identité féminine subalterne, tout en proposant une réflexion philosophique et théologique pour défendre une conception non essentialiste du genre. La figure masculine peut aussi être féminisée, comme chez Narcisse ou dans la figure du clerc. On pourrait relire la querelle des femmes, développée à partir du Roman de la Rose avec ses champions et détracteurs, en se demandant si elle consolide ou inversement ébranle les identités genrées. Procédés et jeux sur le genre ne sont donc pas une création de la modernité…
Si l’époque classique a veillé à rendre plus normatives les injonctions sociales et à imposer une binarité plus différenciée des codes, le XVIIIème siècle a ouvert la voie à un discours émancipateur en vue d’explorer des alternatives à des représentations genrées figées. La montée en puissance de l’auteur (cf. P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain) et le développement important du lectorat féminin, en particulier, ont donné de nouvelles assises à la fiction romanesque. Les auteures se sont emparées de cet espace de liberté qui s’offrait à elles pour proposer un renouvellement des thématiques romanesques, une orchestration différente des hiérarchies sexuées (avec par exemple un personnage masculin tout en délicatesse et en sobriété dans les Lettres d’une Péruvienne de madame de Graffigny ; voir aussi les mutations en germe dans l’écriture utopique, comme chez Diderot, Le Supplément au voyage de Bougainville…).
Dans cette modernité le XIXème siècle a, quant à lui, élargi la réflexion sur le champ d’une reconfiguration possible des assignations, d’abord par le discrédit jeté sur les stéréotypes sociaux du féminin (Corinne, Madame de Staël) et par une déstabilisation des modèles du masculin (voir Stendhal, mais aussi une identité virile en net fléchissement chez un Felix de Vandenesse – Le Lys dans la vallée, Balzac – ou un Frédéric Moreau – L’Education sentimentale, Flaubert), avec en parallèle le développement de la figure de l’inter-sexué (telle qu’elle peut apparaître dans Séraphîta de Balzac) ou les jeux multiples sur les inversions de genre (Gabriel de George Sand et, à la fin du siècle, Monsieur Venus de Rachilde).
Le XXème siècle reprend cette réflexion en la dépouillant de son aspect fantastique (très présent chez Balzac, Sand ou Rachilde) et en l’ancrant dans le monde réel : c’est ainsi qu’apparaissent les figures de l’amant au pouvoir paradoxalement accru par la féminisation de ses attributs, physiques et psychiques (chez Colette, Duras…).
Le XXème poursuit une véritable redistribution des données socialement construites, par une érosion du concept du masculin et son appropriation par la sphère du féminin : voir la virilisation des héroïnes dans les textes littéraires, à travers des figures féminines non seulement de la révolte politique (l’Electre du début des Mouches, l’Antigone d’Anouilh, les « guérillères » de Monique Wittig…), mais aussi de la domination mentale, qu’elle soit sociale, professionnelle, artistique… (Ceci va de pair avec une dévalorisation des modèles féminins traditionnels et les mises en scène de femmes rompues8 que Beauvoir et les écrivaines de la génération 70 ont multipliées, pour dénoncer l’invalidité des modèles sociaux du genre.)
Cette redéfinition des données se prolonge aussi par une crise plus marquée des représentations du masculin : à la génération des héros combatifs et courageux de la première moitié du siècle (Malraux, Saint-Exupéry…) succède celle de personnages masculins en déroute dans leur virilité même (dans l’extrême contemporain, les exemples d’impuissance existentielle abondent : personnages de Carrère, Toussaint, Houellebecq…).
Voici donc une feuille de route ambitieuse, qui entend ne rien négliger de la question du genre dans ses mises en scène plurielles à travers les siècles, les classes sociales, les styles, les stratégies littéraires et les auteur/e/s « des deux sexes et autres » (Balzac9).…
Sera ainsi captée dans son évolution, alors qu’elle reste en constant devenir, une interrogation cruciale à nos sociétés modernes qui, déjà à l’œuvre au Moyen-Age, s’est déployée jusqu’à constituer un renouveau majeur de la critique littéraire contemporaine…
Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Fabienne Pomel (CELLAM, Université Rennes 2)
Les communications dureront de 20 à 25 minutes (maximum). Les propositions (titre et résumé) sont à envoyer avant le 1er juin 2017 aux deux organisatrices :
mf.berthu-courtivron@univ-rennes2.fr
fabienne.pomel@univ-rennes2.fr
Les réponses seront données pour le 10 juillet 2017.
L’hébergement sera assuré à Rennes pour les intervenants/es, mais non le coût des transports.
Conseil scientifique :
Anne-Emmanuelle Berger (Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis / Cornell University, USA)
Marie-Françoise Berthu-Courtivron (Université Rennes 2)
Isabelle Brouard-Arends (Université Rennes 2)
Roger Célestin (University of Connecticut, USA)
Anne Garréta (Université Rennes 2 / Duke University, USA)
Rotraud von Kulessa (Université d’Augsbourg, Allemagne)
Audrey Lasserre (UCL – Université de Louvain-la-Neuve, Belgique)
Laure Murat (University of California, Los Angeles, USA)
Christine Planté (Université Lyon 2)
Fabienne Pomel (Université Rennes 2)
Martine Reid (Université de Lille Nord de France)
Richard Trachsler (Université de Zurich, Suisse)
Quelques éléments d’une bibliographie récente (depuis 2000, par ordre chronologique)
Sur le genre en général
– Rauch, André, Le premier sexe: mutations et crise de l’identité masculine, Hachette Littératures, 2000
– Maugue, Annalise, L’identité masculine en crise au tournant du siècle, Payot & Rivages, 2001
– Le genre face aux mutations: masculin et féminin, du Moyen Âge à nos jours, Luc Capdevila, Sophie Cassagnes, Martine Cocaud, Dominique Godineau, François Rouquet et Jacqueline Sainclivier (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2003
– Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Christine Planté, Michèle Riot-Sarcey et Claude Zaidman (dir.), Le Genre comme catégorie d’analyse Sociologie, Histoire, Littérature, L’Harmattan, « Bib. Du féminisme », 2003
– L’éternel masculin, Patricia Mercader et Laurence Tain (dir.), Presses universitaires de Lyon, 2003
– Badinter, Élisabeth, XY, de l’identité masculine, O. Jacob, 2004
– Le genre des territoires: masculin, féminin, neutre, Christine Bard (dir.), Presses de l’Université d’Angers, 2004
– Butler, Judith, Trouble dans le genre, La Découverte, 2005
– Murat, Laure, La loi du genre, Fayard, 2006
– Histoire de la virilité, t. III, La virilité en crise ? XXe-XXIe siècle, Jean-Jacques Courtine (dir.), Le Seuil, 2011
– Mechthild Fend, Les limites de la masculinité. L’androgyne dans l’art et la théorie de l’art en France (1750-1830), La Découverte, coll. « Textes à l’appui / Genre & sexualités », 2011
– Le Genre à l’œuvre, Melody Jan-Ré (dir.), L’Harmattan, « Logiques Sociales (Sociologie des Arts) », 3 vol., 2013
– Qu’est-ce que le genre ?, Laurie Laufer, Florence Rochefort (dir.,), Payot, 2014
– Berger, Anne-Emmanuelle : a) Le Grand théâtre du genre, Belin, 2013
b) « Genre », in Fragments d’un discours théorique (E. Bouju dir.), éd. Cécile Defaut, 2015
– Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, Evelyne Peyre et Joëlle Wiels (dir.), La Découverte « Recherches », 2015
Sur le genre en littérature
– Masculin-Féminin dans la poésie et les poétiques du XIXe siècle, Christine Planté (dir.), Presses universitaires de Lyon, 2002
– Noble, Jean Bobby, Masculinities without men ? Female masculinity in twentieth-century fictions, Vancouver, University of British Columbia Press, 2004
– « Féminin/Masculin. Écritures et représentations », Christine Planté (dir.), dans Lieux littéraires – La Revue n° 7-8, Montpellier III, 2005, p. 7-180
– La Littérature en bas-bleus, colloques Université Lille 3, Andrea del Lungo et Brigitte Louichon (dir.), Ed. Classiques Garnier, coll. « Masculin/féminin dans l’Europe moderne », t. I : 2010 / t. II : 2013 / t. III à paraître, 2017
– Les Femmes dans la critique et l’histoire littéraire, colloque BnF 2009, Martine Reid (dir.), Champion, 2011
– Guidée, Raphaëlle, « Unsex me ! Littérature et violence politique des femmes », Penser la violence des femmes, Coline Cardie, Geneviève Pruvost (dir.), chap. 22, La Découverte, 2012
– Tradition des romans de femmes. XVIIIe-XIXe siècles, Catherine Mariette-Clot et Damien Zanone (dir.), Champion, 2012
– Maira, Daniele et Roulin, Jean-Marie, Masculinités en révolution de Rousseau à Balzac, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013
– Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac – Essai sur la femme auteur, PUL, 2015 (2ème éd., avec une préface de Michelle Perrot et une postface inédite)
– Le Masculin dans les œuvres d’écrivaines françaises – « Il faut beaucoup aimer les hommes », Françoise Rétif (dir.), Garnier, 2016
– Figures féminines de l’histoire occidentale dans la littérature française, Mercè Boixareu, Esther Juan-Oliva, Angela Romera-Pintor (dir.), préface Michelle Perrot, Champion, 2016
– Fictions modernistes du masculin-féminin: 1900-1940, Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2016
– Dossier « Genre et littérature », Lieselotte Steinbrügge et Hendrik Schlieper (dir.), Lendemains (Freiburg), n°2/3, 2016
– Histoire culturelle des femmes en littérature, du moyen âge au XXIe siècle, Martine Reid (dir.), Gallimard, « Folio », à paraître 2017
– Planté, Christine, « Le genre en littérature : difficultés, usages et fondements d’un concept », dans Le(s) genre(s).Définitions, modèles, épistémologie, GenERe (dir.), Ens éditions, à paraître (2017 ?)