Louise Labé, une géniale imposture
Il en va de la poésie comme de la peinture. Il ne suffit pas qu’un peintre (Titien, Ingres ou Girodet) ait prêté son art à une belle nudité féminine ou masculine pour croire que ce corps déshabillé se doive de faire le même effet qu’un vidéo porno. Il ne suffit pas non plus qu’un poète (Catulle, Pétrarque ou Proust) évoque une fictive beauté cruelle pour croire qu’il raconte, en langage "codé", sa torride vie sexuelle, laquelle, "décodée" par les exégètes et traduite en médiocre prose par les biographes, dispensera leurs lecteurs naïfs d’entendre le message original. Peinture ou poésie, l’art retors a ses détours auxquels le réductionnisme décodeur ou biographique substitue des raccourcis.Savante, mais ne s’en laissant pas conter, sorbonnarde, mais non philistine, Mireille Huchon, dans son livre Louise Labé, une créature de papier, lève le voile sur certains détours de l’art négligés par "décodeurs" et biographes. Spécialiste de Rabelais et du "beau XVIe siècle" français, Mireille Huchon rejoint les conclusions auxquelles sont parvenus les meilleurs connaisseurs actuels, un Paul Veyne, un Philip Hardie, de ces élégiaques grecs et latins que les doctes (mais facétieux) poètes de la Renaissance savaient par coeur et imitaient en connaissance de cause: leurs "cris" mélodieux de colère, de jalousie, ou de déception relèvent d’un art, d’un genre, et de leurs conventions. Les Corinne ou les Lesbie auxquelles ils les adressent sont des scriptae puellae, des "demoiselles écrites", dont l’existence, réelle ou non, importe peu au beau jeu du poème.Pourquoi cette insincérité, ces impostures, ces trompe-l’oeil, ces jeux de masque séducteurs ? Il faut s’y faire: pour la joie virtuose de jouer librement de l’ironique puissance d’illusion dont dispose sur ses lecteurs et lectrices le langage poétique, joie d’un tout autre ordre (surtout lorsqu’elle prend pour sujet et pour emblème les blessures d’Eros), que les plaisirs "vécus", sinon partagés, de l’alcôve. Pour l’Ovide des Amours qui a fait croire, au centre de sa fiction amoureuse, à une imaginaire "Corinne", le comble de l’humour est atteint lorsqu’il se surprend, jaloux de son propre succès, à redouter que ses lecteurs ne deviennent réellement amoureux de cette beauté de parchemin ! Sur cet arrière-fond d’élégie grecque et romaine, Mireille Huchon démontre que Louise Labé, la "Sappho françoise", est un "emploi féminin", inventé de toutes pièces par un groupe de poètes réuni autour de Maurice Scève, le Mallarmé lyonnais du XVIe siècle, capable tout comme le Racine de Phèdre ou le Mallarmé d’Hérodiade de travestir sa voix pour la prêter à une grande cantatrice fictive. La démonstration de Mireille Huchon est irréfutable et réjouissante, même si elle doit faire rentrer sous terre les exégètes et les biographes qui, depuis le XIXe siècle, ont pris au pied de la lettre un double jeu poétique "de haulte gresse" dont le sel attique leur a échappé.
"Louer Louise"
S’il y a querelle entre l’auteur et les derniers croyants de "Louise Labé", elle s’achèvera comme celle qui opposa, dans les années 1960, Frédéric Deloffre à Yves Florenne, celui-ci soutenant, après beaucoup d’autres, dont Stendhal, que les bouleversantes Lettres de la religieuse portugaise (1669) étaient l’oeuvre d’une soeur Mariana Alcoforado, s’adressant à un officier français qui l’aurait séduite et abandonnée, alors que Deloffre prouvait que, Mariana ou non, ces Lettres étaient l’exercice littéraire, imité des Héroïdes d’Ovide, d’un gentilhomme français fort lettré, Guilleragues. De sa vie celui-ci n’avait mis les pieds au Portugal, mais il était des amis intimes de Molière, lequel est l’auteur, comme chacun sait, d’autres plaintes amoureuses sublimes, telles celles d’Elvire dans Dom Juan (1663). Les poètes qui, avec Scève et son brillant éditeur Jean de Tournes, ont composé les oeuvres de Louise Labé, Lyonnoise (1545), qui ont concouru à célébrer cette Sappho imaginaire dans une "guirlande" qui occupe la moitié du recueil, qui ont fait exécuter la même année, par un excellent graveur, un portrait de la fictive poétesse (non joint à ce livre), n’avaient nullement en tête de gagner une bataille dans la "guerre des sexes". Au contraire, ces lecteurs de Platon, de Ficin, de Léon Hébreu, ces disciples de la Diotime du Banquet, en prenant les devants, en inventant une "Sappho françoise" et son oeuvre lyrique, entendaient créer un exemple qui encouragerait leurs partenaires féminines à entrer hardiment, comme déjà la soeur de François Ier, Marguerite de Navarre, et comme plusieurs Italiennes, dans la lice poétique et littéraire. Dès 1542, Clément Marot incitait en vers ses confrères lyonnais à "louer Louise", jeu de syllabes comme les poètes d’alors les adoraient, et qui équivaut au "laudare Laura" de Pétrarque. Cela revenait à leur proposer, pour exercice de leur talent, de créer une autre Laure, rivalisant avec la fascinante "demoiselle de papier" du Canzoniere italien. La Laure poétique de Pétrarque n’avait jamais eu qu’un rapport tout nominal avec Laure de Noves, puis de Sade, pas plus que la "Délie" de Scève (1544) avec une inspiratrice improbable. Exista-t-il à Lyon une Louise Labé qui n’a pas laissé d’autres traces littéraires que le petit recueil de 1545 et les jeux de mots (Labe-rinte, La-soif de bai-sers) auxquels ce nom se prêtait ? Faut-il l’identifier à la courtisane lyonnaise que l’on appelait "la belle Cordière" ? Sauf un nom et un surnom, elles sont restées toutes deux de parfaites inconnues. L’une ou l’autre ne furent jamais, au mieux, que des prétextes. Scève et ses amis, Olivier de Magny (auquel on a, au XIXe siècle, prêté, comme à Marot, une ardente liaison avec l’imaginaire Sylphide lyonnaise), Jacques Peletier du Mans, Guillaume des Autels, entre autres, ont donné un tour d’écrou supplémentaire à l’antique puella scripta du désir élégiaque. Non contents de "louer Louise", ils se sont employés à lui prêter le talent dont ils la louaient, réunissant sous son nom une exceptionnelle offrande lyrique. A la même époque, à Lyon, un descendant de Laure de Sade publiait un recueil de poèmes en réponse au Canzoniere: il les attribuait à ladite Laure. L’éditeur et ami de Scève, Jean de Tournes, attribuait au poète la découverte en 1533 du tombeau de Laure, d’où il aurait tiré un sonnet manuscrit et inédit de Pétrarque. Autant de supercheries qui trompaient sans tromper personne, dans ce milieu de littérature raffinée. Les grands rhétoriqueurs lyonnais de l’amour n’ignoraient rien ni des paradoxes cruels et facétieux dont Eros, "le petit dieu félon" (Montaigne dixit), est fertile, ni surtout des délices et déceptions dont le langage est capable lorsqu’il est chauffé à blanc. Exit Louise Labé. Mais la mince brochure (un superbe dialogue en prose de Folie et Amour, trois élégies, vingt-trois sonnets déchirants) qui a suffi, avec les éloges d’un choeur de poètes, à faire exister une personnalité poétique hors pair, ne perd rien au change. Au contraire, ce que ce recueil abandonne dans l’ordre romantique de la "sincérité", il le gagne dans l’ordre du sentiment de l’art, de sa puissance à prêter la parole à l’éternelle violence androgyne du désir, mais aussi de l’ironie supérieure avec laquelle il se joue et se moque de sa propre puissance d’illusion et de déception. Merci, Madame.
Marc Fumaroli (Le Monde des livres, 11 mai 2006)