J. Rossiaud – L’Histoire


Qui êtes-vous, Louise Labé?

(p.18) On permettra à un historien — de surcroît médiéviste — de s’aventurer dans les labyrinthes enchantés entourant Louise Labé. L’intrus a pour lui quelque excuse: il a naguère fait connaître des milieux auxquels la Belle Cordière n’était pas étrangère, et il a longtemps fréquenté les historiens qui ont loué ou vilipendé cette Lyonnaise d’exception.

Chaque époque a habillé Louise selon ses goûts (des gardes nationales de 1790, qui suivaient un drapeau à son nom, jusqu’aux universitaires qui aujourd’hui pratiquent la gender history) et les essais qui lui ont été consacrés n’ont été dépourvus ni de louange ni de (19) dénigrement, l’oeuvre poétique — les Euvres de Louize Labé Lionnoize parues chez Jean de Tournes, en 1555 — faisant quant à elle l’objet d’une admiration unanime.

Mais voici cette personnalité singulière, mystérieuse, attachante, aujourd’hui dépouillée de ses parures. Mireille Huchon, au terme d’une critique implacable, fait de Louise «une créature de papier» et de son oeuvre, une supercherie littéraire. Lecture achevée, la dame apparaît nue, sans attrait, silencieuse comme elle le fut après 1555 et la publication des Euvres. Fulgurances de l’assomption et de la chute, qui s’accordent bien aux contrastes qu’offrent et la ville et le temps de Louise.

Lyon vers 1550 ! Magnifique et sordide après un siècle de croissance. Les demeures somptueusement bâties s’y sont multipliées, mais des cloaques y conduisent où les pourceaux pataugent. La Saône étincelante nourrit la ville, mais des senteurs putrides s’en échappent aux moindres chaleurs. Ses foires ont fait le succès d’un million de «dents noires» (les caractères) qui mordent le papier, de mille tissutiers fiers de leurs soies, et de cent maisons de banque jouant avec le monde. Mais l’Aumône générale peine à secourir les pauvres, compagnons et artisans doivent défendre leur pain par la grève, et les changeurs se plaignent des concurrents trop offensifs d’Anvers et de Francfort.

La ville toujours effervescente est soit joyeuse soit angoissée; les princes y sont fastueusement reçus, les hérétiques exécutés. Mais la Cour y séjourne, les gloires de la Renaissance y font étape, et des pléiades de voyageurs et d’humanistes célèbrent le «circuit plancîen»(note: Du nom du fondateur de la colonie romaine de Lyon, Muncacius Plancus); la capitale de l’écrit et du verbe, des mascarades et des rencontres savantes, se veut une cité du bien-vivre où comme le montrent images et poèmes «tout redonde de faveurs, de grâces et de beauté» (selon les mots de l’historien du temps Guillaume Paradin).

Tel est le monde de Louise, née Charly, vers 1520 sur les pentes de la Croix-Rousse, du second mariage de Pierre Charly, dit l’Abbé (le terme se réfère à une confrérie urbaine, une «abbaye»). Vers 1545 et conformément aux usages, l’homme, cordier et patricien du peuple, marie sa fille à un confrère, Ennemond Perrin, de 25 ans plus âgé. La tôt surnommée «Belle Cordière» — l’adjectif est important — marque de sa personne et de ses pratiques le quartier de Confort.
Veuve dès avant 1557, Louise passe les dernières années de sa vie auprès d’un Florentin (futur exécuteur testamentaire), et quitte Lyon pour sa métairie des bords de Saône où elle s’éteint entre le 4 et le 15 février 1566. Telles sont les maigres indications biographiques que nous livrent les archives.

Cette authentique Lyonnaise obtient en 1554 le privilège royal nécessaire àl’impression de son livre publié l’année suivante. Dans l’épître dédicatoire adressée à M.C.D.B.L. (Mademoiselle Clémence de Bourges Lyonnaise, fille de l’un des honorables les plus prestigieux), l’auteur rend grâce à l’époque où «les sévères lois des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences et aux disciplines», et invite ses consoeurs à «élever un peu leurs esprits dessus leurs quenouilles».

Suivent 24 ou 25 sonnets, trois élégies et un Débat de folie et d’amour. Le tout est rehaussé des Écrits de divers poètes à la louange de Louize Labé Lionnoize, qui cisèlent une couronne de 24 pièces non signées, mais pour certaines individualisées par des initiales ou des devises. Le Débat devant le tribunal de Jupiter, conduit avec une science alerte, traite théâtralement des nouvelles définitions (néoplatoniciennes) de l’amour, et les poésies rendent élégamment compte des «amoureuses noises» d’une passionnée victime de ses pulsions, mais sachant exprimer les paroxysmes du ravissement et de la douleur «Je vis, je meurs, je me brûle et me noie»…), justifier la passion, et allier la raison à l’art de bien dire.

Son oeuvre aurait été élaborée par un cercle de poètes

Les Euvres, réimprimées en 1556, sont deux siècles durant ignorées, jusqu’à leur réédition à Lyon en 1762. Au début du XIXe siècle, le Romantisme les redécouvrira. Cet extraordinaire oubli ajoute encore aux mystères d’une vie et d’une écriture singulières. Les quelques informations disponibles, d’ordre biographique, laissent dans l’ombre les dates exactes de la naissance et du mariage, ne disent rien de l’éducation reçue, demeurent muettes sur le développement de la création et ignorent l’ampleur des libertés prises par la Belle Cordière.

Ajoutons à cela une surprenante et soudaine célébration poétique, et voici haut dressée la montagne d’énigmes que Mireille Huchon a entrepris de dénouer, guidée par les doutes depuis longtemps exprimés sur l’authenticité de l’oeuvre (de Verdun Louis Saulnier en 1948 à Keith Cameron en 1990), et armée d’une érudition littéraire étourdissante.
(20) Pour elle, une évidence: l’oeuvre de Louise Labé est une chimère, élaborée par un cercle de poètes friands de mystifications et ayant travaillé sous l’influence des poètes Maurice Scève et Claude de Taillemont.

L’auteur n’a aucun mal à montrer que les prétendus éléments biographiques ou autobiographiques contenus dans les Écrits et dans les Euvres ne relèvent que des conventions du genre, et que depuis dix ans en 1555, les recueils à la gloire de figures féminines se sont multipliés; elle rappelle surtout que l’incitation à «louer Louise» répond à l’exaltation de la Laure de Pétrarque — qui, deux siècles plus tôt, a fait la gloire d’Avignon [note: Le poète italien Pétrarque (1304-1374) rencontra Laure de Noves en 1327 dans l’église Sainte-Claire d’Avignon. Il l’aima pendant vingt ans et ne cessa de la regretter après sa mort. Les poésies qu’il fit sur elle composent le recueil Canzoniere.]

Entre les deux femmes, le lien est explicite. Jean de Tournes, dès 1545, avait publié la «découverte» faite douze ans auparavant en Avignon par Maurice Scève du tombeau de Laure. Jacques Peletier, l’année de la publication, révèle le sens des Écrits et des Euvres: «Laure eut besoin de faveur empruntée/ Louise autant en beauté réputée/ Trop plus se fait par sa plume estimer.» L’héroïne apparaît donc comme une nouvelle Laure reléguant dans la pénombre l’idole de Pétrarque.

Une autre présentation de Louise en «nouvelle Sappho» n’est pas dénuée, par l’ambiguïté suggérée, de préoccupations commerciales. D’ailleurs la plupart des Écrits célèbrent les attraits de la dame, non son talent.

Louer Louise, c’est exalter Lyon

Mireille Huchon rejoint Pierre de Saint-Jullien, doyen de Châlon, qui, en 1584, disait que le «Débat sent (davantage) l’érudite gaillardise de l’esprit de Maurice Scève que d’une simple courtisane». Elle ajoute que le poète s’est inspiré des Dialogues d’amour de Léon Hébreu, publiés quelques années plus tôt. Et, puisque certaines élégies de Louise se nourrissent de modèles connus seulement de très savants cénacles, puisque certains sonnets sont parodiques, bien peu demeure à Louise.

Conclusion de notre critique: à l’imitation des Italiens, l’on aurait jugé bon entre Saône et Rhône d’attribuer à une femme «courtisane honnête» des productions littéraires sorties de plumes masculines, et estimé utile (modèle italien oblige) d’accompagner ces écrits de louanges.

Cette thèse accorde beaucoup à l’italianisme (qui aurait submergé les moeurs et la pensée lyonnaise — ce qui se discute) et au goût du paradoxe, de la «gaie fantaisie», bref, du simple jeu littéraire (Elle fut entretenue naguère par Dorothy O’Connor puis Enzo Giudici). Rappelons cependant que les personnages en lice sont de chair et de sang. Ils évoluent certes dans l’univers éthéré de l’humanisme, mais appartiennent à une cité et à un milieu social. Le «projet» n’était-il pas susceptible de servir des ambitions civiques et, à l’intérieur même de la ville, des pratiques comportementales aristocratiques ?

Revenons sur la «découverte» du tombeau de Laure dont Scève fut le héros et sur la rivalité entre Lyon et Avignon. Dans l’esprit des hommes de 1530, le Midi incline aux passions amoureuses; la philosophie naturelle l’enseigne: la théorie des climats veut le Sud féminin, porté à l’amour et habile à le faire; la richesse avignonnaise ajoutant à la nature pousse les citadins aux plaisirs; la figure et l’oeuvre de Pétrarque, enfin, couronnent cette mythologie. Influencés parcelle-ci, les voyageurs trouvent donc en Avignon les femmes plus belles qu’ailleurs et, le cas échéant, y choisissent leur épouse.

Après 1500 pourtant, Lyon en sa neuve richesse veut devenir telle; désireuse d’évincer Avignon dans l’imaginaire des doctes, la ville se constitue une mythographie à la mesure de ses ambitions: l’étymologie de Fourvières est rattachée à Vénus (Forum Veneris), on prétend son climat «conjonctif» (propice au rapprochement) et «copulatif», on érotise ses représentations (le Plan scénographique de 1550, par exemple, multiplie les scènes lestes), ses architectures éphémères, et se métamorphose en cité de loisirs, de bien-vivre et de liberté. L’édition de 1555 se comprend aisément dans cette perspective; Euvres, Écrits, tout y insiste: Louise Labé est «Lionnoize». Tout homme cultivé, entre Saône et Rhône, savait pourquoi on le répétait tant.

La «supercherie» était aussi un appel à mieux vivre

L’affirmation de cette liberté pourrait également expliquer l’extraordinaire dédicace à demoiselle Clémence, patricienne. Elle proclame que le mode de vie des jeunes Lyonnais du temps, qui prétendent à la liberté sexuelle, tout comme celui des courtisanes honnêtes ne sont pas incompatibles avec l’honorabilité bourgeoise. Les poètes qui fréquentaient l’hôtel de Clémence de Bourges cavalcadaient également avec la confrérie joyeuse des Enfants de la ville, où se retrouvaient jeunes ou moins jeunes: ils menaient libre vie et fréquentaient des courtisanes «honnêtes» qui, distinction oblige, ne devaient pas être celles du moyen peuple mâle. Louer Louise sachant parler d’amour et à l’occasion le faire, servait du même coup ceux qui la rencontraient, ou côtoyaient ses semblables. Ils légitimaient ainsi leur machisme sophistiqué. Voilà sans doute pourquoi vingt poètes ont «loué Louize» et pourquoi les premiers d’entre eux ont «collaboré» à ses oeuvres.

Le mythe mis à mal — par un livre constituant désormais le passage obligé des approches futures — la personne demeure, créature de chair, de papier ou d’esprit, car la «supercherie» (totale?), ne l’oublions pas, était aussi un appel à mieux vivre.

Jacques Rossiaud (L’Histoire, n° 310, juin 2006, p. 18-20)