Marthe d'Oraison/Hilarion de Coste
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[II,703] MARTHE D'ORAISON, BARONNE D'ALEMAGNE, et Vicomtesse de Valernes (1).
AYANT fait la VII. Partie de ce Livre où sont les vies des illustres Maries, il faut que je commence la VIII. et derniere par cette Dame, qui a porté le nom de l'Hostesse de Nostre Seigneur et l'une des Patrones de Provence, où cette Marquize naquit au Chasteau de Cadenet sur la Durance l'an 1592. Personne ne peut ignorer qu'elle ne soit sortie d'une des plus illustres et des plus anciennes Maisons de cette Province là, qui a pour epithete Ingeniosité d'Oraison, et qui est alliée à celles de Foix, d'Amboise, de Clermont Lodeve, de Saintal, d'Arces ou de la Bastie et de Livarrot, [704] de Cadenet et d'autres plus remarquables de France. Elle estoit fille de François Marquis d'Oraison, et de sa seconde femme Magdelene de la Louve. Cesar de Nostre-Dame fait voir en divers endroits de son Histoire de Provence: mais particulierement en la VI. Partie, la noblesse et la generosité des Heros et des Heroines des Maisons d'Oraison et de Cadenet, où il loue entre autres Françoise d'Oraison Abbesse du Monastere de sainte Claire d'Avignon, pour avoir esté l'une des plus vertueuses Religieuses de son temps, tant en rareté et en profondité de doctrine, qu'en sainteté de vie, et cette Dame qu'il appelle tres-belle et tresvertueuse Demoiselle, à qui on donna le nom de Marthe au Baptéme en memoire de son ayeule paternelle Marthe de Foix femme d'Antoine Seigneur d'Oraison et Vicomte de Cadenet, qui estoit la 2. fille de Jean de Foix Vicomte de Meille et Seigneur de Gurson, (deuxiéme fils de Jean de Foix Comte de Candale et de Caterine de Foix) et de son épouse Anne de Villeneuve Marquise de Trans, fille unique de Louis de Villeneuve, I. Marquis de Trans (2), et eut pour frere Gaston de Foix Vicomte de Meille et Comte de Gurson, dont sont issus les Comtes de Gurson et de Flaix, et pour soeur aisnée Françoise de Flaix, femme de Claude de Savoye Comte de Tende, Gouverneur et grand Seneschal de Provence. Elle fut aussi nommée Marthe, non sans quelque permission du Ciel, qui la destinoit pour estre imitatrice de cette digne Hostesse du Sauveur, à laquelle elle a porté une devotion particuliere toute sa vie.
Dés ses plus jeunes ans elle fut prevenue de Dieu, et en ce temps où les enfans n'ont point encore l'usage de la raison, elle fit paroistre qu'elle estoit raisonnable et charitable tout ensemble: car elle avoit une tendresse particuliere pour les enfans de son âge qui estoient les plus mal vestus et les plus pauvres: Ce que les esprits du siecle attribuoient à un naturel bas et ravalé: mais le succez de sa vie, et l'heureuse fin des entreprises, dont elle s'est acquittée pour la gloire de Dieu, ont assez fait paroistre la grandeur de son courage; et enfin le temps et les occasions ont fait connoistre que c'estoient plustost des sentimens d'un esprit Chre-[705]stien que des foiblesses d'un coeur vil et abject.
Dés l'âge de quatre ans elle demeura orpheline: mais elle trouva en l'affection et l'amour d'André Marquis d'Oraison son frere unique tout ce qu'elle avoit perdu en la mort de son pere et de sa mere; car il la maria à feu Monsieur Baron d'Alemagne des Maisons du Mas et de Castellane.
Si estant fille elle véquit avec M. le Marquis d'Oraison son frere avec une parfaite intelligence, luy ayant rendu des devoirs non seulement de soeur, mais d'une fille tres-obeissante; ce qui obligea ce Seigneur de luy porter une affection plus que paternelle: Elle véquit aussi dans le mariage en une tres-parfaite union avec le Baron d'Alemagne son mary: leur correspondance estoit telle, qu'un méme ouy, un méme non, sortoit en pareil instant de leur coeur, comme de leurs bouches.
En leur mariage il n'y avoit que ce contraste à qui aimeroit le plus, parce que les grands courages ne se peuvent laisser vaincre és devoirs de l'amitié. Dieu donna sa benediction à ce mariage: car elle accoucha d'une fille, à present Madame la Marquise de Trans et des Arts. Mais cette Dame ne jouit pas long temps de sa felicité, le Vicomte son mary ayant esté tué sur les fossez de la ville d'Aix avec M. le Baron de la Roque pour un point d'honneur: l'histoire s'en peut voir chez Daudiguier en son Livre des Duels.
Cette funeste nouvelle luy fut portée lors qu'elle y pensoit le moins. Elle demeura si surprise au recit de ce tragique accident, qu'il ne faut pas s'estonner si cette vertueuse Dame âgée seulement de 18. ans se laissa aller à la douleur: car l'amour de Dieu n'altere en rien la legitime affection que les Chrestiens doivent avoir pour ceux qui leur appartiennent, mais plustost elle le purifie, le raffine et l'affranchit de toute imperfection.
Depuis ce temps-là elle se détacha du monde, et ne se méla plus d'affaires, qu'autant que les interests de sa fille unique l'y obligerent: elle fit sa retraite en la ville de Riez en Provence avec sa chere fille, qui estoit un gage tres-precieux d'un si saint mariage, et qui luy servit de pretexte honora-[706]ble pour oster toute pretention aux Seigneurs lesquels attirez tant par sa beauté que par ses vertus et ses richesses la rechercherent en mariage. Pour cét effet elle bannit de bonne heure l'affection des secondes noces, pour le desir qu'elle avoit d'estre de ces veuves que saint Paul appelle veritablement veuves, et qu'il loue comme dignes de respect et de gloire, n'ayant point d'autre employ que les larmes et la compagnie de sa fille pour fortifier sa viduité.
Elle entreprit trois choses, toutes trois également louables, et dont l'une a quelque rapport à l'autre en son execution: la I. de reformer la maison interieure de son ame, la 2. de regler l'ordre de sa famille, et les moeurs de ses domestiques. Et la 3. de donner au public un vif exemple de la vertu heroïque. Car cette vraye veuve ne se contenta pas de servir fidelement Nostre Seigneur mais aussi elle voulut que sa maison fust une academie de vertu et une école pour apprendre à bien aymer la Divine Majesté, et à servir le prochain, comme ont pratiqué plusieurs Dames dont j'ay écrit les vies dans ce Livre (entre autres la Comtesse de Chaligny, et la Dame de Chantal.) Celle-cy donc s'estant détachée des vaines considerations de la terre, s'exerça particulierement en la charité vers les malades et les affligez, estant veritablement la mere des pauvres et des miserables: car aprés le soin qu'elle prit à bien élever à la pieté et à la vertu Madame la Marquise des Arts sa fille unique, elle n'eut point de plus grande passion que d'assister son prochain tant en ses necessitez spirituelles que corporelles. Ce qu'elle pratiqua à Riez, à Valernes, à Vaunel, à la Motte, à Cisteron, à Pertuis, avec une grande edification de tout le monde. On l'a veue visiter les malades non seulement en leurs maisons, mais aussi aux Hospitaux, où ayant reconnu de grandes necessitez, elle y pourveut selon sa charité. Ce qui obligea plusieurs Dames de l'imiter, en sorte que par emulation chacun y contribuoit du sien selon son pouvoir: mais parce que la multitude apportoit de la confusion au service des malades, cela fit qu'elle pria les Dames qui l'imitoient en cét oeuvre charitable, de faire un ordre par lequel elles s'obligeoient de servir et d'assister les malades. Sa charité en-[707]vers les pauvres estoit discrete, faisant l'aumosne plus volontiers à ceux qui estoient reduits en quelque grande necessité et maladie, et à ses vassaux de Vaunel, de la Motte et de Valernes, plustost qu'aux autres. Elle pourvoyoit charitablement aux necessitez des pauvres sans flater leur paresse et leur faineantise; mais pour les malades elle ne se fioit jamais à personne; car elle les assistoit tant corporellement par de tres-vils services qu'elle leur rendoit, que spirituellement par ses saints discours, par lesquels elle les exhortoit de retourner à Dieu, et comme elle les voyoit bien disposez, elle les addressoit à des Ecclesiastiques pour en faire de bons Chrestiens.
C'est bien fait d'assister les pauvres qui sont les membres de Nostre Seigneur mais c'est encore mieux fait d'avoir un soin particulier de ses domestiques; c'est en quoy Marthe d'Oraison a excellé, car outre qu'elle veilloit avec prudence, afin que le vice n'eust point d'accez en sa maison, elle avoit un grand soin que ses serviteurs et ses servantes et les villageois de ses terres fussent soulagez en leurs maladies, et bien instruits en la crainte de Dieu.
Quand quelqu'un de ses domestiques ou de ses vassaux devenoit malade, elle faisoit l'office de premier medecin: car ayant jugé de son indisposition par les principes du sens naturel qu'elle avoit fort bon, elle le disposoit premierement à recourir aux Sacremens de la Penitence et de l'Eucharistie, comme à l'unique remede de la santé de l'ame et du corps: puis cette Dame prenoit elle mesme la peine de faire les lits, de nettoyer les ordures des malades, et leur rendoit des services avec une profonde humilité. Que s'il arrivoit que Dieu voulust disposer de leur vie, elle demeuroit avec une grande assiduité au chevet de leur lit, pour les exhorter par des paroles tres-ravissantes au mépris des choses de la terre, et les porter à desirer celles du Ciel. On fait une particuliere remarque, qu'elle assista fort charitablement en ce dernier passage une chetive paysane de son Vicomté de Valernes, qui estoit si pauvre qu'il ne se trouva dans sa maison pour tout meuble aprés sa mort, qu'une petite fille couverte de haillons qu'elle fit porter dans son Cha-[708]steau, où elle luy osta ses lambeaux, la lava et la servit avec un soin nompareil. Elle luy donna des habits de Mademoiselle d'Alemagne sa fille. Ainsi cette chetive creature trouva en cette action pleine de charité une seconde mere, mais plus utile que celle qu'elle avoit perdue.
Ceux qui ont eu le bon-heur de voir et de hanter à Riez, à Valernes et à Pertuis, la charitable Marthe d'Oraison, sçavent qu'elle n'eut point d'autre intention que de procurer l'avancement de la gloire de Dieu et le salut des ames de ses vassaux de Valernes, de Vaunel et de la Motte, quand elle les porta à avoir un grand respect au tres-saint Sacrement, par la confrairie de cét Auguste mystere qu'elle fit dresser en ces trois paroisses, et le soin qu'elle prit d'orner de paremens les Autels, et de ne pas manquer de l'accompagner quand on le portoit pour Viatique aux malades jusques aux maisons éloignées d'une lieue de ces villages là, méme parmy les neiges, les pluyes et les vents, qui sont assez violens et dangereux en ces pays-là. Comme aussi par le soin qu'elle prit tant avec ses prieres et ses bons exemples à bannir le libertinage de quelques familles qui demeuroient en ses terres et aux lieux voisins, et aussi de procurer la conversion de ceux qui faisoient profession avec une opiniastreté extreme de la Religion Pretendue Reformée.
Si cette Dame eut un si grand soin de ses vassaux et de ses domestiques; elle en eut encore un plus grand de sa fille unique Madame la Marquise des Arts et de Trans. Cette jeune Demoiselle ne pouvoit pas manquer d'avoir une tres-vertueuse education. Les exemples, et entre les exemples les domestiques ont bien du pouvoir sur les esprits, et font beaucoup plus que les enseignemens. Ceux-cy invitent, ceux là forcent: ceux cy parlent, ceux là agissent. Mais l'education est bien plus excellente quand les uns et les autres se rencontrent ensemble. Cette devote Dame ne se contenta pas seulement d'instruire sa fille dans les exercices de la vertu et de la pieté par ses beaux discours et ses salutaires remonstrances; mais aussi par les bons exemples qu'elle luy donna dés ses plus jeunes ans. Elle voulut l'avoir tousjours [709] auprés de sa personne pour veiller continuellement sur ses actions, et luy apprendre elle méme les principes de la Religion des Chrestiens, ne pouvant se resoudre en une affaire si importante de se fier à d'autres. Elle planta au coeur de cette jeune fille l'affection de la misericorde : et comme le cigne instruit ses petits à nager, et la cicogne ses poussins à voler (3); ainsi cette Dame apprenoit sa fille à faire profit de cette excellente vertu. Car estant encore toute jeune elle luy faisoit porter du pain dans son tablier et de l'argent dans sa bource pour apprendre de bonne heure à faire l'aumosne aux pauvres, à l'accoustumer à avoir compassion, et rendre du service aux membres de Jesus Christ. Mais quand elle rencontroit quelque pauvre ulceré, et qui par les playes de son corps fit connoistre les peines de son esprit, elle ne manquoit point de luy faire quelque discours par lequel elle l'exhortoit à remercier Dieu de ce qu'il ne l'avoit point fait naistre de la sorte; et ainsi elle luy insinuoit en méme temps une vraye connoissance de soy mesme, et un grand amour pour les pauvres et les miserables.
Quand sa fille fut suffisamment avancée en âge, elle la stila de bonne heure à reciter tous les jours avec devotion et ferveur l'office de Nostre-Dame. Soudain qu'elle eut atteint l'âge de 9. à 10. ans, elle luy fit frequenter les Sacremens de Penitence et d'Eucharistie, aprés avoir mis ordre qu'elle fust bien instruite aux mysteres de la Foy, tant par elle que par des Peres spirituels. Et non contente de ces instructions là, elle méme se donnoit le contentement et la peine de luy enseigner la Pratique de la Confession et de la Communion, la lecture des livres de pieté, et particulierement de la Vie des Saints, qui servent grandement pour avancer les ames au chemin de la perfection Chrestienne.
Depuis estant en l'âge où la coustume veut que l'on marie les filles de naissance, elle songea à luy donner un mary qui fut aussi de quelque Maison relevée et illustre. C'est pourquoy elle la fiança à feu M. le Marquis des Arts Seigneur de la Maison de Villeneuve au Comté de Provence (4), laquelle est non seulement l'une des plus anciennes et des plus relevées de ce Comté là, mais aussi de France.
[710] Mais comme il n'est rien de stable en ce monde, ce Marquis ne jouit pas du bonheur qu'il esperoit, ayant esté surpris de cette inexorable, dont le coup ne respecte personne, au grand regret non seulement de sa maistresse, mais aussi de cette vertueuse Dame sa mere qui desiroit avec passion voir sa fille alliée à ce Seigneur de la Maison de Villeneuve, renommée par tout le monde pour sa liberalité: aussi elle a pour epithete ce mot Liberalité de Villeneuve, et qui a la premiere en France porté le titre et la qualité de Marquis. Mais Dieu donna cette consolation à cette Dame et à sa fille de voir les Maisons d'Alemagne, d'Oraison, de Castellane et du Mas alliées à celle de Villeneuve, par le mariage du frere du Marquis des Arts qui luy succeda à ce Marquisat et au mariage, ayant épousé cette jeune Demoiselle des Maisons du Mas et de Castellane avec le contentement que toute la Provence desiroit.
Cette Dame demeurant à Riez, tantost à Cisteron, ou à Pertuis, avoit esté conduite par les Peres Capucins en ses exercices de pieté, qui luy donnerent l'amour de la pauvreté Evangelique tant aymée par le Serafique saint François d'Assise qui l'appelloit sa Dame. C'est pourquoy elle eut toûjours un grand desir avant méme que sa fille fust mariée, de fonder en quelque ville de Provence un Monastere de Religieuses Capucines, pour y passer saintement sa vie, et imiter parfaitement le zele, la pauvreté, et l'austerité incomparable de la Vierge sainte Claire. Ce desir s'augmenta encore aprés le mariage de sa fille Madame la Marquise des Arts et de Trans. Plusieurs villes de Provence, entre autres celles de Tolon et de Marseille desiroient avoir dans leurs murailles, ces bonnes Religieuses que Madame la Barone d'Alemagne vouloit établir. Enfin Marseille eut la preference, et leur maison a esté bastie au delà du Port à Ribeneuve prés de l'Hostel de Guyse sous la jurisdiction de l'Abbaye de Saint Victor.
Cette servante de Dieu receut une consolation nompareille, quand elle vid mettre la premiere pierre à ce bastiment, et arborer la Croix en ce lieu, où Nostre Seigneur devoit estre servy par tant de bonnes ames, et qui pour son amour avoient [711] quitté les biens, les plaisirs et les honneurs du monde pour embrasser les épines du Calvaire. Elle se dedia en cette nouvelle maison où elle fit une vie plus admirable qu'imitable, elle y receut premierement de grandes consolations qui furent suivies d'afflictions tres-sensibles. En suite elle en sortit pour se retirer au Monastere des filles de la Visitation de la méme ville, d'où elle sortit pour entrer au Monastere des Capucines, quand la Mere Agnes et deux autres meres Capucines de Paris (que Madame la Duchesse de Guyse et de Joyeuse avoit demandées) furent arrivées à Marseille, ausquelles elle remit les clefs de son Monastere, et quelque temps aprés elle receut l'habit des mains de cette mere qui luy changea le nom de Marthe en celuy de Marie, de laquelle elle obtint congé aussi bien que des Superieurs de l'Ordre pour venir à Paris.
On a admiré aux siecles passez les sepulchres des Hilarions, les colonnes des Stilites, les escaliers des Alexis, les deserts des Maries Egyptiennes, et le rocher effroyable de saint Benoist (5); mais en ce siecle il faut admirer les penitences et les souffrances de cette Dame, et son amour extreme de la pauvreté qui luy fit quitter la Provence, la douce compagnie de ses proches, Messieurs les Marquis d'Oraison, et le Comte de Bourbon (6), particulierement celle de sa bien aymée fille Madame la Marquise des Arts, et le devot Monastere des Capucines de Marseille, pour venir à Paris faire une vie abjecte aux yeux des hommes. Elle partit d'Aix fort secretement accompagnée d'un petit train modeste et conforme à la vie qu'elle avoit entreprise; une de ses Demoiselles suivantes qu'elle avoit pour sa vertu et pour sa fidelité tousjours honorée de sa confidence, luy donna son pere pour conducteur. La Marquise des Arts fut fort surprise, quand elle sceut que sa mere estoit partie de son Hostel sans luy dire adieu. Elle ne manqua pas de l'envoyer chercher de toutes parts, et s'avisa à la fin de dépécher en haste aprés elle un homme qui l'attrapa prés d'Avignon, avec ordre d'arrester la litiere où elle estoit et la compagnie qui la suivoit, par authorité de la Cour de Parlement de Provence, ou de vive force; croyant par ce moyen l'obliger de retour-[712]ner sur ses pas quand elle se verroit seule. Elle ne laissa pas de suivre sa vocation, quoy que le maistre de la litiere et la pluspart de ceux qui l'accompagnoient eussent obey à l'instant à ce commandement, tant pour le respect qu'ils portoient à cette Cour Souveraine, que pour la crainte qu'ils avoient de perdre les bonnes graces du Marquis et de la Marquise des Arts: neantmoins jamais cet homme ne put luy persuader qu'elle estoit obligée de retourner en Provence; mais ayant admiré sa constance il n'osa pas la presser davantage, et la laissa dans la liberté de poursuivre son voyage à Paris, durant lequel elle fit plusieurs actes admirables de pauvreté et de charité. Car elle ne manqua point de servir tous les malades qu'elle rencontra aux hostelleries avec une franchise si cordiale, que tous ceux qui la virent faire ces actions pleines de charité, furent ravis par les charmes de sa vertu. Plusieurs voulurent sçavoir quelle estoit cette Dame qui donnoit tout le long des chemins tant d'exemples de bonté et de charité envers le prochain; ausquels elle répondit qu'elle estoit une pauvre gueuse de village, que par charité on conduisoit à Paris. Elle avoit toûjours dans sa litiere de quoy faire l'aumosne aux passans, ne voulant pas souffrir qu'un pauvre fust party mal content de sa presence, et parce qu'en prenant l'habit de pauvreté, elle avoit renoncé à l'or et à l'argent, elle avoit tousjours quantité de pains dans sa litiere, qui estoit comme le magazin des pauvres, afin que sa devotion ne fist point de tort à sa charité. Quelque fois durant le chemin elle se déroboit à sa compagnie, et cherchoit des détours inconnus des villes ou des villages pour demander l'aumosne. Ce qu'elle faisoit avec une si grande humilité, qu'il n'y avoit personne qui ne reconneust en elle quelque chose de particulier: aussi ne la demandoit-elle jamais en vain, mais elle gardoit tousjours pour sa bouche le pain le plus sec et le plus bis qui luy avoit esté donné par aumosne.
Estant arrivée à Paris avec ces deux desseins, ou d'entrer dans le Monastere des Meres Capucines, et d'y faire profession de la Regle, comme les plus simples Religieuses de cette sainte Maison, ou de vivre dans une perpetuelle [713] mortification, et estre au siecle un miroir de perfection: et parce qu'elle avoit receu le I. habit de Novice Capucine, elle jugea raisonnable, selon Dieu, de tenter premierement cette voye; et pour y parvenir elle n'oublia rien, afin de n'estre point responsable de sa vocation, comme d'un talent infructueux. C'est pourquoy elle alla mettre pied à terre au Convent des filles de la Passion, et ayant recommandé à Dieu sa conduite, et le couronnement de l'oeuvre qu'il avoit commencé, elle demanda de parler à la Mere Superieure, à qui elle presenta son obedience. Elle ne fut pas receue comme elle esperoit, mais aprés plusieurs refus elle eut ordre de quitter l'habit de Capucine.
Elle souffrit des affrons par des hommes de basse naissance, pareils à ceux que saint Carloman Prince des François receut d'un valet de cuisine dans l'Abbaye de Montcassin et sainte Isabelle de Hongrie, des Habitans de Marpurg et des Hessiens.
Le premier dessein ayant manqué à cette Dame, elle prit la resolution d'endurer beaucoup de peines pour l'amour de Nostre Seigneur et de faire une vie fort austere et penitente, sans donner à connoistre l'éclat de sa Maison dans cette grande ville qui est un monde. Car aprés avoir satisfait à ceux qui luy auroient fait compagnie durant son voyage, elle passa plusieurs jours vivant non seulement comme une personne privée, mais aussi comme une pauvre étrangere qui n'avoit point de commoditez pour estre bien receue des hostes et des hostesses qui font tout pour l'argent. Enfin elle fut receue chez une femme qui luy donna le couvert plustost pour ne point encourir le blasme d'avoir refusé de loger une personne qui luy avoit demandé quelque petit coin dans son logis pour se retirer durant les orages du temps et les tenebres d'une nuit tres-obscure avec une humilité incroyable, que pour le desir qu'elle eut de luy faire la charité. Mais elle n'eust pas demeuré quelques jours en la maison de cette femme, que son hoste et son hostesse reconnurent le tresor qu'ils avoient chez eux: le mary s'estimoit bien-heureux d'avoir commandé à sa femme de la recevoir en sa maison, et la femme d'avoir obey (quoy que contre [714] son sentiment) aux volontez de son mary.
Elle fit paroistre durant tout le temps qu'elle demeura chez cette femme beaucoup de vertu: car elle luy rendit des services tres-vils comme si elle luy eust esté beaucoup inferieure, et non seulement elle prit un grand soin de servir son hostesse, mais aussi sa Demoiselle suivante. Elle passa quelques mois en cette maison fort austerement sans porter des chemises de linge, mais des haires et des cilices ou quelque tunique de gros drap. Elle ne mangea que du pain avec de la citrouille, et ne beut que de l'eau tout le long du Caresme. Jamais elle ne monstra son visage ny ses mains au feu durant les plus grandes rigueurs de l'hyver. Son hostesse fut fort surprise une nuit l'ayant veue descendre de la chambre pour se jetter jusques aux genoux dans la neige; ce qu'elle ne voulut pas luy permettre, luy remonstrant qu'elle interessoit grandement sa santé, mais elle ne laissa pas de faire cette action là et plusieurs autres, par lesquelles elle vit que l'un de ses enfans, âgé seulement de 4. ans avoit esté inspiré du Ciel, quand il la pria de recevoir chez elle cette Dame par ces paroles: Ma mere, c'est icy Madame la Baronne d'Alemagne, logez la je vous en prie, car c'est une grande Sainte.
Cette femme ny son mary n'admirerent pas seulement ces actions de penitence de cette Dame, la fille, la soeur et la parente de tant de Marquis et de Comtes, mais aussi plusieurs autres actions heroïques et Chrestiennes dignes d'une ame qui ne respire que l'amour du prochain et le salut des ames. J'en ay remarqué deux entre les autres.
Il y avoit dans cette maison la femme d'un maçon qui estoit fort pauvre et malade, et d'une fascheuse et importune maladie: elle s'offrit de la servir et le fit avec une assiduité si constante, que les plus insensibles furent touchez de voir cette Dame donner les bouillons aux heures propres et destinées, faire le lit et rendre mille et mille vils offices à cette pauvre femme, jusques à ce qu'elle eust recouvré une parfaite santé.
Ayant reconnu qu'un jeune homme recherchoit une fille en mariage, mais que les longueurs empeschoient que cet-[715]te affaire fust terminée faute de 20. écus, elle les alla mandier de maison en maison, avec une si modeste importunité qu'elle les trouva bien tost, et fit que ce mariage fut accomply, et sauva par sa vertu ces jeunes gens qui par une trop longue frequentation estoient sur le point d'offenser Dieu: comme il arrive souvent par une trop libre ou continuelle familiarité.
Cette Dame ayant edifié beaucoup de personnes par ses actions de charité, qu'elle faisoit particulierement à l'Hostel Dieu, elle prit la resolution de se donner au service des malades de ce grand et penible Hospital, aprés avoir logé chez une lingere la fille qui la servoit, pour y estre entretenue, et instruite au ménage propre à sa condition.
Je ne puis pas exprimer par des paroles les services qu'elle rendit aux malades dans l'Hostel Dieu de Paris, depuis qu'elle se dedia à cet Hospital pour servir les membres de Jesus Christ. Elle y fit éclater une extréme humilité avec une tres-ardente charité pour le salut des ames et le soulagement des malades et des miserables, jusqu'à ce qu'il pleut à Dieu de la retirer à soy, et luy donner comme nous pouvons pieusement croire des couronnes plus precieuses que celles des Marquises et des Comtesses, le 30. May de l'an 1627. feste de la tres-Sainte Trinité, qu'elle passa saintement de cette vie à l'autre, ayant bien edifié tant les Religieuses que les malades de cet Hospital, tant en santé que depuis qu'elle tomba malade le 23. de May feste de la Pentecoste.
En santé elle consideroit en ce lieu les sales où estoient les plus necessiteux, et ayant remarqué que celuy que l'on appelle communement le Legat, estoit le plus infect, et que ceux qui y estoient y recevoient le moins de secours: elle pria bien fort d'y estre commandée: ce qui luy ayant esté refusé, son desir fut d'aller servir les malades à l'Hospital de saint Louis. Mais le Reverend Pere de la Haye Benedictin et Docteur en Theologie, qui estoit lors Ministre de l'Hostel Dieu, ne trouva pas expedient de la laisser aller en cette maison de Santé: elle continua de faire les mémes exercices ausquels elle estoit commandée tousjours avec un visage gay qui marvoit la tranquilité de son ame. Ce qui la faisoit aymer et [716] honorer de tous les malades. Elle rendit mille devoirs et services à la Demoiselle suivante qu'elle avoit logée en ville, (comme j'ay rapporté cy-dessus) qui estant tombée malade fut portée à l'Hostel Dieu, où elle receut toute sorte d'assistance de sa charitable maistresse, laquelle pour satisfaire au desir de sa servante, demanda congé aux Superieurs pour aller mandier des citrons pour cette pauvre malade en une saison où ces fruits estoient fort rares, et courut au marché avec autant de confiance, comme si elle fust descendue dans ses vergers de Provence, et en rapporta.
Depuis qu'elle fut tombée malade elle donna mille et mille exemples de patience, de resignation à la volonté de Dieu, et d'une rare pieté quand elle se confessa et receut avec une ferveur incroyable le saint Viatique et l'Extreme Onction. Le Medecin luy ayant dit la veille de sa mort (c'estoit le 29. May veille de la Trinité) qu'elle mourroit le lendemain si la fievre ne se relaschoit point, elle demanda à son Confesseur la permission de jeusner la veille d'un si bon jour qui devoit estre le dernier de sa vie. Il n'osa pas la contredire à cette tendresse de devotion, quoy que la raison humaine combatist son desir, et luy ayant accordé elle observa le jeusne fort religieusement ce jour là. Son corps receut de grands honneurs aprés son decez, et fut porté en l'Eglise des Meres Capucines, par la permission de M. l'Archevéque de Paris, où il a esté enterré avec l'habit d'une Religieuse de sainte Claire. Madame la Duchesse de Vendosme, et plusieurs Dames de qualité assisterent à ses obseques: un Pere Capucin le lendemain fit un Sermon à sa memoire, où il loua les vertus et les belles qualitez de cette Dame, dont la vie a esté écrite par Pierre Bonnet Avignonnois Prestre et Docteur en Theologie.
(1) Oraison, d'or à trois chaisnes d'azur posées en bande.
(2) Louis de Villeneuve, fils d'Arnaud de Villeneuve Baron de Trans, et de Honorade de Bachis, fut creé Marquis de Trans, par le Roy Louis XII. et est le premier qui ait pris cette qualité, laquelle est si vulgaire à present. Il eut une seule fille et heritiere, Anne de Villeneuve, femme de Jean de Foix Vicomte de Meille puisné des Comtes de Candale, et trisayeul du Comte de Flaix dernier decedé.
(3) Sicut Aquila provocant etc.
(4) Villeneuve en Provence, de gueules, à un fretté de six lances d'or, l'écu semé d'escussons d'argent. D'autres blazonnent, de gueules semé d'escussons d'argent sans nombre, freté de six lances d'or, à un escusson d'azur en coeur chargé d'une Fleur de lys d'or. Je dis Villeneuve de Provence, car il y a une maison de Villeneuve en Limosin, qui porte d'or à la croix ancrée de gueules, à la bordure d'azur.
(5) Le rocher de saint Benoist est à Sublac à 8. ou 10. lieues de Rome, qui a esté poly à force d'adorations par ce Patriarche des Moines de l'Occident.
(6) Bourbon en Provence entre Tarascon et Barbantane.