Marie de Batarnay/Hilarion de Coste
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[II,661] MARIE DE BATARNAY, VICOMTESSE DE JOYEUSE (1).
MARIE de Batarnay femme de Guillaume Seigneur de Joyeuse, Mareschal de France, Chevalier de l'Ordre de nos Roys, et leur Lieutenant en Languedoc, a esté l'une des plus illustres Dames de France, dont la memoire sera à jamais en benediction pour ses perfections et ses vertus, particulierement pour sa grande pieté envers Dieu et envers le prochain. Elle estoit fille de René de Batarnay, Comte du Bouchage, Chef de l'illustre Maison de Batarnay (l'une des premieres et des plus nobles de Daufiné) et d'Isabelle de Savoye sa femme, fille de René Bastard de Savoye, soeur de Claude Comte de Tende, d'Honorat Marquis de Villars, de Magdelene femme d'Anne Duc de Montmorency Connestable de France, et de Marguerite mariée à Antoine de Luxembourg Comte de Brienne et de Ligny.
René de Batarnay Comte du Bouchage eut plusieurs enfans d'Isabeau de Savoye: Marie fut leur seconde fille, qui receut sa premiere nourriture et instruction de la Comtesse sa mere, Dame de rare vertu, qui fit paroistre qu'elle estoit heritiere des vertus des Princes et des Princesses de la Ducale Maison de Savoye. Marie ayant épousé Guillaume Seigneur de Joyeuse, se fit cherir et admirer tant de son mary que de tous ceux qui eurent ce bon-heur de la voir pratiquer toutes les vertus Chrestiennes avec tant de zele et de ferveur, faisant une vie plustost angelique qu'humaine, ayant continuellement les yeux levez vers le Ciel, avec un [662] mespris de toutes les choses de la terre: car tous ses desirs, et toutes ses pensées n'estoient que de choses hautes et relevées, avec un grand mépris des ambitions et des pompes de la Cour, vivant avec toute sorte de contentement, de douceur, et de sainteté en Languedoc auprés de Monsieur le Vicomte de Joyeuse son mary, edifiant toute la Province par l'éclat de son exemple. De sorte qu'elle eust demeuré toûjours en ces quartiers esloignez du Louvre et de Paris, si elle n'eust esté contrainte de passer quelques années à la Cour, tant pour satisfaire aux saints desirs de la Reine Louyse femme du Roy Henry III. que pour avoir l'oeil et veiller sur ses enfans qui estoient six fils en nombre, Anne Duc de Joyeuse, François le Cardinal Archevéque de Narbonne, Henry Comte du Bouchage, (qui depuis a esté Duc de Joyeuse, et est mort Capucin) Antoine Scipion de Joyeuse Grand Prieur de Tolose et depuis aussi Duc de Joyeuse, George de Joyeuse Seigneur de saint Didier, Claude de Joyeuse Seigneur de saint Sauveur, tous braves et magnanimes Seigneurs, dignes de descendre des illustres et genereuses Maisons de Joyeuse et saint Didier (2), qui estoient tous en faveur prés de ce Monarque, craignant comme femme prudente et bien avisée que ces jeunes Seigneurs ne s'oubliassent pour le credit qu'ils avoient prés de leur Prince, et ne changeassent leurs bonnes moeurs parmy les premieres charges et les plus grands honneurs de la Couronne. Croyant donc que sa presence seroit necessaire pour les retenir en leur devoir, elle vint à la Cour, et quitta son mary qui ne pouvoit s'absenter du Languedoc, dont il estoit Gouverneur, cette belle et delicieuse Province estant lors troublée par les rebelles de la Religion pretendue.
La Mareschale de Joyeuse estant contrainte de souffrir l'absence de celuy qu'aprés Dieu elle aymoit et honoroit le plus, augmenta durant cette absence la pratique de ses devotions, de ses mortifications et de ses penitences; la priere et l'oraison estoit ses cheres delices. Elle s'adonnoit à ce saint exercice jour et nuit: car les jours luy estant trop courts elle passoit les nuits entieres à mediter la loy du Seigneur avec un contentement et plaisir incroyables. Il n'y a que les [663] bonnes ames qui ont le coeur droit et l'intention sincere, qui sçavent combien le Seigneur est doux et les biens qui nous reviennent de converser avec Dieu en l'oraison. Et si l'ancien Courtisan Timothée, disoit que de la frequentation des grands, arrivoient tous les biens temporels aux hommes; maxime qui peuple toutes les Cours des Princes: de mesme l'on peut dire que de converser souvent par la priere avec le Roy des Roys qui nous reçoit avec tant de facilité, que nous pouvons aborder avec tant de privauté, nous reviennent tant de profits, de biens et d'utilitez spirituelles et temporelles. Il ne faut pas s'estonner si Marie de Batarnay méprisoit les grandeurs et les delices de la terre, et si la conversation des hommes luy sembloit si peu de chose, estant adonnée à celle de Dieu au point qu'elle estoit.
Ceux qui ont écrit les faits et les actions vertueuses des Dames alliées à la tres-noble et tres-illustre Maison de Joyeuse, ont remarqué que Marie de Batarnay passoit les nuits et les jours en l'oraison, de telle sorte que la nuit le sommeil naturellement necessaire pour le soustien du corps, venant à luy fermer les paupieres, elle se servoit d'une chaire pour lit, "où aprés avoir sommeillé quelque temps appuyée sur son bras, elle reprenoit avec nouvelle ferveur les erres de sa premiere vertu jusqu'à ce que le jour estant venu. Ses premieres visites estoient à l'Eglise, où l'espace de trois ou quatre heures elle envoyoit au Ciel de si ferventes prieres, que Dieu qui ne regarde que le coeur, et nous exauce selon l'ardeur de nostre affection, luy témoignoit le plaisir qu'il en recevoit par deux grands effets, faisant que comme un premier mobile, elle ravissoit les autres à son imitation, (estant l'exemplaire et le refuge des filles de devotion) et luy accordoit en outre mille faveurs pour elle et ses enfans en particulier, et en general pour toute la France". (3)
Les jours que nostre Roy Henry troisiéme n'obmit aucune sorte de dépense pour rendre illustres les noces de son favory le genereux Duc de Joyeuse fils aisné de Marie de Batarnay, quand il luy fit épouser la Princesse de Vaudémont, soeur de la Reine sa femme (car aprés les pompes du [664] mariage du Roy Louys XIII. l'Histoire de nostre temps ne nous marque en France rien de plus magnifique) et pendant que sa Majesté et toute sa Cour témoignoient par les carrousels, les courses de bagues, et les autres exercices, l'allegresse qu'ils recevoient de cette belle alliance, cette pieuse et devote Marie estoit enfermée dans son cabinet, les genoux en terre, les yeux eslevez au ciel ruisselans de larmes, son coeur plein de souspirs, et sa bouche de prieres, de peur que tant de magnificences et de somptuositez n'irritassent le courroux de Dieu sur la prosperité de ses enfans, et sur la Maison de Joyeuse.
Elle passoit les jours en ces exercices pleins de pieté et d'humilité à tous les heureux evenements qui arrivoient à ses enfans, comme quand elle receut les nouvelles que son second fils François avoit esté honoré de la Pourpre Cardinale l'an 1583. par ce grand Pape Gregoire XIII. les prieres qu'elle fit lors furent exaucées: car ce Prelat tant devant que depuis qu'il a esté digne Chef du Senat Ecclesiastique ou Doyen du sacré College des Cardinaux (4), a fait paroistre en toutes ses actions une rare pieté, particulierement à l'eslection des Papes Leon XI. et Paul V. et au service qu'il rendit à l'Eglise, lors qu'il appaisa cette furieuse brouillerie arrivée entre le saint Siege et l'Estat de Venise, dont la continuation ne pouvoit produire qu'un schisme dommageable à toute la Chrestienté. Quand il a esté question de monstrer son courage en la charge qu'il avoit de Protecteur de la France (ayant succedé à Louys Cardinal de Ferrare) quelle preuve en a-t'il fait voir en toutes les occasions qui s'en sont presentées, et particulierement en cette celebre Canonization de Saint Diego, où l'Espagne qui en faisoit la dépense pretendant pour ce sujet y devoir tenir le premier rang, ce grand Prelat s'y opposa si vigoureusement, que la France conserva l'advantage que le droit et la possession luy donnent sur tous les Sceptres de l'Univers?
Et quand son troisiéme fils le Comte du Bouchage épousa Mademoiselle de la Valete soeur de l'Admiral de la Valete et du Duc d'Espernon, issue des illustres Maisons de Nogaret, de Termes, de saint Lary (5), de Bellegarde, et d'Or-[665]bessan (6), on la vit s'employer aux mémes excercices de devotion et de pieté qu'elle avoit fait au mariage de l'Amiral son aisné.
Cette sainte Dame donnoit toutes les matinées au service de la divine Majesté, les passant ou dans son Oratoire, ou dans les Eglises, où elle oyoit la Messe avec un grand zele et ferveur: l'apresdinée elle employoit aussi au service du méme Seigneur par toutes sortes de bonnes oeuvres qu'elle faisoit, ou faisoit faire à la Cour, selon les divers accidents qui se rencontroient. Aprés toutes ces peines et ces fatigues capables d'aterrer les corps les plus robustes et les plus endurcis au travail, sa nourriture estoit de pain bis, avec du boeuf ou autre viande plus grossiere et commune, sans que jamais on l'ait veue se licentier à d'autres delicatesses, quoy que sa table fust ordinairement servie selon sa qualité, déniant au corps par abstinence et mortification ce que passionnément amoureuse de son Dieu elle distribuoit par charité aux pauvres, qui sont ses membres; elle jeusnoit tous les Vendredis, le Caresme tout entier, et depuis la Feste de Toussaints jusqu'à Noël avec une austerité remarquable, qui est l'Advent que l'on garde en plusieurs Religions, entre autres en celle de saint François de Paule, envers lequel elle a eu tousjours une devotion particuliere, ayant basty et fondé avec Monsieur le Mareschal de Joyeuse son mary un Convent de Minimes à Narbonne, et a obligé en toutes sortes d'occasions cet Ordre avec ses enfans par plusieurs bien-faits.
Elle a esté la premiere qui a eu le saint dessein d'établir en France l'Ordre des Religieuses Carmelites de Saint Terese, ayant envoyé pour ce sujet là és années 1587. et 1588. Monsieur de Bretigny en Espagne dont il estoit originaire. Si la mort de cette pieuse Heroïne et les guerres de la ligue qui diviserent ce Royaume, l'ont privée de ce contentement de voir durant sa vie les Carmelites établies à Tolose et à Narbonne, nous pouvons croire pieusement qu'elle a dans le Ciel demandé à Dieu cette faveur pour la France. Monsieur le Cardinal de Joyeuse son fils en qualité d'Abbé de Marmoustier donna son consentement pour le Prieuré de [666] Nostre-Dame des Champs prés de Paris à Mademoiselle de Longueville, comme j'ay remarqué en la vie de cette pieuse Princesse de la Maison d'Orleans. L'un des plus celebres Docteurs de Sorbonne (7)parle en ces termes:
Il y eut difficulté à obtenir le consentement de Monsieur le Cardinal Abbé, pource que la premiere fois que Mademoiselle de Longueville l'en pria, il l'en refusa absolument; et elle craignoit de luy en reparler, n'estimant pas le pouvoir flechir: mais enfin par la priere du Pere de Berulle, et de soeur Marie de l'Incarnation, elle alla derechef prier, et obtint de luy tout ce qu'elle demandoit. Dieu (comme il est croyable) l'ayant disposé par les prieres de feu Madame la Mareschale de Joyeuse sa mere, qui avoit eu les premiers desirs de l'establissement de l'Ordre de la sainte Mere Terese en France. Le sieur de Bretigny que cette Dame avoit envoyé de son vivant en Espagne, a esté le premier aprés son decez qui a esté deputé pour aller querir des Carmelites; (mémes avant M. de Berulle et Gaultier) il mena avec luy de tres-vertueuses Dames pour accompagner les Meres Espagnoles en leur voyage.
L'Ordre de saint Dominique est aussi obligé à la memoire de la pieuse et de la charitable Marie de Batarnay, comme le Reverend Pere Sebastien Michaëlis Religieux du méme Ordre et Fondateur de la Congregation de saint Louis, le remarque en l'Epistre dedicatoire de son livre intitulé, Demonstrations Evangeliques sur la vraye Genealogie et Histoire de sainte Anne et de ses trois filles les saintes Maries, où il loue cette Dame pour sa pieté, et son zele vers la Religion Catholique, qu'il dit estre connue non seulement en France mais aussi en Espagne.
Marie de Batarnay fit reconnoistre particulierement sa vertu en la perte de la pluspart de ses enfans, les ayant veu mourir tous devant elle, à la reserve de deux, Anne Duc de Joyeuse, Pair et Amiral de France son aisné, et Claude Seigneur de saint Sauveur, le plus jeune de tous, qui furent tuez à la journée de Coutras: Antoine Scipion Grand Prieur de Tolose, puis Duc de Joyeuse, fut noyé dans le Tar, proche de Villemur: George Seigneur de Saint Didier mourut jeune; elle perdit quasi en méme temps que son fils [667] Antoine Scipion fut défait à Villemur, Monsieur le Maréchal de Joyeuse son mary, qui estoit le support et l'appuy des Catholiques de Languedoc, parmy lesquels il avoit beaucoup de credit et de creance: ce qu'elle porta courageusement avec une patience vrayement Chrestienne.
Elle mourut fort saintement au mois de Juillet de l'an 1595. au méme mois et au méme jour que fut tué de sang froid prés de Dourlens par les Espagnols le brave André de Brancas Marquis de Villars Amiral de France (8), Gouverneur de Rouen et Lieutenant general pour le Roy en Normandie, neveu de Monsieur le Mareschal de Joyeuse, et cousin germain des enfans de cette pieuse Heroine.
(1) Batarnay écartelé d'or et d'azur.
(2) Joyeuse palé d'or et d'azur de six pieces au chef de gueules chargé de trois hydres d'or. Saint Didier d'azur au lyon d'argent à la bordure de gueules chargée de huit fleurs de Lys d'or.
(3) J. Brosse en la vie du Pere Ange de Joyeuse.
(4) Il est mort Doyen des Cardinaux estant aagé de 53. ans.
(5) Saint Lary d'azur au lyon couronné d'or.
(6) D'Orbessan de gueule à un vaze d'or.
(7) Monsieur du Val en la vie de soeur Marie de l'Incarnation.
(8) Feu Monsieur l'Admiral de Villars, et Monsieur le Duc de Villars son frere portent écartelé au I. et 4. de Brancas, au 2. et 3. de Joyeuse: sur le tout de Tolose. Brancas selon le Feron de gueules à quatre pates de Grison, au pal d'azur chargé de trois tours d'argent, à la bordure endentée d'argent et d'azur. D'autres blazonnent de gueules au pal d'azur (pour enquerir) chargé de trois chasteaux d'or, massonnez de sable l'un sur l'autre, et à costé de quatre pieds de Grison d'argent. Cette Maison de Brancas est l'une des plus anciennes et des plus illustres du Royaume de Naples, comme sont celles de Castriot Scanderberg (qui porte les mémes armes) de Carafe, de Carraciol Rosso et du Lyon, de Clermont, d'Aquavive, d'Aquin, de Costanzo aux costes et aux épées, dont ont esté plusieurs illustres Heros et Heroïnes, entre autres Fulvio Costanzo Marquis de Corileto qui estoit allié des Ducs d'Urbin, et prit pour devise une galère avec ces mots Latins per tela per hostes, et Scipion de Costanzo vaillant Capitaine qui servit fidelement nos Roys François I. et Henry II. et Hercule II. Duc de Ferrare. Il épousa avec dispense du Pape Emilie fille du Comte de Tripoly. Comme les Carraciols du Lyon ou de Suizzeri et de Rosso portent diverses armes, quoy qu'ils soient tous d'une méme race et sortis d'une méme tige; ainsi font au méme Royaume ceux de Costanzo. Les uns portent de gueules, à six costes d'hommes d'argent 2. 2. et 2. les pointes tirans vers les flancs, au chef cousu d'azur chargé d'un lyon courant d'or. Les autres d'azur à trois épées d'argent, posées en pal la pointe en haut, pommetées et croisées d'or. et pour Cimier un Roy couronné tenant en sa main droite une épée et en sa gauche un lys d'or, comme les curieux peuvent voir chez Francesco Zazzera parte prima della nobilita dell'Italia, qui fait cette remarque:Antonius Constantius veniens in Regno Neapolitano à Rogerio Guiscardo accepit tres gladios argenteos cum aureis punctis in caelestino scuto, et in Castide Regem coronatum teneniem in dextera gladium, et in sinistra lilium aureum.