Louise-Rosalie Lefebvre/Henri Lyonnet
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[127] Nous avons gardé pour la fin de nos «Comédiennes au XVIIIe» la piquante Madame Dugazon qui laissa au théâtre le nom à un emploi: celui des Dugazon. Femme exquise, chanteuse habile, comédienne avertie, donnant du prix à la moindre bagatelle, Rosalie Lefebvre était née à Berlin où son père occupait le modeste emploi de danseur figurant à l'Opéra du grand Frédéric. Le ménage eut quatre filles et trois garçons, tous nés à Berlin. Veuf en 1763, Lefebvre se remaria et eut encore un garçon et une fille nés à Berlin. Rosalie, quatrième enfant du premier lit vint à Paris à l'âge de dix ans, avec ses parents. En 1767, elle dansait à la Comédie italienne. Remarquée par Grétry, le compositeur lui conseilla d'apprendre la musique. Madame Favart déjà souffrante et vieillissant lui apprit à composer un personnage et lui fit répéter le rôle d'Annette qu'elle avait crée. En 1774, à dix-neuf ans, la jeune fille débute officiellement dans les jeunes rôles. Elle a des traits chiffonnés, un menton grassouillet, un nez retroussé; elle est spirituelle et gamine; sa bouche est mutine, et l'on admire ses grands yeux, sa noblesse et sa distinction. Elle possède une grâce extrême, et s'habille avec un goût parfait. Les adorateurs pleins de prétentions ne manquent pas; elle les repousse et donne librement sa main à Dugazon, le 10 août 1776. Mais si le comique Dugazon fait la joie des habitués de la Comédie française, dans la vie privée, c'est un être bizarre, insupportable, fat, jaloux, colère et brutal. Les querelles de ménage se succèdent et la jeune Madame Dugazon ne tarde pas à aller chercher des distractions autre part.
[128] Monsieur de Caze, fils d'un fermier général, tourne autour de sa femme. Dugazon vient lui faire publiquement des scènes, mais celui-ci, très brave, non seulement éconduit le mari, mais reçoit très crânement un coup d'épée d'un capitaine des gardes qui s'était permis de courtiser aussi son idole. Bientôt Madame Dugazon vit séparée de son mari. Un soir Monsieur de Langeac reconduit la volage épouse jusqu'à sa porte à elle. Dugazon qui attendait le couple, chasse le marquis et frappe sa femme. Une autre fois les violences se renouvellent au Waux-Hall d'hiver. Langeac soufflète le comédien et celui-ci riposte par une paire de gifles. Et cet état de choses se prolonge jusqu'au 13 novembre 1794, date où un bon divorce fut proclamé entre eux.
Depuis longtemps déjà, Madame Dugazon n'a pas mis un frein à ses fantaisies amoureuses. Dès octobre 1782, elle s'était emparée de Garat, jeune basque venu à Paris pour étudier le droit, et dont la voix merveilleuse fit fureur dans les salons. Outre Garat, liaison éphémère, on lui connut comme amants [sic] un seigneur russe, Volange le pître des boulevards qui créa le rôle de Janet, Astley l'écuyer anglais du Cirque Olympique du Faubourg du Temple, beau comme Apollon, mais dont le tempérament herculéen faillit conduire la belle amoureuse à deux doigts du tombeau.
Madame Dugazon fut le type de la femme passionnée et désintéressée tout à la fois. Un petit maître de province lui offrait une fois 25 louis pour passer une nuit avec elle: «Gardez-les, monsieur, répondit-elle. Je vous en donnerai 100 si vous me plaisez.»
[129] De son mari, elle avait eu un fils, Gustave: il fut élève de Gossec et de Berton au Conservatoire, remporta un second prix de Rome, écrivit sans succès des opéras-comiques et des ballets, puis mourut en 1826.
Après avoir triomphé à l'Opéra-Comique (que l'on appelait encore Comédie italienne) dans les rôles de soubrettes et les ariettes, après Nina ou la Folle par amour de Marsollier et Dalayrac, (15 mai 1786), elle aborda ceux de paysannes, de jeunes mères, de rondes fermières. Un de ses grands succès fut celui qu'elle remporta dans le Calife de Bagdad d'Ali Duval et de Della Maria (29 janvier 1798). Aux jours agités de la Révolution, son royalisme avait failli lui coûter bien des ennuis. Le 20 février 1792, la reine Marie-Antoinette s'étant rendue au théâtre pour assister à une représentation des Evènements, Madame Dugazon, au second acte, se tourna vers la loge de la souveraine pour chanter:
Ah! combien j'aime ma maîtresse!
Les Jacobins présents dans la salle firent un tel tapage que la représentation fut suspendue. La reine s'esquiva en hâte, et Madame Dugazon n'osa reparaître sur un théâtre pendant deux ans.
Madame Dugazon fut une nature; son talent était fait d'inspiration et d'instinct avec des moyens d'expression variés. Elle eut une vie simple, tranquille, sans faste, sans bruit. Elle n'eut pas d'hôtel comme la Guimard; elle ne tint pas de bureau d'esprit comme Sophie Arnould, mais elle occupa une grande place au théâtre et [130] créa un genre en y laissant son nom. Madame Crétu, femme d'un modeste comédien qui fut l'un des directeurs des Variétés, lui succéda, non sans talent.
[Portraits:
- «Mademoiselle Dugazon, rôle de Nina», pl.50, p.101
- «Mademoiselle Dugazon, rôle de Nina, par Claude Hoin», pl.51, p.108]