Anne-Antoinette Clavel/Henri Lyonnet
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[104] Celle-ci n'était pas une jolie femme. Elle n'avait ni les beaux yeux, ni la noblesse svelte de Sophie [Arnould]. Mais, a dit Madame Lebrun dans ses Mémoires, son visage était ravissant de physionomie et d'expression.
Anne, Antoinette Clavel, née à Strasbourg le 15 décembre 1756, était la fille d'un musicien. D'un talent précoce, ses parents ne la laissèrent tout d'abord que chanter dans leur ville. C'est au théâtre de Strasbourg qu'elle rencontra Croisilles de Saint-Huberty, sorte de régisseur, imprésario à l'occasion, et surtout chevalier [105] d'industrie. Celui-ci, flairant un talent futur chez cette jeune fille, l'épousa, la décidant à le suivre à l'étranger. En septembre 1775, nous retrouvons Madame de Saint-Huberty à Varsovie. Lui, il est en prison pour dettes à Berlin. Sa femme qui a le plus grand succès partout où elle chante, gagne 12.000 livres et le fait remettre en liberté. Nouvelle faillite du mari. Madame de Saint-Huberty se pourvoit en séparation. Libre, elle gagne Paris, est présentée à Gluck qui la fait entrer à l'Opéra, où l'on accepte son mari par dessus le marché, comme garde-magasin, modeste emploi dans lequel il ne sait même pas se maintenir.
Le moment est bien choisi pour un début. Sophie Arnould est au bout de sa carrière. Le rôle de Mélisse dans Armide vaut un succès à la nouvelle venue. On lui reconnaît une voix agréable. Elle joue et chante avec finesse. Elle habite seule, reçoit son mari, mais ne veut reprendre la vie en commun que lorsqu'il consentira à s'amender. Lui, du reste, ne vient guère chez sa femme que pour la dévaliser. Elle est forcée de se mettre sous la protection de la police et demande l'annulation de son mariage. Elle l'obtient, et, s'il faut en croire la chronique, l'envoi en province de son ex-mari sous bonne escorte.
Elle chante le rôle de l'Amour dans l'Orphée de Gluck, elle fait partie de la distribution du Roland de Piccini.
Tous les contemporains vantent ses progrès, son intelligence; depuis le départ de Sophie Arnould, elle règne en maîtresse à l'Opéra. La Levasseur que la [106] musique de Gluck a tuée, se retire furieuse après dix-huit ans de services. Alors -c'est de règle- vont commencer les exigences de la nouvelle «reine du chant», et les démêlés avec la direction. «Le talent de cette actrice, a écrit Ginguené, prenait sa source dans une extrême sensibilité. On peut mieux chanter un air. On ne peut donner ni aux airs, ni aux récitatifs un accent plus vrai. «Esclave du costume», Madame de Saint-Huberty fut une grande réformatrice. Un jour cependant, ayant paru en scène les jambes nues, la tunique attachée sous le sein découvert, on la força à porter des bas couleur chair. (on ne disait pas encore un maillot).
Madame Lebrun, dans ses Mémoires, dit qu'elle composait à elle seule tout l'Opéra; Madame Gavaudan chante les rôles des soubrettes, Mademoiselle Joinville est une belle femme qui s'enivre et ne travaille pas, Mademoiselle Buret possède une jolie voix mais sa taille est si grosse qu'elle ne peut chanter que les rôles de déesses ou de Gloire dans les chars. Madame de Saint-Huberty, qui n'est commanditée par aucun fermier général, trouve cependant que ses appointements sont maigres et ne suffisent pas pour vivre.
En 1778-1779 ceux-ci ne dépassent pas 2.000 livres avec 400 francs de gratifications; en 1782-83, 3.000 livres et 1.000 livres de gratifications; en 1784-85, 3.000 livres et 3.000 de gratifications plus 500 livres de pension annuelle. Elle s'échappe donc, et va donner des représentations en province. En 1785, elle est à Marseille où elle donne 23 représentations. [107] On la reçoit en triomphatrice: revêtue d'un costume antique, sur une barque à huit rameurs, escortée de 200 gondoles et embarcations de toute sorte, elle assiste à une joute et distribue elle-même les prix et les couronnes au son des tambourins.
Elle chante à Bordeaux. L'architecte Louis s'étant permis au foyer de l'Opéra à Paris, quelques propos malhonnêtes sur son compte, est menacé par Monsieur Bonnefous, un de ses admirateurs, et contraint de faire une rétractation publique. En 1786, elle chante Phèdre. Restif de la Bretonne, enthousiasmé, écrit: «Tu surpasses Clairon, tu surpasses Dumesnil; je n'aurai pas cru que la Muse lyrique pût aller jusque-là».
En avril 1790, elle prend peur, abandonne sa maison de Groslay et demande un passeport pour la Suisse où elle va rejoindre à Lausanne le Comte d'Antraigues, envoyé à l'Assemblée nationale par la noblesse du Bas Vivarais, mais qui avait quitté la France où des brochures d'opposition l'avaient un peu trop fait remarquer. Les deux amants vécurent alors chez le Comte Turconi à Mindrisio, où ils contractèrent secrètement un mariage le 29 décembre 1790, régularisant ainsi une situation vieille déjà de sept années. Le 26 juin 1792, la comtesse d'Antraigues donnait le jour à un fils, près de Milan.
Lorsque les Français entrèrent à Venise, d'Antraigues était depuis deux ans attaché au Consulat de Russie en cette ville. Il partit pour Trieste avec sa femme et son enfant. Bernadotte le fit arrêter. C'est alors, pour ne pas se séparer de sa famille, qu'il avoua son [108] union. Tous trois, autorisés à rester ensemble, furent envoyés à Milan. En ces tristes circonstances, la comtesse fut admirable de dévouement. Elle vendit pour dix mille livres les diamants qui lui restaient, et prépara l'évasion de son mari auquel on avait laissé une liberté relative. Elle le rejoignit en Allemagne. Ils habitent Dresde de 1804 à 1806. Le 9 mai 1800, le roi des Deux Siciles avait conféré à D. Louis Alexandre de Launay, comte d'Antraigues et à son fils, l'Ordre royal de Constantin et une pension. Le 16 juin 1808, l'ex-Madame de Saint-Huberty recevait de l'Empereur d'Autriche confirmation d'une pension de mille ducats en mémoire des services rendus à feue sa Majesté Marie-Antoinette de France comme surintendante de la musique de cette princesse. Bref, le ménage d'Antraigues, absolument dans l'aisance, partit pour l'Angleterre, où la comtesse se fit encore entendre dans quelques salons de l'aristocratie.
La fin de la Saint-Huberty est connue. Elle et son mari furent assassinés le 22 juillet 1812 à Barnes-Terrasse, près Londres où ils demeuraient, par un domestique italien appelé Lorenzo, qu'ils avaient congédié, le soupçonnant de livrer à Fouché la correspondance politique du comte.
Avec Sophie Arnould, avec Madame de Saint-Huberty, avaient disparu ces vieilles traditions aristocratiques de l'Opéra, du temps où son foyer était un véritable centre de nouvelles politiques et amoureuses. Les temps sont bien changés, et du jour où les fermiers généraux ne sont plus là pour entretenir les filles de l'Opéra, [109] de ce jour-là le XVIIIe siècle a vécu.