Marie-Justine-Benoite Cabaret du Ronceray/Henri Lyonnet
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[48] Au point de vue musical, un théâtre comme l'Opéra, avec ses oeuvres parfois trop compliquées et ses ballets somptueux, n'était pas toujours à la portée du peuple, qui cherchait un divertissement plus près de lui. Celui-ci se portait en foule aux Foires de Saint-Germain pendant l'hiver et de Saint-Laurent pendant l'été, où l'on ouvrait de vrais théâtres. C'est sur les tréteaux de la Foire, que devait naître un genre nouveau qui n'était autre qu'une comédie chantée: nous avons nommé l'Opéra-Comique. L'Opéra en comprit si bien la nécessité, qu'au mois de janvier 1745 il avait chargé Favart, musicien et poète, de diriger une entreprise de ce genre pour le compte de l'Opéra, à la Foire Saint-Laurent.
En cette qualité de directeur, Favart avait donc reçu, de Lunéville, une lettre d'une dame Duronceray, femme d'un musicien de la Cour du roi Stanislas, duc régnant de Lorraine. Cette dame offrait les talents de sa fille comme actrice et comme danseuse. La jeune fille, âgée de dix-huit ans, s'était déjà fait une réputation à la Cour de Nancy. Les deux femmes vinrent à Paris, et Marie-Justine-Benoîte débuta, avec un succès considérable, dans une pièce de Favart, les Fêtes publiques, sous le nom de Mademoiselle de Chantilly.
[49] Ces applaudissements devaient encore raviver la jalousie des comédiens français et italiens, qui ne cessaient de poursuivre les théâtres de la Foire, et obtinrent, en la circonstance, la fermeture du théâtre de Favart jusqu'en juin. Il fallait trouver un subterfuge pour durer. Sous le nom d'un danseur de corde, Favart, toujours pour le compte de l'Opéra, ouvrit un nouveau spectacle de pantomime et de ballets, à la Foire Saint-Laurent, et y entraîna Mademoiselle de Chantilly, qui fut si gracieuse dans les Vendanges de Tempé que Boucher s'inspira de ses attitudes pour peindre des panneaux. Mais la grâce, le talent et aussi la jeunesse de son interprète avaient produit une telle impression sur Favart que, le 12 décembre suivant, un mariage les unissait tous deux en l'église de Saint-Pierre-aux-Boeufs, dans la Cité.
Le Maréchal de Saxe, qui faisait alors campagne dans les Flandres, avait eu l'idée, dans un but politique, d'appeler près de lui une troupe de comédiens français et il avait chargé Favart de la recruter. Celui-ci, que les circonstances avaient rendu libre, accepta, et partit d'abord avec ses artistes en laissant sa jeune femme à Paris, avant de venir la chercher le mois suivant.
Alors va commencer l'incroyable roman tant de fois raconté, et souvent mal raconté, de Maurice de Saxe et de Madame Favart. Madame Favart n'était pas ce que l'on appelle une beauté. Un inspecteur de police la dépeint ainsi: «Petite, mal faite, sèche, les cheveux [50] bruns, le nez écrasé, les yeux vifs, la peau assez blanche, mais gracieuse et séduisante à l'excès». Elle produisit sur le galant Maréchal tant d'impression, que ce coureur de belles résolut de l'avoir tôt ou tard en sa possession. Mais comment? Marie-Justine était récemment mariée, et ce mariage avait été un mariage d'amour. Les deux époux ne tardèrent pas à s'apercevoir des intentions du Maréchal. Un seul moyen s'offrait à eux pour la sauvegarde de la jeune femme: la fuite à Paris. Là, se croyant en sûreté chez sa belle-mère, elle se présenta à la Comédie italienne, qui l'accueillit avec transports. Imprudence suprême, car c'était appeler sur elle les foudres du Maréchal piqué au jeu. Celui-ci, pour en arriver à ses fins, va user d'une ruse infernale. Il sait que le mari, Favart, a les plus grands ennuis à Bruxelles où, du temps de l'occupation française, il avait été son protégé, le Maréchal ayant fixé lui-même le loyer du théâtre à 150 ducats par an. La ville une fois évacuée, les propriétaires de la salle avaient fait mettre l'embargo pour 26.000 livres sur tout le matériel de Favart, et obtenu une prise de corps contre lui.
Au fond, le Maréchal n'est pas fâché de ces circonstances qui éloignent le mari de celle qu'il convoite. Il joue un double jeu. Il lui conseille de se mettre en sûreté au plus vite, car une lettre de cachet est lancée contre lui. Il se pose en protecteur de sa femme pendant son absence et propose d'envoyer 500 livres par mois au ménage en attendant les événements. Favart accepte bien d'écouter les conseils du Maréchal, mais, très digne, refuse l'argent. Il se rend à Strasbourg, où un [51] ami, Monsieur Conigliano, avocat, lui donne asile pour quelques mois.
Pendant ce temps, Madame Favart est installée par les soins du Maréchal dans une petite maison rue de Vaugirard, où il la fait garder par ses dragons, tandis qu'elle joue le 5 août 1749 à la Comédie italienne dans le Ballet des Savoyards. Elle écrit le 10 à son mari: «Je ne serai pas longtemps sans aller te voir, je te le demande au nom de ce que tu as de plus cher. Je ne sors qu'avec ta mère et ta soeur pour aller chez Mademoiselle Silvia (de la Comédie italienne). J'ai débuté dans l'Epreuve que Mademoiselle Silvia m'a montrée; j'ai fait courir tout Paris; j'ai joué aussi le rôle de la petite actrice dans les Débuts; enfin j'ai terminé par une petite scène italienne que je n'ai pas mal dite; j'ai fait aussi quelques progrès dans la danse. J'ai écrit une lettre toute prête pour envoyer à l'arrivée de notre ennemi où je lui dis mes sentiments.»
Mais alors que signifie cette histoire qui nous la représente rue de Vaugirard, trompant le Maréchal le soir avec son mari, et le jour son mari avec Hippolyte de Langellerie, le répétiteur et accompagnateur de la Comédie italienne? Favart n'est pas à Paris. Il est hors de doute qu'elle est chez sa belle-mère, rue de la Verrerie, où Favart écrit un jour de Commercy à sa mère, lui recommandant de ne pas abandonner sa femme qui continue à remplir ses devoirs d'actrice. Cependant, il est incontestable que le Maréchal, irrité par la résistance de cette jeune femme, et ayant eu connaissance sans doute de ses nouveaux projets de fuite, cherche [52] lâchement à se venger. Elle, continue à écrire le 1er septembre à son mari: «Si tu veux, j'enverrai mon début à tous les diables, et je pars sur le champ pour aller te retrouver. Marque-moi tes intentions. Je les suivrai de point en point. Mande-moi ce que tu veux que je dise aux comédiens (italiens) relativement à moi; ils attendront ton retour pour décider ça. Il y a toujours un monde prodigieux quand je parais... On me menace qu'on va me faire beaucoup de mal, mais je m'en moque; j'irai de grand coeur demander l'aumône avec toi. S'il ne nous est pas possible de rester ici, nous nous en irons finir nos jours à l'étranger, unis par l'amour et l'amitié. Je suis pour jamais ta petite femme et ton amie. - Justine FAVART.»
Cette lettre est-elle authentique? Nous en doutons fort, mais les sentiments qu'elle exprime sont bien exacts puisqu'elle se met en route quelques jours plus tard. Pourtant le Maréchal, qui poursuit sa vengeance, a mis en action une de ses créatures, un sieur Boulet, qui lui a suggéré un plan infernal: il a découvert que deux ans auparavant, Madame Favart a fait enfermer son père, pour des raisons peu connues, aux Frères de la Charité de Senlis. Il est allé chercher le vieillard dans cet asile, l'a amené à Paris, et lui a fait déposer une plainte contre sa fille. L'agent de police Meusnier a écrit un rapport, puis est parti pour Lunéville où Madame Favart était allée pour rejoindre son mari. Arrêtée, il la fait enfermer dans un couvent aux Andelys. Dès lors, la pauvrette est à la discrétion du Maréchal. [53] Elle écrit une lettre désolée à celui-ci, et dit à son mari de ne pas faire la folie de venir la retrouver. On l'accuse aussi, outre la séquestration de son père, de n'être pas mariée. Le curé de Saint-Pierre-aux-Boeufs atteste la validité du mariage. Aux Italiens, on distribue ses rôles à Coraline. Le public privé de sa petite divette, et qui ne sait trop ce qui se passe, la réclame à grands cris. Meusnier avoue qu'il a été gagné par le Maréchal, et le Maréchal écrit à l'actrice Mademoiselle Fleury qu'il ne connaît pas ce Meusnier.
En novembre 1749, Madame Favart est transférée du couvent des Pénitentes des Andelys à celui des Ursulines, couvent de Force, à Angers, d'où elle écrit le 5 décembre au Maréchal. Elle parle de sa vie honorable, remercie des secours d'argent, et ne compte que sur lui pour la délivrer. Le 20 suivant, elle implore encore sa liberté et promet sa reconnaissance. Quelques jours plus tard elle quitte Angers pour aller vivre à Issoudun, par ordre du roi. Elle y habitera avec sa mère, qui accepte les subsides du maréchal. Et lui, Favart? Il se cache à Rue, près Amiens, dans une cave où il peint, pour vivre, des éventails.
Madame Favart est vaincue. Avait-elle déjà cédé au Maréchal avant sa fuite à Lunéville, et a-t-il voulu la punir de cette dérobade? Les avis sont partagés. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le 30 août 1750 seulement la lettre de cachet est abolie, et que Madame Favart vit avec le Maréchal au château des Piples, près Boissy-Saint-Léger, ayant comme gardienne auprès [54] d'elle la femme Mouret, concierge de Chambord. Trois mois plus tard, Maurice de Saxe mourait à Chambord.
Tout a été dit sur la diversité des talents de Madame Favart, qui devança Mademoiselle Clairon et Le Kain dans la réforme du costume et de la mise en scène, la première qui osa, dans une pièce qu'elle avait écrite avec Harny, les Amours de Bastien et Bastienne, jouer le rôle d'une paysanne avec un habit de laine, des cheveux plats, une croix d'or, des sabots et les bras nus. Madame Favart, dans les pièces de son mari principalement, dans des ballets mêlés de danse, dans la Servante maîtresse, qu'elle joua 140 fois en 10 mois, dans Lucas et Colinette, Ninette à la Cour, Soliman II ou les Trois Sultanes, par son talent plein de grâce et de finesse, attira le public à la Comédie italienne pendant plus de vingt ans. Dans la vie, obligeante et charitable, passant ses jours sans bruit ni scandale, entre son mari et l'abbé Voisenon, qui ne quittait pas la maison de la rue Mauconseil, recevant le vieux Goldoni.
Madame Favart, qui fut l'innovatrice d'un genre qui précédait de cent ans celui des divettes d'opérettes, mourut le 21 avril 1772, et fut inhumée à Saint-Eustache, selon son désir.
Elle avait été danseuse élégante, comédienne malicieuse, virtuose de bon goût, auteur très fin, compositeur non sans mérite, réformatrice habile, et la créatrice, avec son mari, de l'opéra-comique en France.
[Portraits:
- «Madame Favart, d'après Boucher», pl.23, p.50
- «Madame Favart, La Tour», pl.24, p.51
- «Madame Favart, dans Les trois Sultanes, par P. J. Bocquet (Musée de l'Opéra)», pl.26, p.53]