Marie Millet/Hilarion de Coste

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''''[II,694] MARIE MILLET, VILLAGEOISE DE PICARDIE (1).
NOUS finirons les Eloges des Maries par celuy de cette genereuse fille Marie Millet, belle et chaste villageoise de Picardie, fille de laquelle pour sa vertu et sa chasteté le nom sera à jamais recommandable à la posterité (2), autant que le Capitaine le Pont qui la força s'est rendu par ses barbaries infame et execrable à tous les gens de bien, qui detesteront incessamment et son nom et sa memoire.
Ce Capitaine ayant suivy le Colonel Combelle, qui fut battu et défait au Comté de Hainaut par Ludovic, d'autres le nomment Octave ou Octavien de Gonzague, General de la Cavalerie de Jean d'Austriche Gouverneur du Pays-bas, aprés avoir sejourné durant quelques jours dans le Quesnoy et Hedin villes frontieres de France, il fut se loger au village de Becourt, situé sur la mesme frontiere, où suivant la coustume des Capitaines il fit marquer son logis en la maison du plus riche laboureur de ce bourg là, appellé Jean Millet, qui avoit de sa femme nommée Marthe du Ris trois filles d'une rare et exquise beauté, fort honnestes et fort sages; l'aisnée s'appelloit Marie, la puisnée Jeanne, et la troisiéme Anne.
Le Capitaine le Pont estant arrivé avec ses soldats chez ce bon laboureur, aprés avoir bien beu et mangé avec eux, et pris ce qui luy sembla de meilleur, tout plein de vin, et crevé de bonne chere il jetta les yeux sur Marie, laquelle comme simple villageoise, et douée d'un tres-bon naturel, qui à peine avoit atteint l'aage de seize ans, ne pensoit à autre chose qu'à bien servir le Capitaine durant le repas, et l'adoucir par ses douces paroles, afin qu'il fust content de son pere, et ne se mit en colere contre luy, ou quelque autre de leur maison. Plus elle rendoit innocemment de bons offices [695] à ce cruel Capitaine assistée de ses deux jeunes soeurs, plus il estoit enflammé de son amour, et meditoit comment il la pourroit seduire et tromper, et luy oster son honneur pour recompense des services qu'elle luy rendoit avec tant de soin et de peine. Ce méchant contemploit ces trois Graces qui ravissoient les yeux de tous ceux qui les consideroient, mais particulierement Marie, qui non seulement assembloit en soy tout ce que les deux autres avoient de plus rare, mais qui eust seule suffi au dessein d'Apellés, sans assembler tant de filles de la Grece pour en tirer l'image de la parfaite beauté.
Aprés l'avoir bien contemplée il fit appeller son pere, auquel il tint ce discours plein de flaterie et de promesses: Mon amy, si vous me voulez faire cette faveur que de me donner vostre fille aisnée pour femme, je vous donne asseurance que non seulement vous et les vostres serez ennoblis, mais aussi qu'elle sera une des heureuses et fortunées femmes qui vivent sur la terre.
Le bon laboureur oyant ces gracieuses paroles, et voyant bien que le Capitaine cachoit sa malice noire sous ces beaux et specieux discours comme l'aspic dans les figues de l'Egyptienne, et comme le serpent dans les fleurs, luy fit cette honneste et sage réponse en tremblant: Monsieur, je suis un pauvre paysan, indigne d'un si grand honneur que vous m'offrez, et au contraire vous estes un Gentil-homme bien nay, de bonne maison, et eslevé dans les grandes charges et dignitez militaires, et pource il me semble qu'il n'est pas bien-seant, et qu'il est méme hors de propos que je vous donne ma fille, qui n'est qu'une chetive villageoise issue de tres-bas lieu, laquelle je garde pour quelqu'un de ma condition qui n'aura point de honte de me recognoistre pour son beau-pere, et que je pourray sans crainte appeller mon gendre.
A ces paroles le Capitaine le Pont qui avoit vaincu et surmonté ses ennemis en diverses rencontres estant vaincu et dompté par celuy qui fit filer Hercule, couvert des dépouilles de tant de monstres, repartit à ce pauvre homme: Miserable coquin tu me refuses ce que j'ayme mieux que ma propre vie, sçache que je te feray un affront signalé, et que je veux deshonorer ta fille et toute ta maison, et disant cela luy jetta une assiette à la teste.
[696] Le laboureur saisi de crainte et d'estonnement craignant de perdre la vie prend la fuitte, et laisse sa fille dans la chambre, laquelle pleine de courage et du zele de conserver son honneur se voulut aussi sauver; mais les soldats à demy yvres coururent aprés elle, et l'ayans attrapée la menerent à ce cruel tyran qui plein d'amour et de rage, non seulement la viola, mais aussi la laissa à l'abandon de tous ses gens, lesquels aprés s'estre saoulez de cet abominable forfait la firent asseoir à leur table, où ils luy dirent mille et mille injures et villainies, qu'un homme d'honneur ne pourroit pas souffrir qu'on proferast contre la plus detestable perdue et prostituée du monde. Ces hommes endiablez (car il n'y a point de nom assez execrable pour eux) la chargeans de leur propre crime et confusion: ainsi dit David, tandis que l'impie et le méchant s'enorgueillit, l'innocent est tourmenté. Cependant cette pauvre fille desolée qui durant la violence de ces hommes barbares et inhumains avoit jetté de grands cris, et demandé justice au juste Ciel, protecteur de l'innocence contre ces sacrileges et impies, fut encore contrainte d'endurer tous ces affronts et ignominies qui luy estoient plus difficiles à supporter que la mort mesme. Mais voyant venir le Caporal parler à l'oreille à ce Capitaine et luy communiquer une affaire qui luy importoit, elle prit un cousteau qui estoit sur la table et luy fourra dans le coeur si avant qu'il tomba tout roide mort sur la place.
Aprés quoy cette genereuse Marie sortit de la chambre, (devant que les soldats qui estoient à table se levassent) et vint trouver son pere et sa mere, ausquels elle fit le recit de cette histoire funeste et tragique, puis les pria avec instance de se retirer pour eviter la fureur de ces tygres. A peine le pere avoit suivy le conseil et le bon avis de sa chere fille et quitté sa maison, que voila les soldats saisis de fureur et aveuglez de rage qui arriverent et mirent leurs mains cruelles sur la chaste et courageuse Marie, laquelle sans autre forme de procés ils lierent à un arbre, et la firent mourir à coups d'harquebuse, parmy lesquels cette Vierge genereuse rendit son esprit à Dieu, et luy recommanda son ame avec [697] beaucoup de ferveur, le priant de luy pardonner la faute q'uelle avoit commise en ostant la vie à celuy qui avoit attenté à son honneur, protestant de n'avoir jamais consenty à cet acte abominable, et avoir eu tousjours en horreur les villainies et abominations de ces barbares et inhumains.
Cette genereuse Villageoise (3), dont le courage estoit autant viril que son visage estoit feminin, mourut ainsi en Amazone tres-contente, aprés avoir fait ses protestations pour la defense de son honneur et de sa pudicité: fille digne d'un sort plus doux et d'une fin plus favorable.
Son pere ayant receu les tristes nouvelles de sa mort, ne pouvant plus souffrir tant d'affronts et tant d'outrages alla la nuit suivante faire ses plaintes à tous ses voisins et amis, qui demeuroient aux trois prochains villages d'environ deux mille et sept cens feux, lesquels meus de compassion et de pitié desirans venger le tort qu'on avoit fait à cette fille leur compatriote, prirent les armes et saisis de deuil et d'une juste douleur firent passer non seulement ces mal-faicteurs par le fil de l'épée, mais aussi défirent et tuerent tous les soldats de trois autres compagnies qui estoient logées aux environs sans qu'aucun s'en échapast.
C'est le salaire dont sont payez pour l'ordinaire tous ceux qui portans les armes font des insolences, soit dans les villes, soit parmy la campagne, gens indignes de vivre, ames poltronnes et roturieres, esprits bas. Ce sont des lyons durant la paix et des cerfs en la guerre, qui ne pardonnent aux femmelettes et aux petits enfans. Mais les grands courages, les esprits relevez, les hommes genereux et magnanimes ne s'attaquent jamais à ce sexe debile, et aux occasions font paroistre que la raison a plus de pouvoir et de force sur eux que la colere, la passion et l'amour. C'est à faire à un Tibere, Prince sanguinaire et impudique, de vouloir oster l'honneur à une foible Melanie; à un Cesar Borgia monstre de nature, et Cesar de nom et de rodemontade, de ne saouler sa concupiscence au sac de Capoue qu'aprés avoir violé quarante Dames; à un Mahomet II. Empereur des Turcs, de faire perdre la vie à la fille du Po-[698]destat de Venise, pour n'avoir pas voulu acquiescer à la demande de ce lascif Tyran quand il entra dans la Chalcide; à un yvrongne Selim II d'abuser de toutes les belles Dames Chrestiennes qui luy sont presentées; à un Selim I. en la signalée victoire qu'il obtint en la campagne Zalderane contre les Perses, de mal-traiter les Dames Persiennes, qui avoient suivy la fortune de leurs marys: et entre autres la femme d'Ismael Sophi; c'estoit la Reyne des Persans qu'il maria par excez de courtoisie à un de ses Bachas.
Au contraire du grand Alexandre victorieux de la méme nation, qui traita avec toutes sortes d'honneurs et de respect les Dames de la Perse, sur tout la mere, la femme, et les deux filles du Roy Darius, les plus belles Princesses du monde. En quoy il monstra la grandeur de son coeur, plus que par sa victoire: Tant s'en faut qu'il les touchast, il ne les voulut pas mesme regarder, et les fit traitter à la Royale. Scipion a esté grandement recommandé d'avoir répondu à ses Capitaines, (qui au sac d'une ville d'Espagne luy offroient une jeune Dame d'une rare beauté) que l'affection de la Republique luy avoit tellement saisi le coeur, qu'il n'y avoit aucune place aux desordres des amours impudiques. Et pour n'aller pas chercher des exemples de generosité chez les étrangers, nostre France a esté la mere de tant de braves guerriers bien éloignez de l'humeur du Capitaine le Pont, indigne d'avoir pris naissance en ce Royaume, où la douceur et la courtoisie on tousjours esté en estime parmy ceux qui ont fait profession des armes, qui ont donné le démentir au proverbe,

Que rarement és armées
On voit de pieté les ames animées.

Pierre de Terrail (4) Seigneur de Bayard tres-fidele serviteur de nos Roys Charles VIII. Louis XII. et François I. ses Maistres, dit le Chevalier sans peur et sans reproche, fit un trait dans la ville de Bresce en Italie, quand il entra dans cette ville là, lorsque les François la prirent par force sur les Venitiens: par lequel sa memoire est encore en benediction non seulement en cette belle et riche ville de la Lombardie, mais parmy tous ceux qui aiment la vertu: [699] car estant blessé il fut porté au logie d'une Dame belle en perfection, laquelle avoit deux filles prestes à marier, qui estoient deux miracles de beauté. Cette Dame d'estant jettée à ses pieds luy dit ces paroles: (au rapport de l'Historien qui a écrit sa vie, que Monsieur Godefroy, tres-digne Historiographe du Roy, a donnée au public) Monseigneur, je vous presente cette maison et tout ce qui est dedans, car je sçay bien qu'elle est vostre par le droit de guerre: je vous supplie seulement que ce soit vostre bon plaisir de me sauver mon honneur et celuy de mes filles. Ce tres-genereux Gentil-homme Daufinois luy fit cette belle réponse: Madame, je ne sçay si je pourray échaper de cette blessure, mais je vous promets bien que tant que je vivray il ne sera fait aucun tort à vous ny à vos filles. Depuis estant à demy guery il partit pour se trouver à la bataille de Ravenne, et refusa une somme notable que cette Dame luy presenta, laquelle aprés l'avoir beaucoup importuné de prendre deux mille cinq cens ducats, il les prit, et la pria de faire venir ses filles, ausquelles aprés avoir dit adieu il leur donna à chacune mille ducats, et laissa les cinq cens à son hostesse, pour les distribuer aux pauvres Monasteres des Religieuses qui avoient esté pillées. Ce brave Chevalier estant malade à Grenoble on luy amena dans sa chambre une jeune fille des plus belles et des plus agreables de la ville, et de tout le Daufiné: et de fait c'estoit le parangon de toutes les beautez de son temps, sinon que les yeux luy estoient enflez à force de pleurer. Quand Bayard la veit, Comment m'amie, luy dit-il, qu'avez vous? sçavez vous pas bien que vous n'estes pas venue icy pour pleurer? La pauvre fille se mit à genoux et dit, Helas! Monseigneur, ma mere m'a dit que je fisse ce que vous voudriez: toutesfois je suis vierge, et jamais je n'ay eu aucune volonté de faire mal n'estoit que la necessité m'y contraint; car ma mere et moy nous sommes si pauvres que nous mourons de faim, et pleust à Dieu que je fusse morte devant cette action, au moins ne serois-je point au nombre des mal-heureuses filles. Le brave Seigneur touché au vif des paroles de cette creature luy répond la larme à l'oeil: Veritablement, m'amie, je ne seray pas si méchant que de vous oster ce que vous avez gardé si fidelement à Dieu. Là dessus il la fit [700] voiler, l'envelopant d'un manteau, de peur qu'elle ne fust conneue, fait allumer un flambeau, et la conduit luy méme chez l'une de ses parentes, ou selon les autres la fit mener par un sien domestique, de la fidelité duquel il estoit tres-asseuré: et le lendemain fit venir la mere qu'il reprit aigrement de ce qu'elle, qui estoit Demoiselle, et de noble race, avoit voulu vendre l'honneur de sa fille, qu'elle devoit plus cherir que sa propre vie. Et ayant sceu son extreme necessité, luy donna deux cens écus pour marier sa fille, cent autres écus pour l'habiller, et cent pour soulager la pauvreté de la mere; à la charge que la fille seroit mariée au bout de trois jours: Ce qui fut executé avec une joye incroyable de la mere et de la fille. Les deux exemples de ce brave Chevalier monstrent que les bonnes ames et genereuses ne se portent qu'aux actions belles et louables, pour lesquelles leur renom est en honneur et veneration parmy les hommes, comme celuy des poltrons et des cruels est en mauvaise odeur. De verité on ne sçauroit donner assez de louange à ce Gentil homme Daufinois pour ces deux actions; par la premiere il obligea tellement ces bonnes Dames de Bresce, que l'Historien rapporte que quand il prit congé d'elles, la mere et les deux filles, et tous ceux de la maison pleurerent aussi amerement son depart comme si on les eust voulu tous mettre à mort; par l'autre il fauva l'honneur à une belle Demoiselle, et luy donna pour la marier, ayant en cette action surmonté et l'avarice et l'amour, les deux plus grands écueils du monde, commandé à sa bourse en une fortune qi n'estoit point des plus accommodées, commandé à soy mesme en un âge fleurissant, en un corps vigoureux, en presence d'un objet si aimable.
La ville de Bresce en Italie n'a pas esté seule qui a admiré la generosité des François, mais aussi celle de Tuscanelle, laquelle estant prise par nostre Roy Charles VIII. ce jeune Prince victorieux se trouva luy mesme pris et vaincu de la beauté d'une jeune Demoiselle belle en toute perfection, et comme il estoit sur le point de donner la bride à sa passion dans une chambre secrete, cette pauvre fille appercevant l'Image de la Vierge qu'elle avoit pendue prés de son [701] lit (voila ce que servent les tableaux de pieté) se jetta aux pieds de sa Majesté, luy monstrant ce tableau de la Vierge des Vierges, et criant le visage baigné en larmes: Sire je vous prie par cette Vierge gardez l'honneur d'une pauvre vierge. D'autres disent qu'elle estoit mariée; d'autres (ce qui est plus probable) qu'elle estoit fiancée, et qu'elle le supplia par la chasteté de la tres-sainte Mere de Dieu, qu'il voyoit representée en ce tableau, de la laisser à son futur époux l'honneur sauve. Ce jeune Monarque piqué d'amour, absolu en tous ses commandemens, ayant attaché les yeux à l'Image et à la captive suppliante, fut à l'instant si changé, que non seulement il ne la toucha point, mais encore il luy donna une grande somme de deniers pour la marier, ou selon les autres, il luy fit son dot, et donna la liberté à son mary ou fiancé, et à tous ses parens et alliez pour l'amour d'elle.
Heureuses telles captives, et encore plus heureux tels vainqueurs. Ce fut à la verité une captive plus que maistresse, d'avoir pû captiver la passion d'un tel maistre. Mais la vertu du Roy fut plus grande, non seulement de se laisser vaincre et se vaincre soy méme: mais encore de combler une vertu Royale par une autre vertu, une inesperée continence par une Royale liberalité, digne d'estre publiée par tout l'Univers et écrite en lettres d'or pour un notable exemple à la posterité de continence, de pieté, et de liberalité.
Je serois trop long, si j'estois obligé de faire les Eloges de toutes les illustres Maries, qui ont vécu en ce siecle; et la crainte de grossir trop ce volume, me fait laisser Marie de Costa Religieuse de l'Ordre de saint Dominique à Tolose, et une infinité d'autres Dames pieuses et sçavantes pour passer à la VIII. et derniere partie de ce Livre.

(1) Picardie, d'or au Lyon de gueules.
(2) Jean le Frere de Laval en son Hist. sous le regne du Roy Henry III.
(3) Quelques-uns ont publié que cette fille estoit du Beauvoisis.
(4) Terrail, d'azur au chef d'argent, chargé d'un lyon naissant de gueules, à la cottice d'or brochant sur le tout.

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