Anne de Marquets/Hilarion de Coste

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''''[ADDITIONS I, non paginé] ANNE DE MARQUETS, RELIGIEUSE DE L'ORDRE DE SAINT DOMINIQUE.
Si Anvers et la Flandre louent leur Anne de Bins, Paris et la France peuvent bien luy opposer Anne de Marquets, Demoiselle de bonne Maison du Comté d'Eu en Normandie, et Religieuse de l'Ordre de saint Dominique, au Royal Monastere de Poissy, fondé à six lieues de cette ville par saint Louis, ou selon les autres par son petit fils le Roy Philippe IV. dit le Bel.
Elle n'a pas fait moins d'honneur à cette Religieuse Maison, que Laurence de Strozzi à celle de saint Nicolas du Pré en Toscane, dans le mesme Ordre, estably par ce saint Patriarche de l'illustre et de l'ancienne Maison des Gusmans. Car ayant quitté ses parens et ses biens, pour prendre le voile et l'habit de l'Ordre de saint Dominique, et fait profession en ce devot et celebre Convent, elle y mena une vie digne du Ciel, et s'adonna entiere-[p.suiv.]ment aprés avoir vaqué aux exercices de pieté et de Religion à l'estude des belles lettres, et à la connoissance des langues Grecque et Latine où elle reussit heureusement, ayant appris en perfection, et en peu de temps ces deux langues.
Elle a fait voir par ses oeuvres qui ont esté imprimées plusieurs fois, l'intelligence qu'elle avoit en ces langues là. Car elle a traduit de Latin en François les Poëmes sacrez du Poëte Flaminius. Elle a aussi fait quantité de Sonnets, de Prieres et de Devises de son invention; entre autres des Prieres pour les Prelats assemblez au Colloque de Poissy, qui ont esté imprimées l'an 1562. avec une Preface de Soeur Marie de Fortia, Religieuse du mesme Ordre, et du mesme Monastere. Ses autres oeuvres ont esté imprimées pendant sa vie l'an 1569. et aprés son decez la Mere Marie de Fortia a pris le soin de faire imprimer l'an 1605. par Claude Morel, les Sonnets spirituels de cette tres-vertueuse et tres-docte Religieuse, sur les Dimanches et principales solennitez de l'année, qu'elle avoit composez les dernieres années de sa vie, comme l'a remarqué un Poëte.

Bref sur tes derniers jours estant toute enflammée,

Des plus saintes fureurs dont une ame allumée,
Peut sentir icy bas un vif embrasement,
En cent fastes nouveaux tu marquas les journées,
Des festes dont le nom fait rougir les années,

D'un sujet si divin parlant divinement.

Ces Sonnets (1) ont tous esté admirez par ceux qui sont les plus admirables dans les lettres. En effet elle a eu pour Panegeristes de son sçavoir plusieurs illustres Escrivains, entre autres François Grudé de la Croix du Maine, en sa Bibliotheque: Louis Jacob Carme, en sa Librairie des Dames Illustres, recommandables par leurs écrits: et François Augustin della Chiesa, Evéque de Salusses, en son Theatre des Dames Sçavantes.
De son vivant Ronsard, Dorat, N. Sanguin, P. Cointrel, Monsigot, A. du Mont, et S. A. et S. C. D. P. Religieuses de Poissy, ont chanté les louanges et publié les [p.suiv.] belles qualitez de cette Dame. Je rapporteray icy les Poësies Latine et Françoise que Messieurs Dorat et de Ronsard ont fait en sa faveur, et pour témoigner l'estime qu'ils faisoient de ses oeuvres. On reconnoistra par là en quelle reputation estoit cette sçavante Religieuse, parmy les plus celebres nourrissons des Muses.

Quelle nouvelle fleur apparoist à nos yeux,

D'où vient cette couleur si plaisante et si belle,
Et d'où vient cette odeur passant la naturelle
Qui parfume la terre et va jusques aux Cieux?
La rose ny l'oeillet ny le lys gratieux,
D'odeur ny de couleur ne sont rien auprés d'elle,
Au Jardin de Poissy croist cette fleur nouvelle;
Laquelle ne se peut trouver en autres lieux.
Le Printemps et les fleurs ont peur de la froideur,
Cette divine fleur est tousjours en verdure,
Ne craignant point l'hyver, qui les herbes destruit:
Aussi Dieu pour miracle en ce monde l'a mise:
Son Printemps est le Ciel, sa racine est l'Eglise,
Ses oeuvres et sa foy, ses feuilles et son fruit. Mentibus Angelicis si fas patris ora videre,
Aspectúque Dei liberiore frui,
Atque ita de rebus praedicere multa futuris,
Quas velut in speculo patris in ore vident:
Fas quoque virginibus, quae dum tellure morantur,
Angelica vitam simplicitate colunt,
Arcanis oculis caelestia visa videre,
Et ventura sono vaticinante loqui.
Qualis vaticino quae carmina fundit ab ore
Anna Monasteri gloria Pissiaci.
Anna Prophetissa, cui nomen et omen ab Anna,

Haec nisi casta diu quòd fuit, illa semel.

Ceux qui ont leu les Sonnets spirituels, ou qui ont frequenté au Monastere de Poissy du vivant de cette tres-vertueuse et tres-docte Religieuse, ne s'estonneront pas si ces grands hommes ont loué si hautement cette Vierge, qui ne s'est pas rendue seulement considerable par ses [p.suiv.] Poësies; mais aussi par sa vie exemplaire et par les vertus d'humilité, de douceur et de patience. Elle fit paroistre cette vertu quand les dernieres années de sa vie, elle perdit la veue, et supporta cette affliction avec une patience toute Chrestienne et Religieuse.
Je ne puis mieux parler des louanges de cette Dame, que par les vers d'une Religieuse du méme Monastere, qui fait des plaintes sur le decez de cette sçavante Heroïne.

Mortels si vous avez des ames genereuses

Qui soient de la vertu vivement amoureuses,
Donnez-vous le loisir d'entendre ses effets,
En un sujet qui fut au rang des plus parfaits,
Pendant que l'ame au corps heureusement unie,
Faisoit vivre icy bas nostre chaste Uranie,
Dont les rares vertus passant l'humanité,
Meriterent ce nom plein de divinité.
Aussi le Saint Esprit avoit infus en elle,
Les divines ardeurs d'une flamme immortelle,
Qui dés ses jeunes ans vers le Ciel l'eslevant
Luy fit abandonner le monde decevant,
Pour suivre les rigueurs de cette vie estroite,
Qui nous mene là haut par la sente plus droite.
Elle accomplit ses veux en ce Royal sejour,
Où ses graces luisoient comme fait un beau jour,
Lors que le Cinthien tout brillant de lumiere,
Approche le milieu de sa viste carriere.
L'Esperance et la Foy son ame embellissoient,
L'amour et l'ardent zele à son Dieu l'unissoient,
De ses biens elle estoit aux pauvres charitable,
Et vers les desolez humaine et pitoyable.
Ayant du mal d'autruy telle compassion,
Que, bonne, elle en faisoit sa propre affliction,
Bien qu'elle supportast en grande patience,
Quand Dieu la visitoit d'une amere souffrance,
Témoin l'aveuglement, qui la venant saisir
A ses yeux déroba de lire le plaisir:
Sans que pour la douleur d'une si dure atteinte,
L'on peust ouyr jamais de sa voix une plainte:
[p.suiv.] D'autant que son esprit tousjours au Ciel dressé,
Des accidens humains ne se sentoit blessé.
Mais qui pourroit (bon Dieu) representer en veue,
La douce et belle humeur dont elle estoit pourveue,
Ou son humilité, qui la fit admirer
Autant que son sçavoir la faisoit honorer?
Sçavoir qui de l'oubly retirant sa memoire,
De mille beaux esprits peut dérober la gloire,
Et qui n'estant touché d'un desir curieux,
Son penser doucement portoit dedans les cieux.
Aussi les livres saints estoient ses exercices,
Et la Muse sacrée elle avoit pour delices;
On le void par ses vers dont l'aymable douceur,
L'oreille nous flatant nous dérobe le coeur.
Et quoy? ce grand Ronsard l'Apollon de nostre aage,
En a-t'il pas rendu suffisant témoignage,
Admirant cette fleur des neuf Soeurs le soucy,
Et le divin thresor des Vierges de Poissy?
Une autre Muse publia aussi ces vers en son honneur:
Vous hommes qui scillez du bandeau d'ignorence,
Dédaignez la vertu, le sçavoir, la prudence,
Rougissez de vergogne en voyant ce tombeau,
Le tombeau d'une vierge en renom pur et beau,
Dont la virginité au grand Dieu consacrée,
Vit maintenant au Ciel dans la trouppe sacrée:
C'est Anne de Marquets, de laquelle le corps,
Et non le bel esprit tient rang entre les morts.
Une qui méprisant dés son aage plus tendre,
Le monde et ses appasts, à Poissy se vint rendre,
Vouant sa liberté dans l'enclos de ce lieu,
Où l'on fait de son coeur un sacrifice à Dieu.
Son amour qu'elle avoit gravé en sa pensée,
Monstra bien qu'en ses voeux elle ne fut forcée,
Car lors qu'elle asservit sa douce volonté
A la devotion, joignant l'humilité,
Elle conduit ses pas vers la vertu louable,
Et en tous ses effets se rendit admirable.
Un naturel benin naissant elle receut,
[p.suiv.] La douce charité dans son ame conceut:
L'exerça mille fois dés ses jeunes années,
Q'uà peine elle peut veoir de dix estez bornées,
Que desja son esprit aux sciences s'aymoit,
Et la Muse Françoise en ses vers animoit,
Voire afin d'exercer la race feminine,
Capable elle se fit de la langue Latine,
Où d'un stile coulant en maints sujets divers,
Sçavante elle composa mille et milles beaux vers,
Que le grand Vendosmois pour qui la mort j'accuse,
Advoua pour enfans d'une dixiéme Muse.
Et ne se contenta cette Vierge d'avoir,
Pour elle seule acquis l'heur d'un docte sçavoir,
Mais pleine de bonté d'une ame liberale,
Enseignoit doctement la trouppe virginale:
Non aux vaines amours, ny aux plaisirs mondains,
Mais au langage beau des antiques Romains.
Ainsi elle vescut pleine d'honneur et d'aage,
Portant le titre au front de vertueuse et sage,
Aymante, aymée aussi de celles qui vivoient,
En pratiquant le voeu qu'ensemble elles suivoient.
Enfin le Ciel amy d'une si digne Dame,
Pour rendre plus serains les pensers de son ame,
Et garder qu'aux objets du monde deceptif,
Son desir enchanté ne se rendist captif,
Pour la garder encore de voir interrompue,
Sa contemplation par les sens de la veue,
Et faire que les yeux en l'intellect fichez,
Par les yeux corporels ne fussent empeschez,
Permit qu'avant sa mort fut sa prunelle esteinte,
Et qu'elle supportant une si dure atteinte,
Souffrit patiemment d'une courage prudent,
Deux ans entiers le mal d'un si triste accident:
Puis apprise à mourir, et à perdre du monde
Les objets dangereux, en la tombe profonde,
Morte elle devala, laissant les yeux en pleurs,

Et le coeur plein d'ennuy de ses compagnes Soeurs,

Ce fut l'onziéme du mois de May de l'an 1588. veil-[p.suiv.]le de la funeste journée des Barricades, que cette digne fille de saint Dominique passa de cette vie à l'eternelle, allant chercher la paix au Ciel qui estoit bannie de ce Royaume, laissant un regret extreme de soy aux Religieuses de Poissy.

Ausquelles elle estoit comme un celeste Phare,

Les conviant au port d'une science rare:
Car les dons precieux dont riche elle estoit,
A toutes sans envie elle communiquoit:
Chassant du troupeau Saint, l'ignorance aveuglée,
Et luy servant d'exemple en sa vie reglée,
Où les signes certains de sa pudicité,
Estoient la modestie et la simplicité.
Chacune elle obligeoit par biens-faits et services:
Exerçant dextrement les charges et offices,
Qui luy estoient enjoints de sa Religion,
Dont elle eut le devoir en telle affection,
Que nulle vanité n'ébranlant sa constance,
Elle gagna le prix de la perseverance,
Ayant payé la dette aux loix de son destin,

Par le sort glorieux d'une Chrestienne fin.

Ce Sonnet-cy courut par la France, et est imprimé à la fin de ses oeuvres.

Aussi tost qu'on a veu (2) Desmarquets retirée,

Pour ses rares vertus au beau sejour des Cieux,
Les Muses avec elle ont quitté ces beaux lieux,
Et nous avons perdu la venerable Astrée.
La vertu fut aussi avec elle enterrée,
Et depuis les Sçavans ont esté odieux,
Rien ne s'est presenté qu'injustice à nos yeux,
Et n'avons plus jouy de la paix desirée.
On a veu sans Pilote en perilleuse mer,
Le Navire François estre prés d'abismer.
Quoy ne dirons-nous pas que pour sa sainte vie,
Et pour avoir de Dieu le Saint nom reveré,
Elle fut mise au Ciel comme au port asseuré,

Afin qu'elle ne fust de cét orage atteinte?

(1) Ce Livre est tombé entre les mains de l'Autheur, depuis l'impression de ce I. Tome des Vies des Dames Illustres.
(2) Elle deceda le XI. de May 1588. jour de devant les Barricades.

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