Claude de La Tour d'Auvergne/Hilarion de Coste

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[I,475] CLAUDE DE LA TOUR, COMTESSE DE ROUSSILLON et de Tournon (1). CEUX qui ont leu nos Annales, sçavent que la France a donné plusieurs Dames illustres, non seulement en pieté, mais aussi en valeur, entre lesquelles a éclaté en ce dernier siecle la pieuse et la vaillante Claude de la Tour ou de Turenne, Comtesse de Roussillon, femme de Just II. du nom Seigneur de Tournon.
Cette Dame magnanime estoit fille aisnée de François de la Tour premier du nom, Vicomte de Turenne, Baron d'Oliergues et de Murat; et d'Anne de la Tour ou de Boulongne sa seconde femme, qui estoit sa cousine, estant fille aisnée de Geoffroy de la Tour, Baron de Mongascon, et d'Antoinette de Polignac. Claude de la Tour fut heritiere du courage et de la valeur de ses ayeux, dont le nom est celebre en l'Histoire, tant pour la noblesse de leur Maison, que pour leur vertu. Une si illustre Heroïne ne pouvoit avoir que des Heros et des Heroïnes pour ses ancestres: Car Claude Dame de Tournon est issue des anciens Comtes d'Auvergne, des Ducs de la premiere Aquitaine, des Comtes de Clermont, des Daufins d'Auvergne, des Seigneurs de la Tour, des Comtes de Boulongne, des Seigneurs d'Oliergues, des Vicomtes de Turenne, des Comtes de Beaufort, et des Comtes de Comminges: Il faudroit plu-[476]sieurs volumes pour parler dignement de la noblesse de la Maison de la Tour (qui a aussi donné quatre Daufins aux Viennois, entre autres Humbert, qui a fait le transport du Daufiné au Roy Philippe de Valois, comme j'ay rapporté dans l'Histoire des Daufins de France) et les autres prerogatives de cette tres-illustre Maison, dont les curieux et les doctes attendent avec impatience l'Histoire genealogique que Monsieur Justel doit donner au public au premier jour. J'avoue que c'est beaucoup d'estre sortie d'une Maison si ancienne et si illustre qui luy donne des Princes, des Daufins, des Comtes pour ses ayeux, des Ducs, et des Mareschaux de France pour ses neveux, des Papes et des Cardinaux pour ses grands oncles, des Rois et des Reines pour ses alliez et pour ses parens: mais c'est bien plus d'avoir acquis tant de merite par sa vertu et sa generosité, qu'il n'y auroit pas un de ces Heros et de ces Heroïnes, qui ne s'estimast honoré qu'elle leur appartienne.
Claude eut pour frere François II. du nom, Vicomte de Turenne, Comte de Beaufort, Baron de Mongascon et d'Oliergues, pere du feu Duc de Bouillon Mareschal de France, et ayeul du Duc de Bouillon, et du Mareschal de Turenne. Ses soeurs furent Antoinette de la Tour, premiere femme de François le Roy Comte de Clinchamp, et Seigneur de Chavigny; Renée de la Tour, Abbesse du Paraclet en Champagne.
Claude de la Tour épousa l'an 1535. Just de Tournon, Baron de Tournon, et Comte de Roussillon; qui estoit fils de Just premier du nom, et de Jeanne de Vissac (2). Ce Just premier du nom eut plusieurs freres, entre lesquels sera à jamais renommé pour sa probité, son affection, et sa liberalité envers les sçavans, et son zele à la defense de la Religion Catholique, François Cardinal de Tournon, Archevéque de Bourges, puis de Lyon, et Primat des Gaules, Evéque d'Ostie, et Doyen des Cardinaux, l'amour et les delices du Roy François I. son bon Maistre.
Claude de la Tour ou de Turenne eut deux fils de son mary, sçavoir:
Just de Tournon troisiéme du nom, Seigneur de Tour-[477]non, fut marié à Leonor de Chabannes, fille du Seigneur de la Palisse, dont il a eu deux filles; Françoise de Tournon, qui a épousé Timoleon, Seigneur de Maugiron (3), et Anne de Tournon, premiere femme de Jean-François de la Guiche, Comte de Saint Geran Mareschal de France, dont elle a eu un fils unique Claude-Maximilien de la Guiche Comte de Saint Geran et de la Palisse, Gouverneur de Bourbonnois, marié à Susanne de Longaunay; et six filles, dont deux sont decedées en bas âge, deux ont esté Religieuses, et deux ont esté mariées, Gabrielle en premieres noces au Seigneur de Chazeron, et en secondes à Timoleon d'Espinay de saint Luc, Comte d'Estelan, et Mareschal de France, et Jaqueline à Monsieur le Marquis de Bouillé.
Just Louis Seigneur de Tournon, et Comte de Roussillon, Baron de Chalençon, Seneschal d'Auvergne, et Bailly de Vivaraiz aprés son frere aisné, qui de Magdelaine de la Rochefoucaud, fille aisnée de François Comte de la Rochefoucaud, et de sa seconde femme Charlote de Roye Comtesse de Roucy, soeur puisnée d'Eleonor de Roye Princesse de Condé, a eu Just Henry de Tournon, Comte de Roussillon, Grand Seneschal d'Auvergne, Bailly du haut et bas Vivaraiz, et Chevalier des Ordres du Roy, qui a esté marié deux fois: La premiere avec Caterine de Levis-Ventadour, dont il a eu Just Louis de Tournon, Comte de Roussillon, Lieutenant general pour le Roy en Daufiné et en Vivaraiz, un jeune Heros tué pour le service du Roy devant Philipsbourg, l'an 1644. au grand regret de toute la France. Et la seconde avec Louise de Montmorency-Bouteville.
Just Louis Seigneur de Tournon, a marié ses quatre filles à quatre Seigneurs qui portent le nom des trois Rois, sçavoir l'aisnée Claude-Françoise de Tournon, à Gaspar Armand Vicomte de Polignac (4), Marquis de Chalençon, Gouverneur du Puy, et Chevalier des Ordres du Roy, qui en a deux fils, dont l'aisné porte le titre de Marquis de Polignac. La seconde Isabeau de Tournon, à Melchior Mitte de Chevrieres, Marquis de Saint Chamont. La III. Françoise de Tournon, à Baltasar de Gadagne d'Autun Comte de Verdun. Et la IV. Magdelaine de Tournon a épousé Gaspar d'Alegre Seigneur de Beauvoir.
[478] Claude de la Tour eut trois filles, sçavoir Claude de Tournon l'aisnée, femme de Philebert de Rye Baron de Balançon, Comte de Varas, Gouverneur pour le Roy d'Espagne du Comté de Bourgongne. La seconde Magdelaine de Tournon, qui épousa Rostain Cadart d'Ancezune Seigneur de Caderousse: et la III. nommée Helene mourut à Liege, ayant esté pour sa sagesse, sa beauté, et ses merites, recherchée en mariage par le Marquis de Varambon, et le jeune Balançon, freres de Monsieur de Balançon; et de laquelle une grande Reyne a écrit l'Eloge (5), que plusieurs de mes amis m'ont prié d'inserer dans celuy de sa mere Madame de Tournon. Cette Princesse, fille et soeur de nos Rois, et parente de la genereuse Heroïne Claude de la Tour, aprés avoir rapporté que cette Demoiselle tres-vertueuse, et accompagnée des graces qu'elle aymoit, avoit au sortir de Namur pris un mal si estrange, que tout soudain il la mit aux hauts cris, pour la violente douleur qu'elle ressentoit, qui provenoit d'un serrement de coeur, qui fut tel, que les Medecins n'eurent jamais le moyen d'empescher que peu de jours aprés qu'elle fut arrivée à Liege la mort ne la ravist. Elle décrit en ces beaux termes l'Histoire de cette genereuse fille:
Madame de Tournon, qui estoit lors ma Dame d'honneur, avoit lors plusieurs filles, desquelles l'aisnée avoit épousé Monsieur de Balançon Gouverneur pour le Roy d'Espagne du Comté de Bourgongne, et s'en allant à son ménage, pria sa mere Madame de Tournon de luy bailler sa soeur Mademoiselle de Tournon pour la nourrir avec elle, et luy tenir compagnie en ce pays où elle estoit esloignée de tous ses parens. Sa mere la luy accorde; et y ayant demeuré quelques années en se faisant agreable et belle, (car sa principale beauté estoit sa vertu et sa grace) Monsieur le Marquis de Varambon (6), lequel estoit destiné à estre d'Eglise, demeurant avec son frere Monsieur de Balançon en mesme maison, devint pour l'ordinaire frequentation qu'il avoit avec Mademoiselle de Tournon fort amoureux d'elle, et n'estant point obligé à l'Eglise, il desire l'épouser. Il en parle aux parens d'elle et de luy. Ceux du costé d'elle le trouverent bon; mais son frere Monsieur de Balançon, estimant plus utile qu'il fust d'Eglise, fait tant qu'il empesche cela, s'opiniastrant à luy faire prendre la robbe longue. Madame de Tournon tres-sage et tres-prudente fem-[479]me, s'offensant de cela osta sa fille Mademoiselle de Tournon d'avec sa soeur Madame de Balançon, et la prit avec elle. Et comme elle estoit femme un peu terrible et rude, sans avoir esgard que cette fille estoit grande, et meritoit un plus doux traitement, elle la gourmande et crie sans cesse, ne luy laissant jamais l'oeil sec, bien qu'elle ne fist nulle action qui ne fust tres-louable. Mais c'estoit la severité naturelle de sa mere. Elle ne souhaittant que de se voir hors de cette tyrannie, receut une certaine joye quand elle veit que j'allois en Flandre, pensant bien que le Marquis de Varambon s'y trouveroit comme il fit, et qu'estant lors en estat de se marier, ayant du tout quitté la robbe longue, il la demanderoit à sa mere, et que par le moyen de ce mariage elle se trouveroit delivrée des rigueurs de sa mere. A Namur le Marquis de Varambon, et le jeune Balançon, qui n'estoit pas de beaucoup si agreable que l'autre, accoste cette fille, la recherche, et le Marquis de Varambon, tant que nous fusmes à Namur, ne fit pas semblant de la cognoistre. Le despit, le regret, et l'ennuy luy serrent tellement le coeur, elle s'estant contrainte de faire bonne mine tant qu'il fut present, sans monstrer de s'en soucier, que soudain qu'ils furent hors du batteau où ils nous dirent adieu, elle se trouve tellement saisie, qu'elle ne peut plus respirer qu'en criant, et avec des douleurs mortelles. N'ayant nulle autre cause de son mal, la jeunesse combat huit ou dix jours la mort, qui armée de despit se rend enfin victorieuse, la ravissant à sa mere et à moy, qui n'en fismes moins de deuil l'une que l'autre: Car sa mere, bien qu'elle luy fust fort rude, l'aymoit uniquement. Ses funerailles estants commandées les plus honorables qu'il se pouvoit faire, pour estre de grande Maison comme elle estoit, mesme appartenant à la Reyne ma mere, le jour venue de son enterrement, l'on ordonne quatre Gentils-hommes des miens pour porter le corps; l'un desquels estoit la Boëssiere (qui l'avoit pendant sa vie passionnément adorée sans luy avoir osé descouvrir, pour la vertu qu'il cognoissoit en elle, et pour l'inégalité) qui lors alloit portant ce mortel faix, et qui mouroit autant de fois de sa mort, qu'il estoit mort de son amour. Ce funeste convoy estant au milieu de la rue qui alloit à la grande Eglise, le Marquis de Varanbon coupable de ce triste accident, quelques jours aprés mon partement de Namur, s'estant repenty de sa cruauté, et son ancienne flamme s'estant de nouveau rallumée (ô estrange fait!) par l'absence, qui par la presence ne [480]pouvoit estre esmeue, se resout de la venir demander à sa mere, se confiant peut-estre en la bonne fortune qui l'accompagne d'estre aimé de toutes celles qu'il recherche, comme il a paru depuis peu en une Grande qu'il a espousée contre la volonté de ses parens, et se promettant que sa faute luy seroit aysement pardonnée de sa maistresse, repetant souvent ces mots Italiens, Che la forza d'amore non risguarda al delitto, prie Dom Jean de luy donner une commission vers moy, et venant en diligence arrive justement sur le poinct que ce corps aussi malheureux qu'innocent, et glorieux en sa virginité, estoit au milieu de cette rue. La presse de cette pompe l'empesche de passer; il regarde que c'est: il advise de loin au milieu d'une grande et triste troupe des personnes en deuil, et un drap blanc couvert de chappeaux de fleurs. Il demande que c'est. Quelqu'un de la ville luy respond que c'estoit un enterrement. Luy trop curieux s'avance jusques aux premiers du convoy, et importunément presse de luy dire que c'est. O mortelle response! L'amour ainsi vengeur de l'ingrate inconstance, veut faire esprouver à son ame, ce que par son desdaigneux oubly il a fait souffrir au corps de sa maistresse, les traits de la mort. Cet ignorant qu'il pressoit, luy respond que c'est le corps de Mademoiselle de Tournon. A ce mot il se pasme, et tombe de cheval. Il le faut emporter en un logis comme mort; voulant plus justement en cette extremité luy rendre l'union en la mort, que trop tard en la vie il luy avoit accordée. Son ame, que je crois, allant dans le tombeau requerir pardon à celle que son dédaigneux oubly y avoit mise, le laissa quelque temps sans aucune apparence de vie; et estant revenu l'anima de nouveau pour luy faire esprouver la mort qui une seule fois n'eust assez puny son ingratitude.
Claude de la Tour esleva tous ses enfans en la crainte de Dieu et en la vraye Religion, de laquelle ils ont esté tres-zelez defenseurs. Ses deux fils à l'exemple de Monsieur le Cardinal de Tournon leur oncle, ont obligé par plusieurs bien-faits les Peres Jesuites de leur beau College de Tournon, par le moyen desquels l'heresie qui s'estoit nichée tant és confins des rives du Rosne, qu'és montagnes de Vivaraiz en a esté bannie et chassée, et la jeunesse des Provinces voisines eslevée aux lettres et à la pieté. Cette docte Compagnie a une grande obligation à la memoire de Messieurs les Barons de Tournon et Comtes de Roussillon, [481] qui ont esté avec Monsieur le Cardinal leur oncle les premiers qui leur ont basty et fondé des Colleges en ce Royaume aprés Guillaume du Prat Evéque de Clairmont.
Ces braves Seigneurs de l'illustre et ancienne Maison de Tournon sont dignes d'estre louez, pour avoir fidelement servy nos Rois contre les rebelles, suivant les traces de nostre genereuse et courageuse Claude de la Tour leur mere, laquelle avec un courage masle, soustint leurs efforts l'an 1567. quand aux seconds troubles qu'ils susciterent sous le regne du Roy Charles IX. ils mirent le siege devant la ville et le Chasteau de Tournon, qu'elle leur fit lever honteusement, où (comme j'ay appris estant sur les lieux depuis la premiere edition de ces Eloges des Dames Illustres) elle les chassa quand ils voulurent s'en rendre les maistres, et en fit jetter plusieurs dans le Rosne.
Leur rage les poussa d'y mettre un autre siege l'an 1570. sous le plus zelé de tous leurs Chefs; mais ils y receurent un second affront par cette invincible Heroïne, comme je diray plus bas.
Elle estoit si genereuse, qu'elle fust plustost morte mille fois, que de voir les ennemis de l'Eglise et du Roy abbatre les Croix, les autres marques de nostre salut, et les Lys de France, de Tournon, et de la Tour, pour y planter leurs enseignes, leurs drapeaux et leurs armes. Elle eust plustost enduré mille et mille morts, que de voir prescher dans Tournon une autre Religion que celle qui a esté preschée en l'Eglise de Dieu, dans le 4. siecle par saint Just 13. Evéque de Lyon, duquel ceux de la tres-illustre et tres-ancienne Maison de Tournon se vantent à bon droit et juste titre de tirer leur origine. Elle fust morte plustost que de permettre que les mauvais et les dénaturez François eussent en sa presence, ou durant sa vie demoly et ruiné la Chapelle du mesme Saint et son Chasteau, et osté les belles et les nobles armes des Maisons de Tournon et de la Tour; qui portent pour marque de leur noblesse et de leur fidelité envers nos Rois les Lys d'or en champ d'azur, ainsi que nos Monarques.
Si les Chefs des Huguenots des Provinces de Daufiné, [482] de Provence et de Vivaraiz, attaquerent rudement cette place, ils furent repoussez, ou pour mieux dire chassez l'an 1570. encore plus courageusement par nostre vaillante et magnanime Heroïne. La resistance que Claude de la Tour Dame de Tournon, et Comtesse de Roussillon, fit aux rebelles de la Religion pretendue reformée a esté bien décrite en vers Latins par Jean de Villemin (7), et depuis mise en vers François, par François de Belle-forest, Gentil-homme Commingeois, celebre et renommé pour les livres qu'il a mis en lumiere, particulierement les Annales de France, l'Histoire des neuf Charles, et sa Cosmographie. Le méme Autheur (dont tous les sçavans en l'Histoire honorent la memoire) a dedié à cette vertueuse et vaillante Heroïne l'un de ses livres, dans lequel il a fait son Eloge, en ces termes;
Je vous asseure de ma devotion à vous faire service, conceue en mon esprit dés le temps que j'ay cet honneur que de cognoistre Monsieur vostre fils le Comte de Roussillon, les traits de la vertu naissante duquel me donnent un grand espoir de le voir un jour le fils digne du Seigneur de Tournon, et de cette Claude de Turaine, qui en corps feminin porte une vertu si remarquable, que peu d'hommes la surpassent en magnanimité, et nul en desir de servir Dieu, l'Eglise, le Roy et la patrie. Et plus bas il rapporte fidelement comme elle a fait lever le siege à un grand Capitaine; voicy ses paroles:
Qui se souviendra jamais des deux derniers troubles avenus en France sans larmoyer, d'ouir ramentevoir un pervertissement de la gentillesse et courtoisie de tout le peuple jadis sujet à la vertu, et fidelité deue à ses Princes? mais nul ne le reduira en memoire sans souvenir (s'il a rien de bon en soy) que une Dame seule, sans grand appuy des siens (absens de sa maison) aye tenu teste, voire chassé l'ennemy du Roy, et de l'Eglise, de la ville et finages de Tournon, jaçoit qu'il semblast y avoir quelque intelligence: mais à la seconde fois, et cette année 1570. qui ne louera cette illustre Dame d'avoir si bien preveu à ses affaires, armé sa ville, fortifié sa maison, aguerry les siens, estonné l'adversaire, que ce rusé Chef et conducteur des rebelles aye aussi bien perdu son temps devant Tournon, defendu sous la conduite d'une Dame, que lors qu'il assiegea Poitiers, où estoit enclose une compagnie des mieux aguerris, et gentils com-[483]pagnons de la France, et des troupes Italiennes, et ce sous la charge d'un grand Prince?
Madame la Comtesse de Roussillon, aprés avoir chassé les Calvinistes de son Chasteau et de sa ville de Tournon ne devint pas plus superbe et plus glorieuse pour cet acte genereux et heroïque; elle en donna toute la gloire au Dieu des armées. En recognoissance de cette grace, et du secours qu'elle avoit receu du Ciel, par la faveur de la sainte Mere de Dieu, cette vaillante guerriere, qui seule a toûjours vaincu et terrassé les Heretiques, et les autres ennemis de l'Eglise, chaste épouse de son Fils, laquelle a brisé la teste du vieux Serpent, elle envoya au devot Temple de Lorette, honoré de la Chambre de la Vierge, et où le Verbe divin a esté fait chair, pour gage de son voeu, et pour monument eternel de sa recognoissance et de sa pieuse liberalité, une effigie d'argent du Chasteau de Tournon avec cette inscription, HOC ARCIS TURNONIAE (8).
Cette vertueuse Dame ne se contenta pas seulement de chasser les Heretiques de Tournon, et de faire jetter dans le Rosne ceux qui s'estoient emparez de son Chasteau; mais aussi elle fit rebastir les Hospitaux, les Monasteres, et les Eglises que leur rage avoit ruinées, et entre les autres celle des Peres Carmes qui estoit hors de la ville de Tournon, et est maintenant rebastie dans la ville (9).
L'on voit au haut du premier portail de cette Eglise là ces deux vers Latins qui sont gravez en lettres d'or,

Hanc aedem Domino justis tumulisque suorum,

Claudia ritè sacrat pectore grata pio.
Les voicy en François en faveur des Dames,
Claude d'un coeur devot consacra ce saint lieu,
Pour Mauzolée aux siens, et pour Eglise à Dieu.

Au bas l'on y lit encor ces deux autres vers Latins aussi écrits en lettres d'or,

Relligio bona sic per te dat Claudia templa

Splendida, vastavit quae mala Relligio.
Ainsi Claude éleva d'un veritable zele,
Les Temples qu'abatit une main infidele.

Les armes des illustres Maisons de Tournon et de la Tour [484] sont posées entre ces quatre vers Latins, et il y a encor une autre inscription Latine derriere le Maistre-Autel dans la rue voisine du Rosne. Elle a encor laissé des marques de sa pieuse liberalité à Saint Julien de Tournon, et à la Chapelle de Saint Just qui est dans ce Chasteau, et à plusieurs autres Eglises, Hospitaux, et Monasteres du Vivaraiz, de Daufiné, du Limousin, et d'Auvergne.
Le Roy Charles IX. et la Reine Caterine sa mere choisirent Madame de Tournon entre les autres Dames de la Cour, pour estre Dame d'honneur de Marguerite de France Reine de Navarre, Duchesse de Valois, tant pour sa vertu, que pource qu'elle avoit l'honneur de leur appartenir, estant proche parente de la Reine-Mere, à cause des Maisons de la Tour, d'Auvergne et de Bolongne. Elle suivit et accompagna la Reine Marguerite en son voyage de Flandre, l'assista de son conseil en diverses occurrences qui survindrent, tant au Cambresis qu'aux Comtez de Hainaut, de Flandre, de Namur, et au pays de Liege, où elle vit et visita avec la Reine l'Archevéque de Cambray: le Comte de Lalain Seigneur fort courtois, Gouverneur de Hainaut, qui fut avec deux ou trois cens Gentils-hommes au devant de cette grande Princesse, fille et soeur de nos Rois: Dom Jean d'Austriche, Gouverneur du Pays-bas pour le Roy d'Espagne: l'Evéque et Prince de Liege: comme nous dirons et remarquerons plus amplement en la vie de la Reine Marguerite.
Madame de Tournon mit par sa prudence un si bel ordre en la Compagnie de la Reine de Navarre, qu'elle pleut aux Etrangers qui la virent et la trouverent si leste, qu'ils en eurent la France en beaucoup plus d'admiration. Lors qu'il fallut partir de Liege elle l'assista de son conseil avec l'Evéque de Liege et Madame la Princesse de la Roche-sur-Yon, sur l'avis que receut sa Majesté que les ennemis de la Maison de France taschoient à son retour de la faire prendre, ou par les Espagnols, ou par les Huguenots. Claude de la Tour Dame de Tournon à l'heure du partement, quoy qu'incommodée pour sa vieillesse, pria la Reine avec Madame de la Roche-sur-Yon de faire de longues traittes, et [485] qu'elle s'accommoderoit à tout pour la tirer de peril. Durant son retour en France elle luy rendit plusieurs bons services depuis le Liege jusques à la Fere, en diverses occasions qui se presenterent.
Cette sage et Catholique Heroïne se voyant aagée se retira en ses Maisons pour mediter doucement son depart de ce monde estant éloignée de la Cour et du bruit des villes. Elle mourut fort Chrestiennement le sixiéme du mois de Fevrier de l'an 1591. à Satilieu sur les 6. ou 7. heures du matin, et receut les honneurs de la sepulture dans la belle et la devote Chapelle tenant à l'Eglise des Carmes de Tournon, qu'elle a fait magnifiquement bastir, où j'ay veu un tres-excellent tableau sur l'Autel, et cette inscription Latine sur le portail de la Chapelle.

[colonne gauche]
Optima conjux Claudia à Turre et Turrenio optimi conjugis Justi à Turnone piè memoriam prosecuta sacellum hoc piis votis D. O. M. in honorem Virginis matris dedicavit.

[colonne droite]
Claude de la Tour et de Turenne, épouse tres-affectionnée honorant la memoire de Just de Tournon son tres-bon mary, a dedié à Dieu par ses voeux tres-pieux cette Chapelle en l'honneur de la Vierge Mere.
Dans cette Chapelle fondée par Claude de la Tour et de Turenne Comtesse de Tournon, sont inhumez plusieurs Seigneurs et Dames de la tres-illustre et tres-ancienne Maison de Tournon, entre autres feu Mr le Comte de Roussillon et de Tournon, Mareschal de Camp dans les armées du Roy, et Lieutenant pour sa Majesté aux Gouvernemens de Daufiné et de Vivaraiz, le dernier des armes et du nom de cette tres-ancienne Maison qui portoit en ces quartiers là le titre depremiere Chrestienne, et dont les aisnez avoient l'honneur d'estre les premiers Chanoines de Saint Just à Lyon. Jeune Seigneur qui avoit tousjours bien fait en toutes les occasions, et donné des preuves signalées de sa valeur et de son courage, jusqu'à ce qu'il a esté tué devant Philipsbourg, au grand malheur de sa Maison et de toute la France qui le regretera tousjours, et publiera ses vertus et ses merites, et aussi ceux de tous les Heros de sa Maison. Car encor qu'elle soit éteinte, et ne se trouve plus parmy les hommes, on chan-[486]tera tousjours ses louanges estant hors de l'envie du monde. Les fideles Historiens ne manqueront pas de parler de luy et de ses ancestres, sur tout de ce grand Cardinal; (auquel la France sera eternellement obligée) car leur vertu doit estre admirée de la posterité aux siecles à venir, et le temps qui consomme toutes choses, ne la pourra jamais effacer de la memoire des hommes.
Le coeur de ce jeune Heros repose dans l'Eglise de Nostre-Dame du Convent des Minimes de Roussillon en Daufiné, l'un des plus beaux et des plus agreables de nostre Ordre, fondé par Just Louys Comte de Tournon son ayeul, et second fils de nostre Heroïne Claude de la Tour.

(1) Tournon, d'azur, semé de fleurs de lys d'or, party de gueules au lyon d'or. Roussillon, eschiqueté d'argent et d'azur à la bordure de gueules: ou selon les autresde gueules à l'Aigle éployé d'argent. La Tour, d'azur, semé de fleurs de lys d'or, à la Tour d'argent, massonnée de sable sur le tout.
(2) Vissac, de gueules, à trois paux d'hermines.
(3) Maugiron, gironé d'argent et de sable de six pieces.
(4) Polignac, d'argent à 3. fasces de gueules.
(5) La Reyne Marguerite en ses Memoires.
(6) Marc de Rye, Marquis de Varambon, portoit de Neuf-Chastel, qui est de gueules, à la bande d'argent; écartelé de Montaigu, qui est de gueules à l'aigle d'argent: sur le tout de Rye, qui est d'azur à l'aigle d'or.
(7) Possevinus in appar. sacro. F. de la Croix du Maine en sa Bibliotheque.
(8) Turselinus in Histor. Lauret.
(9) Cette Eglise est bastie entre le College de Peres Jesuites, et la Maison du sieur de Caseneuve, Medecin de Messieurs les Comtes de Tournon, l'un des plus sçavans et des plus curieux, non seulement de ces pays là, mais aussi de la France.

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