Gianetta-Rosa Benozzi/Henri Lyonnet
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La Tragédie et quelques Comédies sérieuses ne pouvaient cependant pas suffire au public parisien pour son divertissement. Il y avait un autre genre excessivement goûté de la bourgeoisie principalement la Comédie italienne, implantée en France depuis les Médicis, issue de la Commedia dell'Arte, de la Comédie improvisée, dont les personnages typiques, Arlequin, Brighella, Monsieur Pantalon, le Docteur, Sylvia et Colombine faisaient la joie du populaire, tandis que Watteau les illustrait de son pinceau. [...].
Ce fut donc ce théâtre chassé de France en 1697, dans les circonstances que nous avons dites, que Luigi Riccoboni avait été chargé en 1716 de reconstituer à Paris, par ordre du Régent. Ce comédien qui jouait les jeunes premiers sous le nom invariable de Lelio, avait épousé en secondes noces Elena Virginia Balletti, connue au théâtre sous le nom, invariable aussi, de la Flaminia, qui tenait l'emploi de première amoureuse. Elle devait être, avec la Silvia, dont nous parlerons plus loin, une des colonnes de ce théâtre.
Ce n'était pas un couple banal que celui de ces comédiens, vivant en famille, comme la plupart de ces Italiens, et dont le mérite était incontestable. Lui, Lelio, avait déjà voulu en Italie, corriger le goût du public, [23] dont il trouvait les tendances trop grossières. Il avait tenté de substituer la comédie écrite, dite sostenuta à celle plus rudimentaire dite à l'impromptu. Entreprise qui avait échoué là-bas, que reprit plus tard Goldoni, et qui ne réussit pas davantage à Paris. Si l'on allait aux Italiens, c'était pour rire, et l'on s'amusait beaucoup plus des lazzide Thomassin, l'arlequin, que d'une tirade littéraire.
Quant à la Flaminia, sa femme, qui allait être de toutes les pièces de ce théâtre pendant trente ans, jouant tour à tour les amoureuses, les soubrettes, les travestis, elle possédait une instruction vraiment supérieure, surtout pour l'époque, connaissant le latin, le grec, l'italien, le français, l'espagnol; elle appartenait comme associée à différentes Académies. Auteur à ses heures, elle fit représenter différents ouvrages sur son propre théâtre. Elle était née à Ferrare en 1686, et avait par conséquent trente ans quand elle vint en France, avec son mari et un fils âgé de neuf ans qui succèdera plus tard à son père dans le même emploi.
Elancée, de figure sympathique, c'est à elle que l'on dédia le quatrain suivant:
Que d'esprit, que d'intelligence
Dans le jeu de Flaminia.
Peu de comédiens en France
Ont autant de goût qu'elle en a.
Nicolas Boindin, dont nous possédons quelques lettres sur le théâtre de cette époque, nous la représente comme assez maigre. Au premier abord, sa voix parais-[24]sait dure et son air impérieux, et cependant, après avoir constaté que c'était une très bonne actrice, telle qu'il ne pouvait en citer aucune autre qui lui soit comparable: «Quand je me représente, ajoute-t-il, que tout ce qu'elle prononce sur le théâtre est dit sans préparation, je regarde cela comme une chose fort étonnante, par rapport à l'arrangement et à l'esprit que j'y trouve.» Evidemment, c'était cette improvisation sur canevas qui paraissait extraordinaire, et qui faisait tout le charme de cette inimitable Commedia dell'arte.
La Flaminia et Lelio, voilà donc le pivot de cette troupe autorisée à prendre le titre de «Comédiens de son Altesse Monseigneur le Duc d'Orléans, Régent.». Mais à ce couple délicieux, il faut en joindre un autre dont fait partie la Silvia, l'actrice idéale du Théâtre de Marivaux.
Silvia Benozzi, qui tenait l'emploi de seconde amoureuse, avait épousé, vers l'âge de dix-neuf ans, le 20 juin 1720, Giuseppe Balletti, dit Mario, le second amoureux de la compagnie. «Elle n'avait, a écrit d'elle un de ses camarades, l'excellent Sticotti, elle n'avait qu'une manière pour jouer trente rôles différents, mais elle nous charmait d'un plaisir toujours nouveau; son caractère était la naïveté, et les grâces tout son art.»
Un ami de son fils, le célèbre Casanova, qui ne la connut cependant que trente ans plus tard sur le déclin de sa carrière, mais alors qu'elle donnait encore l'illusion de la jeunesse, nous en a laissé le portrait tracé en quelques traits de plume. Après avoir parlé de son physique -elle n'était ni belle, ni vilaine, mais elle possédait un je ne sais quoi qui sautait subitement aux yeux et fasci-[25]nait- après avoir décrit ses manières gracieuses et son esprit subtil et abondant, Casanova conclut en disant que jamais il n'avait rencontré dans une actrice, tout à la fois, tant de dons variés: action, voix, esprit, physionomie, maintien, et une telle connaissance du coeur humain. «Tout en elle était nature, et l'art qui la perfectionnait toujours caché.»
Née à Toulouse, élevée en France, elle était, avec Flaminia, l'un des éléments de la troupe s'exprimant le mieux en français. C'est pourquoi elle devait devenir l'actrice préférée et indispensable de Marivaux. On raconte qu'au début de sa carrière d'auteur dramatique, Marivaux ne se fit connaître des comédiens que deux mois après la première représentation de son ouvrage, au moment où le privilège lui fut accordé pour l'impression d'Arlequin poli par l'amour, et, à ce propos, on colporta partout l'anecdote suivante dont nous ne garantissons nullement l'authenticité.
Silvia, après son triomphe, aurait dit et répété partout, qu'elle aurait encore bien mieux interprété son rôle si elle avait pu recevoir quelques conseils de l'auteur. Ce propos ayant été rapporté à Marivaux, celui-ci consentit à aller trouver la comédienne, mais dans le plus strict incognito. Voici donc Marivaux, conduit par un ami commun, se présentant chez Silvia que les deux visiteurs trouvent à sa toilette, ayant près d'elle le manuscrit de son rôle. La conversation s'engage sur le théâtre, et Marivaux, toujours sous un nom d'emprunt, demande distraitement quelle est cette pièce? Silvia lui en dit le titre avec force louanges, mais en ajoutant [26] autant de reproches pour l'auteur qui persiste à rester inconnu. Marivaux prend le manuscrit, le feuillette, et quand il a trouvé la scène qui lui semble la meilleure, se met à la lire à haute voix.
Marivaux était un merveilleux lecteur. Il commence d'un ton tranquille, puis s'échauffe et détaille les scènes avec une telle perfection que Silvia enthousiasmée s'écrie: «Ah, monsieur, ou vous êtes le diable, ou vous êtes l'auteur.» Le lecteur se contenta de dire qu'il n'était pas le diable et l'on s'entendit. Et ce fut une heureuse chance car cette entente, sans que jamais l'amour ni fût pour rien, eut pour effet pendant près de trente ans, de produire la plus grande influence sur le génie de l'auteur et le talent de l'interprète. Le nom de Marivaux est inséparable de celui de Silvia. Qui sait si, privé d'une actrice telle que Silvia, Marivaux eût écrit les plus belles de ses pièces? De son côté, Silvia avait trouvé en lui son auteur. Ces exemples sont fréquents dans l'histoire du théâtre, mais nous n'en connaissons pas un qui ait eu une pareille durée.
De son mariage avec Mario, Silvia avait eu quatre enfants; un seul embrassa la carrière dramatique; elle eut l'honneur d'être illustrée par Watteau, Lancret, Pater et La Tour. Elle mourut, à Paris, rue du Petit-Lion (partie est de la rue Tiquetonne) le 16 septembre 1758, et fut inhumée dans sa paroisse voisine de Saint-Sauveur, au coin de la rue Saint-Denis. Retirée du théâtre depuis 1752, la Flaminia vécut très vieille, et n'alla rejoindre sa camarade dans la crypte de la chapelle de la Sainte Vierge qu'en 1771. On sait que les [27] comédiens italiens, qui n'ont jamais été sous le coup de l'excommunication, qui frappait les comédiens français, se mariaient, faisaient baptiser leurs enfants et se faisaient enterrer à Paris dans cette chapelle.
Il est curieux de remarquer, en passant, la vie de famille, toute différente, que menaient ces premières actrices italiennes à Paris, en comparaison de leurs camarades françaises. Cela provenait surtout de ce que ces italiens formaient une petite colonie dans le quartier Saint-Sauveur, tout alentour de leur théâtre, et de ce que la Commedia dell'arte exigeait de ceux qui pratiquaient ce genre, un long entraînement, de père en fils, auquel les comédiens français n'étaient pas soumis. La Commedia dell'arte se jouait en famille. La Commedia sostenuta (apprise par coeur) eût pu recruter ses interprètes sans une préparation qui, chez les autres, datait de l'enfance. On montait sur ces planches dès le plus jeune âge, on s'y mariait entre soi, on y passait la vie, on y mourait.
-[Portrait:
- «La Sylvia, par La Tour», pl.9, p.20]