Élisabeth de France (1545-1568)/Hilarion de Coste

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[I,577] ELIZABET DE FRANCE, DITE DE LA PAIX, REYNE D'ESPAGNE (1).

SI la Maison d'Austriche a donné une vertueuse et une sage Reyne à la Monarchie des Lys, nommée Elizabet ou Isabelle, la Tres-Chrestienne Maison de France a donné aussi de vertueuses et de sages Elizabets pour Reynes à l'Espagne, dont la premiere est Elizabet, fille aisnée du Roy Henry II. et de la Reyne Caterine de Medicis, qui vint au monde à Fontaine-bleau le 2. d'Avril 1545. Henry son pere estant encor Daufin de Viennois Duc de Bretagne, Comte de Valentinois et de Diois. Peu de jours aprés la naissance de cette Princesse, la Paix fut conclue entre son ayeul le Roy François I. et Henry VIII. Roy d'Angleterre. C'est pourquoy Henry de France Daufin de Viennois pria le Monarque Anglois d'estre le Parrain de sa fille aisnée; ce qu'il accepta volontiers, envoyant des lettres et des facultez à ses Ambassadeurs extraordinaires en France, le Seigneur Dudlay Amiral d'Angleterre, et le Mylord Chenay Maistre des Ports et Grand Tresorier de ce Royaume là, afin de le presenter pour Parrain aux ceremonies, et faire tous les complimens selon la dignité de la Majesté Royale. Le Daufin de France ayant choisi pour Marraine Eleonor Reyne de France sa belle mere, seconde femme du Roy François I. et l'Infante Jeanne de Navarre ou d'Albret, fille unique de Henry II. Roy de Navarre, et mere du Roy Henry le Grand, qui la nommerent Elizabet. Louis Cardinal de Bourbon Prince du Sang, faisant la ceremo-[578]nie du Baptéme en qualité d'Archevéque de Sens (cette Maison Royale estant dans ce Diocese là) n'eût pas si tost prononcé le nom d'Elizabet, qu'il fut à l'instant proclamé par les Herauts d'armes de France et d'Angleterre, qui estoient couverts de leurs cottes d'armes. J'ay décrit ailleurs les pompes (2), les Tournois et les resjouissances qui se firent à la naissance de cette Princesse, et remarqué comme son pere Henry Daufin de France acquit bien de l'honneur et de la gloire en ce Tournoy là, où il donna des preuves de sa valeur et de son adresse.
Elizabet de France, dite de la Paix, pour avoir donné à sa naissance la paix à la France avec l'Angleterre, et par son mariage la paix à la France avec l'Espagne, aprés avoir receu le Sacrement de Baptéme des mains du Cardinal de Bourbon, dans la Chapelle des Religieux de l'Ordre de la Trinité, dits Mathurins, en la Maison Royale de Fontaine-bleau, fut conduite en celle de Saint Germain en Laye, où elle eut pour Gouvernante Caterine de Pierrevive Dame fort sage et habile, mere du Duc de Raiz, du Cardinal de Gondy, et du Seigneur de la Tour. Là elle fut instruite et eslevée en toutes sortes d'honnestes exercices avec ses freres et ses soeurs. La Reine d'Escosse: Henry Prince de Viane, qui a esté depuis Henry le Grand: Charles III. Duc de Lorraine: les Princesses de la Mirande: et Anne de Bourbon-Montpensier, qu'elle a tousjours honorée de ses bonnes graces. Depuis estant plus aagée, le Roy son pere, et la Reine sa mere la firent venir en leur Cour, où elle fut en admiration pour les graces et les dons dont son ame et son corps estoient ornées et embellies.
Edouard VI. Roy d'Angleterre ayant sceu ses perfections, la desira pour femme, et l'envoya demander par une solemnelle Ambassade au Roy Henry II. qui luy accorda: mais peu de temps aprés que la Princesse Elizabet luy fut promise, il mourut de poison, par les pratiques du Duc de Nortumberland son Gouverneur, qui vouloit faire tomber la Couronne d'Angleterre en sa Maison.
Aprés le decés d'Edouard, Charles Prince de Castille, ou Infant d'Espagne, fils de Philippe II. Roy d'Espagne, et [579] de Marie de Portugal sa premiere femme, n'eut point de plus grande passion que d'épouser cette sage et belle Elizabet, de laquelle il estoit pour ses vertus et ses merites éperduement amoureux, et en fit faire la recherche: De sorte qu'aux traitez de Paix entre les Deputez des Rois Tres-Chrestien et Catholique, la proposition du mariage d'Elizabet de France, et de Charles d'Austriche fut faite, et eust eu lieu, si le Roy Philippe pere du Prince de Castille, aprés la mort de sa seconde femme Marie Reyne d'Angleterre ne l'eust desirée pour luy mesme, au grand desplaisir de Dom Carles, qui depuis eut tousjours une aversion contre son pere, avec lequel il véquit en tres-mauvaise intelligence.
Elizabet estant accordée par le traité du Chasteau de Cambresis à Philippe Roy d'Espagne, il envoya à Paris le Duc de Savoye, le Prince d'Orenge, le Comte d'Egmont, et le Duc d'Albe, pour se trouver, et assister de sa part à la solemnité des épousailles qui furent celebrées dans l'Eglise de Nostre-Dame de Paris le 22. Juin l'an 1559. par Charles Cardinal de Bourbon. Le Roy Henry son pere la conduisit jusqus à l'Eglise, où Ferdinand Alvarez de Tolede Duc d'Albe, comme Ambassadeur et special Procureur du Roy Catholique, l'épousa au nom de son Maistre devant un grand nombre de Noblesse et de peuple, qui vint de toutes parts, pour avoir le contentement d'assister au Royal hymen de cette belle et vertueuse Reyne, par lequel la Paix tant desirée, aprés plusieurs longues et difficiles guerres, estoit confirmée et establie entre les deux Couronnes de France et d'Espagne. Aussi la Princesse fut par le consentement et l'acclamation publique des peuples de l'une et l'autre nation appellée ELIZABET DE LA PAIX.

Par elle en paix sont la France et l'Espagne,

Par elle unis sont les deux plus grands Rois
Du sang d'Austriche et du sang des Valois,
Fille de l'un et de l'autre compagne. (3)

Durant ces pompes et ces resjouissances le Roy Henry II. fut blessé au Tournoy de la rue saint Antoine le 30. de Juin 1559. et mourut de ce coup là le 10. de Juillet, au grand regret des François, et de cette Princesse sa fille ais-[580]née, qui l'année suivante 1560. fut conduite en Espagne. Le Roy François II. son frere, et la Reine Caterine sa mere l'accompagnerent jusques à Poitiers, où ils la remirent à Charles Cardinal de Bourbon, et à Charles de Bourbon Prince de la Roche-sur-Yon, avec tout ce qu'il y avoit de plus galand et de plus brave à la Cour pour la conduire à Bordeaux, où Antoine Roy de Navarre, Chef de la Maison de Bourbon, et Gouverneur de Guyenne la receut splendidement. Ce Monarque des Navarrois, bisayeul de nostre Roy Louys XIV. Dieu-Donné, eut ordre de la conduire jusques à la frontiere d'Espagne, et la remettre aux Ambassadeurs de Philippe II. Roy d'Espagne qui estoient François de Mandoçe Cardinal de Burgos, et Ignace Lopez de Mandoçe Duc de l'Infantadgo son frere. Ils la receurent à Roncevaux avec les honneurs deus à leur Reine et Princesse Souveraine (4). Quelques-uns disent que Dom Carles y fut present; et d'autres ont remarqué que le Cardinal de Burgos fit la harangue, pendant laquelle la Reyne Elizabet tomba en foiblesse. Le Prince de la Roche-sur-Yon, et sa niece Anne de Bourbon, seconde fille de Louys Duc de Montpensier, depuis mariée à François de Cleves II. Duc de Nevers la menerent jusques à Madrid, et à Tolede où le Prince de la Roche-sur-Yon, et François Duc de Nevers presterent le colet à toute la Noblesse d'Espagne. Antoine Roy de Navarre aprés avoir remis Elizabet Reine d'Espagne aux Deputez du Roy son mary, s'en revint en Bearn, et conserva son rang et sa dignité de Souverain Monarque des Navarrois avec adresse; on s'arresta à l'Abbaye de Roncevaux dans son Royaume de Navarre, où pour la rigueur du froid et l'abondance des neiges, on fut contraint de s'arrester, comme ont remarqué plusieurs de nos Historiens (5), ausquels le Lecteur curieux pourra avoir recours pour en apprendre toutes les circonstances, et admirera la courtoisie de nos Princes et des François, et la rudesse des Espagnols, qui ne voulurent rien donner au temps ny aux Dames, au prejudice de la grandeur de leur Prince, ny entrer si avant dans le Royaume pour luy donner une femme.
[581] Les Espagnols voyans la Reyne Elizabet louoient Dieu de la grace qu'il avoit faite à leur Roy et à son Royaume en luy donnant une Princesse de telle perfection et de si grand merite. Ce ne fut pas un petit bon-heur à ce prudent Monarque des Castillans d'avoir cette Heroïne pour sa troisiéme femme, qui ne cedoit point en beauté aux autres Dames de son temps, car elle estoit l'une des belles creatures que l'oeil pouvoit voir, au rapport de l'Homere François.

Comme un beau Lys, est en fleur la jeunesse

D'Elizabet: et si en corps mortel
Vouloit çà bas descendre une Deesse,
Pour estre belle, elle en prendroit un tel.

La beauté de son ame n'estoit pas moindre que celle du corps: car la Reyne Elizabet de Valois estoit la Reyne des Vertus, mesme avant que d'estre mariée au Roy Philippe II. Et durant tout le cours de sa vie elle a esté le parangon des Dames vertueuses, estant ornée d'un monde de vertus Chrestiennes et morales; la liberalité, la patience, la douceur, la modestie, la pudicité, l'humilité, et la charité furent ses plus fidelles et ses ordinaires compagnes.
La liberalité hereditaire aux Princes et aux Princesses de la Maison de France, de la branche de Valois ou d'Angoulesme, estoit la vertu qui éclatoit le plus en cette Heroïne, laquelle disoit que toutes les vertus estoient obscurcies en une grande ame, si la liberalité ne les esclairoit, et que les Rois et les Reines ne pouvoient mieux imiter Dieu qu'en faisant du bien: Cette vertu la faisoit aimer de tous ses domestiques; car les moyens de donner luy defaillans plustost que la volonté, quand elle n'avoit point d'argent pour donner à ses filles, elle en demandoit pour jouer, et quand elle avoit joué deux ou trois coups, elle leur donnoit ce qui luy restoit. Tout son soin estoit de secourir les filles qui n'avoient pas assez de biens pour se marier; car par sa liberalité elle estoit le refuge de tous les oppressez, et le secours des miserables. Elle fit plusieurs belles fondations à diverses Maisons de Religion: Sa devotion particuliere estoit envers la famille de nostre Pere et grand oncle saint François de Paule, qu'elle [582] a obligée de ses bien-faits en toutes les occasions qui s'en sont rencontrées, à l'exemple des Princes de la Royale Maison de France (6). Elle prit le cordon de la troisiéme Regle de ce saint Patriarche, fit construire en la ville de Tolede, capitale de Castille, un Convent pour les filles du tiers Ordre, appellées les Beates de Jesus-Maria (7). Le Pere Diego de Ayala, qui pour lors estoit Collegue Espagnol du Reverend Pere Simon Bachelier, General de nostre Ordre, m'a dit que nostre Convent des Minimes de Madrid, appellé Nostre-Dame de la Victoire, la recognoist pour une de ses principales Fondatrices. On voit encore en cette Maison plusieurs beaux et riches reliquaires qu'elle a donnez. Gille Gonzales d'Avila en son Theatre des Antiquitez de Madrid, et Barthelemy de Quintana en son 3. livre de la grandeur de la mesme ville, remarquent l'affection qu'elle portoit aux Minimes de Madrid; celuy-là dit qu'elle leur a donné le Chef de saint Firmin, premier Evéque de Pampelune, qu'elle fut ouir la premiere Messe le 7. d'Aoust de l'an 1561. quand ils y furent establis par son instance, et qu'elle eut fait lever les oppositions des Peres Augustins (8): qu'elle avoit pour Confesseur le Pere Diego de Valbuena, et qu'elle leur a donné l'image de Nostre-Dame de la Solitude, faite par cet excellent Sculpteur Bezerra: Celuy-cy la loue pour avoir donné cette Image miraculeuse, et l'appelle la serenissime Isabel de Valois, grande Patrone de cette sacrée Religion, et tres devote à son sainct Fondateur, pieté qu'elle avoit heritée des Rois Tres-Chrestiens ses ancestres. Ces Autheurs aussi font mention de l'affection qu'elle a porté aux Peres Jesuites du College de la mesme ville. Cette liberale Princesse, digne niece ou petite fille du Roy François, le Pere des lettres, faisoit plustost du bien aux doctes qu'aux ignorans (marque des Princes et des Princesses de sa Maison) sçachant bien que les incommoditez de la vie sont plus griefves à ceux qui avec la science (comme dit le Sage) adjoustent indignation et douleur. Car elle a tousjours porté de l'affection et du respect envers les gens de lettres, elle les voyoit de bon oeil, et prenoit un singulier contentement à les escouter. Aussi elle estoit douée d'un bon esprit. Si tost qu'elle fut asseurée [583] d'aller en Espagne, elle apprit fort facilement la langue Castillane, et y prit tel plaisir, qu'elle composoit des Rithmes elegamment en cette langue là, et fit jouer devant le Roy le triomphe de Niquée. Sa prudence fut si grande, qu'elle dissimula accortement les desplaisirs qui donnent de l'affliction, et des jalousies aux femmes mariées, et ses autres vertus ne furent pas moindres, ce qui fit chanter à Ronsard,

O l'heritier des vertus de Jason,

O de Junon Race recommandée,
Tu as au col la Cholchide Toison,
Mais en ton lit tu n'as point de Medée.

Cette grande Reine ayant esté aussi chaste et aussi zelée pour la gloire et le service de Dieu que les Clotildes, les Ingondes, les Clodosindes, et les Blanches de Bourbon (9), filles ou Princesses de la Tres-Chrestienne et Tres-Auguste Maison de France, desquelles le nom est encor en bonne odeur, et la memoire en benediction, non seulement dans les Espagnes, mais aussi dans les autres Royaumes. En effet la terre ne portoit rien de plus doux ny de plus honneste, ny de plus chaste que cette tres-vertueuse et tres sage Princesse Elizabet de France ou de Valois, qui a esté comme sa belle soeur Elizabet d'Austriche la bonté et la pureté mesme. Je n'ignore pas que quelques personnes qui ne vivent que de la mesdisance et de la calomnie, ne l'ont pas ouvertement blasmée (car ils n'ont pas eu assez d'effronterie pour cela) ils se sont efforcez de laisser quelque petit soupçon d'elle: enfin ils ont esté contraints de reconnoistre que le dire d'un bon Pape est veritable; Que la calomnie est tousjours boiteuse, et fait plus de tort à ses autheurs, que de mal à ceux contre lesquels elle s'adresse (10). Aussi il n'y a rien de plus fabuleux ny de plus ridicule que ce quelques extravagans ou médisans, ignorans les secrets du cabinet, ont écrit que Philippe II. Roy d'Espagne fut offensé des privautez qui estoient entre cette sage Reyne sa femme, et Dom Carles son fils. Cela n'a jamais pû entrer en l'opinion de ceux qui ont reconneu comme ce Monarque prudent et avisé l'aimoit uniquement, qu'il n'avoit que 33. ans [584] quand il l'épousa, qu'elle luy avoit esté remise à l'aage de 15. ans, et l'avoit formée à ses humeurs; ce qui parut visiblement par l'extréme douleur qu'il receut en la perdant, faisant voir combien cette possession luy estoit agreable, et tres-chere. Charles Infant de Castille avoit 15. ans quand cette vertueuse Reine vint en Espagne, et estoit un Prince fort grossier et stupide, qui non seulement estoit en peu de consideration et d'estime auprés des Dames d'honneur; mais aussi mesprisé par les impudiques pour ses defauts de corps et d'esprit. L'honnesteté et la profession de la vie Religieuse ne me permettent pas de parler des manquemens naturels de ce Prince malheureux et infortuné; et ceux de l'esprit ont esté connus à tous ceux qui ont frequenté la Cour de Philippe II. Il avoit des façons niaises, brutales, et sauvages; il n'avoit rien veu et sçavoit encor moins: quand la Reine Elizabet le menoit promener en carosse par la campagne, il luy faisoit des demandes de pure ignorance, des noms plus communs des animaux, des fruits et des arbres. La legereté de son cerveau ne recevoit autre impression que d'estre Roy: comme il vit que cette Reine fut grosse l'an 1566. il luy dit, que si elle faisoit un fils il n'aimeroit jamais ny la mere ny l'enfant, et quand une de ses filles luy vint dire qu'elle estoit accouchée de l'Infante Isabelle (qui a esté Archiduchesse et Princesse des Païs bas) il luy donna tout son argent. Il haïssoit tout ce que son pere aymoit, et s'il sçavoit qu'il y eust quelque chose dans les jardins qui luy donnast du contentement, il la faisoit arracher ou brusler: Il disoit qu'il creveroit l'oeil qui restoit à la Princesse d'Eboli pour la faire aveugle. L'aversion qu'il avoit de son pere luy fit écouter les plaintes des peuples de Flandre, prendre la protection des rebelles, et favoriser les desseins de Guillaume de Nassau Prince d'Orenge, sans considerer la consequence et le mal qu'il luy pourroit arriver.
Tous ceux qui ont quelque cognoissance des Cours des Princes de l'Europe, sçavent qu'une Reyne d'Espagne ne peut pas tout ce qui luy plaist, et si elle a de l'amour, il faut qu'il demeure et meure en sa pensée. Plusieurs yeux éclai-[585]rent et veillent sur ces actions, la Dame d'honneur qui se choisit avec beaucoup de mysteres, ne la perd jamais de veue, ny de jour, ny de nuit, jamais les Grands ne la voyent qu'aux actions publiques, homme vivant n'entre en sa chambre: quand le Roy y vient il est en chemise, couvert seulement de sa robe de chambre, et celuy qui porte le flambeau demeure à la porte (11).
Jamais Reine en Espagne n'a tant chery et honoré son mary que cette vertueuse Princesse, qui non seulement aymoit le Roy Philippe II. mais tout ce qu'il aimoit, voire ses maistresses.
Marie Infante de Portugal, et Marie Reine d'Angleterre, les deux premieres femmes de ce Monarque là (qui n'estoient pas si belles et si agreables que la Reine Elizabet) avoient des jalousies de toutes les Dames qu'il visitoit. Marie de Portugal mere de Dom Carles ne pouvoit voir ny souffrir la belle Sennora Eufrasie que Philippe n'aimoit pas moins que la Princesse d'Eboli, la Reyne Isabelle, la caressoit, luy permettoit l'entrée en sa chambre, mesme avant qu'elle fust mariée; car aprés son mariage elle ne fut plus que pour son mary: La Reine Elizabet ayant par sa prudence et sa bonté remis cette Dame là dans le chemin de la vertu et de l'honneur, que l'imprudence de Marie de Portugal avoit perdue.
La Reine Elizabet eut du Roy Philippe son mary deux Infantes: l'aisnée Elizabet-Claire-Eugenie Duchesse de Brabant, et Comtesse de Flandre, Princesse de rare vertu; et la puisnée Caterine Duchesse de Savoye: qui à l'exemple de leur mere, ont grandement aimé et honoré leurs maris: celle-là l'Archiduc Albert; et celle-cy Charles I. du nom Duc de Savoye, comme j'ay rapporté en leurs vies.
L'amour, l'honneur et le respect que cette sage et belle Princesse portoit au Roy Catholique son mary, n'altera point en elle (comme en Germaine de Foix, et autres Princesses) l'affection qu'elle avoit pour la France qu'elle aimoit uniquement, et la prosperité de ses affaires. Quand on receut la nouvelle en la Cour d'Espagne que le Pape Pie IV. (quoy que Milanois) favorisoit le bon droit d'Hen-[586]ry Clutin Seigneur d'Oisel, Ambassadeur du Roy Charles IX. pour la preseance sur Louis de Requesens Grand Commandeur de Castille, et Ambassadeur de Philippe II. Les Espagnols en faisoient fort les faschez, ce prudent Monarque mesme qui faisoit gloire de ne s'esmouvoir point pour aucune adversité, en eut beaucoup de regret. La Reine Elizabet au contraire ne pût ny ne voulut pas celer la joye qu'elle en avoit, et on la vit danser ce jour là. Et comme la Camariere Major luy dit ces paroles: Madame, vostre Majesté doit penser à ce qu'elle fait, le Roy est affligé, et cette resjouissance ne luy sera pas agreable, puisque la cause diminue la gloire d'Espagne: Elle luy repartit doucement, Pour mon regard je n'ay point sujet de me fascher, je suis bien aise que chacun connoisse que je suis sortie d'une meilleure Maison que celle où je suis entrée. Ce fut cette affection et cet amour à sa patrie, qui fit qu'elle vint l'an 1565. sur les frontieres de France et d'Espagne, pour voir son frere le Roy Charles IX. et sa mere la Reine Caterine.
Elizabet receut de grands honneurs du Roy Charles, et de ses autres freres les Ducs d'Anjou et d'Alençon, et de tous les autres Princes et Seigneurs François, comme ont remarqué tous les Historiens qui ont décrit les particularitez de l'entreveue de Bayonne; entre autres celuy qui a pris plaisir de faire le recueil des choses notables qui s'y passerent, duquel j'ay appris que les Demoiselles de la Reine Elizabet furent aussi honorées par nos Princes et Seigneurs François le 19. de Juin 1565. que l'on fit ce beau carousel des Chevaliers de la Vertu ou de la grand'Bretagne, qui avoient pour leur Parrain et leur Chef le Roy Charles: et des Chevaliers de l'Amour celeste ou des Hirlandois qui avoient pour leur Parrain et leur Chef Henry Duc d'Anjou: où la vertu Heroïque s'estant arrestée en son Char dans le camp devant leurs Majestez, et publié des vers en faveur du Roy Charles IX. les neuf Muses allerent offrir les presens des Chevaliers aux Dames, qui la pluspart estoient Espagnoles et les filles de la Reine Elizabet, à laquelle la premiere des Muses offrit le present du Roy Charles en qualité de Parrain, et de Chef des Che-[587]valiers de la Vertu. La Sennora Ribera receut le present de la 3. Muse de la part de Fronon de Synaette, qui estoit le Comte de Charny. La Sennora Vineuf, celuy de la 4. de la part de Sofron de Metrie, qui estoit Monsieur de Tournon. La Sennora Madalena Gyron, celuy de la 5. de la part d'Elenter d'Eufrate, qui estoit Monsieur de Danville. La Sennora Arne, celuy de la 6. de la part de Megalin de Lambre, qui estoit le Duc de Guyse (12). L'Amour celeste en son char s'estant arresté dans le Camp devant leurs Majestez, et ayant recité des vers, les neuf Amours allerent offrir aux Dames les presens des Chevaliers Amoureux. la Sennora Phonisba receut le present du 3. Amour de la part de Panurgin de Strophée, qui estoit le Ringraf. La Sennora Santanac celuy du 5. de la part de Danapavin d'Asote, qui estoit le Seigneur de Carnavalet. La Sennora Livia, celuy du 7. de la part de Melisse d'Aresce, qui estoit le Duc de Nemours (13).
Trois ans aprés estant enceinte, elle tomba malade à Madrid d'une fiévre qui la consommoit lentement: le Roy son mary la visitoit souvent et la consoloit, l'exhortant à croire aux Medecins qui la vouloient purger, ce qu'elle ne vouloit pas, pour la crainte qu'elle avoit de faire tort à sa grossesse, d'autant qu'elle avoit opinion de porter un fils. Philippe II. luy dit, qu'il aimoit mieux perdre le fruit que l'arbre, et qu'ils estoient assez jeunes pour en avoir d'autres. Aprés une grande violence qu'elle fit à sa volonté pour se conformer à celle du Roy son mary, elle consentit à ce que les Medecins ordonnerent, et prit la medecine qui la fit accoucher d'une fille, elle creut alors d'estre sauvée; mais ne sentant point d'allegement, elle demanda à la Duchesse d'Albe qui estoit auprés de sa Majesté, quelle opinion avoient les Medecins de sa maladie: elle luy respondit qu'elle feroit acte de Princesse Chrestienne et sage, de penser plus à son ame qu'à son corps. Sur cette parole la bonne Reine fut incontinent resolue à tout ce que Dieu voudroit ordonner d'elle, et mit son ame en tel estat qu'elle ne souspiroit plus qu'aprés le Ciel.
Philippe II. la visita souvent, et comme on luy vint dire qu'elle n'en pouvoit plus, il se leva en haste de son lit, la [588] vint voir monstrant sur son visage que son affliction estoit extréme: elle le consola, le suppliant de ne s'affliger point de sa mort qui la conduisoit à une meilleure vie: il la pria de luy demander tout ce qu'elle voudroit, et que rien ne luy seroit refusé; elle luy dit ces paroles, Monsieur, je ne vous demande point pardon, car Dieu mercy jamais je n'ay eu la volonté de vous offenser, ny de vous déplaire. Je ne vous recommande point mes enfans, ils sont vostres, et n'ont pas besoin de recommandation estans filles d'un tel pere; mais je vous supplie d'aymer le Roy mon frere, et je vous recommande mes serviteurs, ausquels faute de moyens je n'ay pas pû faire du bien.
Peu aprés elle fut vestue d'un habit de Religieuse de sainte Claire, pour satisfaire à sa devotion, et rendit l'ame le 3. d'Octobre, d'autres disent le 4. feste de saint François qui arriva un Dimanche en l'année 1568. estant aagée seulement de 23. ans.
Son corps fut ensevely au Royal Monastere des Deschaussées de sainte Claire, fondé par sa belle soeur la pieuse et la sçavante Jeanne d'Austriche ou d'Espagne, mere de Sebastien Roy de Portugal, où cette bonne et sage Princesse Elizabet de France Reine d'Espagne, est tenue et reputée pour Sainte.
Elle fut grandement regrettée du peuple d'Espagne, ses grandes qualitez et ses vertus (entre autres sa liberalité qui la faisoit aimer d'un chacun) entretenoient ce regret. Le Roy Philippe son mary se retira dans un Monastere de Hieronymites pour la pleurer, ne voulant voir ny estre veu de personne, et y demeura long temps, n'entretenant ses larmes que de larmes: La solitude et la melancholie sont les nourrices de la vraye douleur; (comme sçavent ceux qui ont fait la perte de leurs plus proches) celle de ce Prince qui en 2. mois avoit perdu un fils unique, et une femme digne d'estre aimée ne peut estre qu'extréme: on ne sçauroit trop regreter une honneste femme. Il depescha promptement un courrier en France avec ses lettres au Roy Charles IX. toutes remplies du veritable excés de sa douleur pour cette mort: mais la Reine Caterine mere d'Elizabet en eut le premier avis, et au moment qu'elle mourut (com-[589]me la Reine Marguerite l'a écrit dans ses Memoires, et encore quelques Historiens) par un gros rayon de feu qui passa et repassa devant ses yeux, et ne fut veu d'autre que d'elle qui le prit pour un presage d'une grande affliction, et portant incontinent sa pensée du costé qu'elle avoit plus d'apprehension et de crainte, elle proposa d'envoyer un courrier en Espagne pour avoir des nouvelles de sa fille. Depuis quand le Courrier de Philippe arriva dans la chambre de sa Majesté, elle demanda à Lansac en presence du Cardinal de Lorraine, et de Morvilier, si sa fille la Reine d'Espagne estoit morte, et ne faisant point de response à cela, son silence luy osta la parole, et la fit remettre sur le lit, d'où elle ne faisoit que de sortir. Elle dissimula avec une invincible constance le sentiment de ce coup là, n'en donnant point de connoissance ny au Roy Charles, ny aux Princes qui vindrent là pour la consoler, elle fit lire les lettres du Roy d'Espagne, alla à la Messe, disna, et aprés le disner s'enferma en son cabinet, où elle donna à la douleur les larmes qu'elle luy avoit refusé en public. Le Roy Charles IX. en fut aussi fort affligé, et luy fit rendre les derniers devoirs dans l'Eglise de Nostre-Dame de Paris le 25. Octobre 1568. avec les honneurs deus à une fille et soeur de nos Rois, et à une Reine d'Espagne: où Simon Vigor, Chanoine de la mesme Eglise, et Docteur en Theologie de la Faculté de Paris de la Maison de Navarre (qui depuis a esté pour sa vertu et ses merites Archevéque et Primat de Narbonne) prononça l'Oraison funebre qu'il a fait depuis imprimer. Jean Dorat, et Estiene Pasquier, l'un Poëte Royal, et l'autre Avocat general en la Chambre des Comptes, ont fait des vers sur la mort de cette incomparable Heroïne, par lesquels ils ont publié ses merites. J'ay veu à Aix en Provence au cabinet du sieur Borrilly (14), un livre en velin où sont décrits et depeints les vertus de Philippe II. Roy d'Espagne, et d'Elizabet de France sa 3. femme qui prenoit le Soleil et la Lune environnez d'Estoilles pour symbole, avec cette inscription Latine pour ame de sa devise, IAM FELICITER OMNIA, c'est à dire, heureusement toutes choses.
[590] Elle avoit de grandes raisons de prendre le Soleil et la Lune pour exprimer la felicité, car le monde ne peut fournir de symboles plus illustres de la felicité, puisque ces deux Astres sont les causes et les sources de l'abondance, de la joye, et de tout ce qui arrive aux mortels. D'ailleurs ces deux grands luminaires peuvent representer les deux principales Monarchies de l'Europe ausquelles elle appartenoit: dont l'une peut estre comparée au Soleil, et l'autre à la Lune. Mais elle pouvoit eslever son esprit à des contemplations beaucoup plus relevées: car comme la Lune n'a point de lumiere que du Soleil, et qu'elle reçoit plus de lumiere quand elle nous paroist moins illuminée; de méme elle s'occupoit à penser que tout l'esclat qu'elle avoit receu de ses parens, et de ses propres vertus, venoit de Dieu, qui est le vray Soleil de justice, et appercevoit que son ame estoit remplie d'une plus grande lumiere et consolation divine, lors qu'elle se trouvoit plus esloignée de la faveur de la Cour, et du monde.
Enfin elle imitoit le cours rapide de ces deux Astres, cheminant à grands pas dans les voyes de Dieu, et esclairoit ceux qui avoient l'honneur de sa conversation, comme le Soleil éclaire les Estoilles. Par où l'on void avec quel jugement elle choisit cette devise, sur laquelle nous pourrions faire des discours qui rempliroient plusieurs volumes.

(1) Castille, blazonné en l'Eloge d'Elizabet de Castille.
(2) Aux pages 120. et 121. des Eloges des Daufins de France.
(3) Joachim du Bellay.
(4) A. Favin en son Histoire de Navarre.
(5) Les freres de Sainte Marthe. Du Pleix. Et Pere Mathieu qui en a remarqué au long les particularitez.
(6) Victon. d'Atichy.
(7) Ex. Capit. Gener. Ord. Minimorum.
(8) Les Peres Montoya et de la Noue louent cette Reyne en la description du Convent de Madrid en leurs Chroniques de l'Ordre des Minimes.
(9) Monsieur de Longueterre a écrit la vie de Blanche de Bourbon Reyne de Castille.
(10) Pie V.
(11) Louys de Mayerne Turquet Religionnaire a écrit en son Histoire d'Espagne, qu'une Demoiselle Françoise, indignée de ce que sa Majesté avoit donné la place de Dame d'atour à une autre de ses compagnes, sema le bruit par une perfidie et vengeance diabolique, que cette Princesse avoit une trop grande privauté avec le Marquis de Poza de la Maison de Rojas.
(12) Mr le Duc d'Anjou, le Prince Daufin, le Duc de Longueville, et les autres Seigneurs François firent offrir leurs presens aux Dames de la Cour de France.
(13) Durant cette entreveue, la Reyne Elizabet estant assistée du Duc d'Albe eut quelques conferences avec le Roy Charles et la Reyne Caterine, ce qui rendit ce voyage suspect aux Protestans François et Flamans.
(14) Borrilly coupé de France au pendant de baudrier d'argent embelli d'or, accompagné de la ceinture d'argent, couronné d'une couronne de France d'or: sur or, au chevron d'azur, accompagné d'une estoile de gueule en pointe.

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