Françoise-Marie-Rosette Gourgaud/Henri Lyonnet

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[109] La brillante série de ballets va bientôt s'éteindre aussi avec la tribu des Vestris. L'histoire de cette famille des Vestris à laquelle appartient Madame Rose Vestris, la dernière tragédienne du XVIIIe siècle, précédant l'apparition de Mademoiselle Raucourt, avait débuté comme un chapitre des Mémoires de Casanova.
C'est rue des Cordeliers, dans un hôtel à l'enseigne de «l'Esprit» tenu par un sieur Morin, que nous faisons connaissance avec les Vestris. La mère y avait débarqué un jour avec trois de ses fils; elle y venait retrouver sa fille Térésina, déjà installée dans la capitale, en octobre 1749. Toute cette tribu arrivait en ligne droite d'Italie où le père des huit Vestris avait déjà pas mal promené sa famille de Florence à Palerme, de Naples à Vérone, poussant ses excursions jusqu'à Vienne. La danse, le chant, la galanterie étaient à peu près leurs seuls moyens d'existence. Or donc, nous allons voir comment la soeur du comédien Dugazon, la seule des filles dont nous ayons à nous occuper ici, va entrer malgré elle dans cette famille avant de se faire connaître sous le nom de Madame Rose Vestris.
Angelo Vestris, un des fils, avait quitté l'Opéra de Paris comme danseur en 1757, pour celui de Stuttgart où le duc de Wurtemberg l'employait pour ses ballets, aux gages annuels de 1.200 florins et de 130 florins pour «frais de chaussures». Beau garçon dans toute la force de ses trente ans, Angelo était tout naturellement recherché par l'essaim des jolies filles choisies pour orner le théâtre de la Cour Ducale. De ce nombre [110] était Mademoiselle Rose Gourgaud, une piquante marseillaise, devenue la favorite du duc de Wurtemberg. Un jour celui-ci la surprit entre les bras de son danseur. La chronique ne nous dit pas si cet événement fâcheux -pour le duc- n'était que la continuation d'une intrigue sentimentale. Quoi qu'il en soit, le prince, devenu furieux, ne badina pas. Il obligea, séance tenante, le pistolet au poing, les deux amants à régulariser leur situation, et voilà comment Mademoiselle Gourgaud était revenue en France sous le nom de Madame Vestris.
Bien accueillie par la famille de son mari, Madame Rose Vestris, qui avait véritablement de grandes aptitudes théâtrales, entreprit des démarches pour entrer à la Comédie française où le vieux duc de Duras, premier gentilhomme de la Chambre, homme de Cour accompli, avait la haute main sur la direction des affaires. La jolie Rose le charma. Sous les auspices du Duc, tous les obstacles s'abaissent devant elle, et le soir où il fut décidé de l'entendre à l'essai dans la salle des Menus, rue Bergère, le 29 avril 1768, le duc a fait distribuer plus de 800 billets pour aller applaudir sa protégée dans le rôle d'Hermione d'Andromaque. A la Comédie Française les deux dernières tragédiennes étaient les demoiselles Saint-Val aînée et cadette. Par quelle suite d'aventures les demoiselles Saint-Val, de leur nom de famille Alziari, de Roquefort, nées en Provence à Corsegoules et dont la mère avait été attachée à la personne de la reine Marie Leczinska, avaient-elles pris le parti du théâtre? On l'ignore générale-[111]ment. Tout ce que l'on peut dire c'est que l'aînée des deux soeurs avait été engagée au Danemark, avant de venir à Lyon d'où elle fut appelée à débuter à la Comédie Française le 5 mai 1766 à l'âge de vingt-trois ans, afin de combler en partie le vide laissé par le départ de Mademoiselle Clairon. Les Mémoires secrets lui reconnaissent beaucoup de talent, mais la trouvent laide. Grimm dans sa Correspondance littéraire semble du même avis, et Collé, plus malicieux nous apprend qu'elle a débuté avec tant de succès qu'elle en est accouchée quelques mois après. C'est ce qu'un de ses biographes appelle «un accident malencontreux quoique très naturel». Voltaire la qualifie d'actrice sublime, La Harpe, si difficile, la porte aux nues dans le Mercure, et cependant les pires déboires l'attendaient.
La lutte est engagée entre Madame Vestris et Mademoiselle Saint-Val l'aînée. Appuyée en haut lieu, Madame Vestris, à ses débuts, a pour elle toute l'autorité. Mademoiselle Saint-Val, l'aînée, n'a que le public. Peu à peu, par ordre, les plus beaux rôles sont retirés à Mademoiselle Saint-Val et adjugés à Madame Vestris (exactement 112, contre 23 laissés à sa rivale). Mademoiselle Saint-Val proteste dans un Mémoire et rallie à sa cause les habitués. Il faut doubler et tripler la garde les jours où Madame Vestris joue. La troupe elle-même est divisée en deux camps. Enfin, fait unique dans l'histoire du Théâtre français, Mademoiselle Saint-Val aînée est rayée des cadres et envoyée en exil en Beauvoisis. Quelques mois plus tard l'ordre d'exil est révoqué, mais il ne lui reste comme ressource que d'aller courir la province pendant dix ans, avec le plus grand [112] succès. Pendant ce temps, Mademoiselle de Saint-Val cadette, restée à la Comédie contre le gré de sa soeur, recevait les éclaboussures de cette lutte. Beaumarchais, qui avait remarqué sa figure agréable, sa voix douce et flexible, l'en vengea en lui donnant à créer le rôle de la comtesse dans le Mariage de Figaro. Le Duc de Duras mort, son successeur, Papillon de la Ferté, exécuté sur la Place de la Barrière renversée, Mademoiselle Saint-Val l'aînée refusa très dignement de rentrer à la Comédie française. La cadette, effrayée par les événements de la Révolution, avait regagné sa Provence et acheté, près de son pays natal, la petite île de Saint-Honorat où elle vécut dans un vieux monastère abandonné. Fragonard, réfugié à Grasse, lui rendit visite dans son île et lui peignit quelques dessus de portes, aujourd'hui disparus. Il fallait une occasion pour réconcilier les deux soeurs sur la scène du Théâtre Montansier.
L'aînée, fort à son aise, se retira Cour des Fontaines, No 3, où elle tenait un salon, ne se montrant que demi-voilée dans les coins les plus obscurs. Elle vécut ainsi jusqu'au 13 juin 1830, laissant un élève qui lui fit honneur, Joanny, le futur Ruy-Gomez d'Hernani. La cadette alla se fixer à Draguignan, sous le nom de Madame de Saint-Freyx. Elle y mourut à l'âge de 83 ans, le 9 février 1836, dame pieuse et bienfaisante.
Qu'était devenue pendant ce temps Madame Vestris, leur redoutable adversaire? Les avis sur son compte avaient été très partagés. Le duc de Duras avait voulu faire admettre la débutante à la Comédie aux appointements de 6.000 livres avec promesse de réception à de-[113]mi-part, et le duc de Richelieu qui partageait cette charge de gentilhomme avec le Duc de Duras, s'y opposait. Enfin, tout en rendant hommage à la beauté de la comédienne, en louant le modelé de ses bras et le velouté de ses yeux, la critique se réservait pourtant au sujet de sa voix frêle et d'un certain grasseyement désagréable.
Il lui fallut prendre des leçons de tragédie, et le Duc de Duras, en présence de progrès réels, fut si enchanté du résultat, qu'il fit gratifier Lekain de 500 livres de pension «pour avoir élevé et présenté Madame Vestris». On n'oublia même pas le mari: Angelo Vestris reçut un ordre de début dans la troupe de la Comédie italienne, aux appointements de 150 livres par mois.
Au théâtre, Madame Vestris forte de l'appui des Ducs, ne s'attirait pas toutes les sympathies. Son humeur acariâtre n'avait pas tardé à lui aliéner une partie de ses camarades au sujet de la distribution des rôles dont nous avons déjà parlé. Le Duc de Fronsac en tenait pour Mademoiselle Dubas; le Duc de Duras continuait à soutenir Madame Vestris. L'intendant de la Ferté, pris entre deux feux, ne savait à quel saint se vouer, et les comédiens excédés en arrivèrent un jour à proclamer qu'il valait mieux «abandonner le métier, personne n'étant fait pour ramper sous la dame Vestris et pour recevoir ses ordres». Le 4 janvier 1774, l'irascible sociétaire obtenait cependant une pension de 1.500 livres sur la cassette du roi.
Bien que protégée de la reine et des gens de Cour, Madame Vestris fut cependant une des premières comé-[114]diennes, imitant en cela l'exemple de son frère Dugazon, à adopter chaudement le parti de la Révolution. Après avoir quitté ses camarades de la Rive Gauche, elle était passée avec Talma au Théâtre de la République, rue de la Loi (ci-devant Richelieu); elle y demeura jusqu'à sa décadence physique absolue, survenue en 1804.
Madame Vestris, outre Mademoiselle Saint-Val l'aînée, avait aussi trouvé une rivale sérieuse dans la seconde partie de sa carrière. Nous voulons parler de Mademoiselle Raucourt, qui avait sur elle l'avantage de la jeunesse.

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