Françoise-Marguerite de Silly/Hilarion de Coste

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[II,389] FRANÇOISE MARGUERITE DE SILLY, COMTESSE DE JOIGNY, et Dame de Montmirail (1).
IL faut cueillir avec respect cette precieuse Marguerite, dont la memoire est en benediction. Elle estoit fille aisnée d'Antoine de Silly Comte de la Rochepot, Baron de Montmiral, Demoiseau de Commercy, Chevalier des Ordres du Roy, Gouverneur d'Anjou, et Ambassadeur en Espagne, et de Marie de Lannoy, fille de Louys de Lannoy, Seigneur de Morvilliers. Je n'ay pas dessein de parler icy de la noblesse et de l'ancienneté des Maisons de Silly, de la Roche-Quion, et de Lannoy d'Amerancourt (2), dont elle estoit issue, [390] ny des avantages qu'elles ont eues en diverses occasions; car il faudroit pour ce sujet là des volumes, et dans le grand nombre qui s'offriroient en cette matiere, je serois plus en peine de choisir que de chercher. Je ne puis toutesfois m'empescher de dire qu'elle se pouvoit vanter d'estre alliée aux Maisons d'Evreux et de Laval, et la petite fille de plusieurs Heros, et que les Maisons de Silly, de Sarrebruche (3), de Lannoy, de Bourbon-Dampierre, sont des ruisseaux de la source de celles de Coucy, et de Guynes (4). Les curieux qui desirent d'en apprendre les particularitez, doivent voir ce qu'ont écrit François de l'Alouete en son Histoire et description genealogique de la tres-illustre et tres-ancienne Maison de Coucy; et André du Chesne, le premier Historien de ce siecle, en son Histoire genealogique des Maisons de Guynes, d'Ardres, de Gand, et de Coucy, et des autres qui y ont esté alliées (5). Celle de Coucy en Picardie est si ancienne, que l'on luy a donné cet Epitete; Je ne suis Roy, ny Prince aussi; je suis le Sire de Coucy. L'ancienne Maison de Montmirail (6), seconde en Heros, estoit alliée à celle de Coucy: de cette Maison estoit le Bienheureux Jean Seigneur de Montmirail et d'Oisy, Vicomte de Meaux, et Chastelain de Cambray (que quelques-uns font Connestable de France) qui quitta sa terre, ses parens et la maison de son pere, avec ses honneurs, et les faveurs de nostre Roy Philippe Auguste, pour prendre l'habit du saint Ordre de Cisteaux, dans l'Abbaye de Nostre-Dame de Long-Pont, au Diocese de Soissons, où son humilité le rendit admirable. Car il s'abaissa jusques là, que d'aller demander l'aumosne aux maisons de ses vassaux qui luy refuserent, ne l'ayant pas connu; et par ce refus il avoit appris la vertu de patience, laquelle l'esleva au plus haut degré de la perfection. Aussi Dieu l'a honoré durant sa vie et aprés son decés (qui advint le 29. de Septembre l'an 1217. ou 1218.) de plusieurs miracles. Ce qui l'a fait venerer des peuples comme Saint; et plusieurs graves Autheurs, tant anciens que modernes, en parlent comme d'un Saint; entre autres le Breviaire, et le Menologe de Cisteaux: Robert Rusca, Barnabé de Montalbe, Ange Manrique, et le Reverend Pere [391] Chrysostome Henriquez Docteur en Theologie, et Historiographe du mesme Ordre, en ses Notes sur ce Martyrologe: André du Chesne, Geographe et Historiographe du Roy, en son Histoire de Guynes et de Coucy: Jacques Gutiere Avocat au Parlement de Paris en son Abraham ou Eliezer de Calvaire: Aubert le Mire Doyen d'Anvers dans les Chroniques de l'Ordre de Cisteaux: Hugue Menard, Religieux de l'Ordre de saint Benoist, en son Martyrologe Benedictin: André du Saussay Protonotaire du Saint Siege, Official, et grand Vicaire de Monseigneur l'Archevéque de Paris, en son Martyrologe de France: et depuis quelques années le feu Reverend Pere Jean Baptiste de Machaut (7) de la Compagnie de JESUS a écrit l'Histoire de sa vie.
Elle vint au monde l'an 1580. en la Province de Picardie: Dés ses jeunes ans elle perdit Madame sa mere, et demeura orfeline avec sa soeur puisnée Magdelaine de Silly, épouse de Charles d'Angennes Seigneur de Fargis et Comte de la Rochepot, qui a esté Ambassadeur en Espagne.
Antoine de Silly Comte de la Rochepot son pere, estant veuf de Marie de Lannoy, se maria en secondes noces à Jeanne de Cossé, seconde fille d'Artus de Cossé Comte de Secondigny, Seigneur de Gonnor, Mareschal de France, et de Françoise du Bouchet, fille du Seigneur de Pui-greffier, sa premiere femme. Jeanne de Cossé estoit veuve de Gilbert Gouffier Duc de Rouannois et Marquis de Boisy. Cette Dame qui n'avoit qu'un enfant de son premier mary, prit le soin d'eslever à la vertu et à la pieté ces deux jeunes Demoiselles Françoise-Marguerite, et Magdelaine de Silly, les filles de son second mary. L'aisnée dés ses plus jeunes ans donna par sa bonté et sa sagesse tant de contentement et de satisfaction à Madame de la Rochepot sa belle-mere, que cette Dame la destina pour estre la femme de son fils unique Louys Gouffier Duc de Rouannois, Comte de Maulevrier, et Seigneur d'Oiron, qui depuis a épousé Claude Leonor de Lorraine, fille aisnée de Charles I. Duc d'Elbeuf, et de Marguerite Chabot. Mais le Ciel où les mariages se font, reserva cette vertueuse Heroïne pour Philippe [392] Emanuel de Gondy (8) Marquis des Isles d'or, Comte de Joigny, Chevalier des Ordres du Roy, et General des galeres de France, troisiéme fils du sage Albert de Gondy Duc de Raiz, Pair et Mareschal de France, et Gouverneur de Provence, et de Claude-Caterine de Clermont de Vivonne, (dont j'ay fait l'Eloge dans les Vies des Illustres Caterines) qui l'épousa l'an 1606. Ce Seigneur est frere de Charles Marquis de Belle-Isle: de Henry Cardinal de Raiz Evéque de Paris, Commandeur de l'Ordre du Saint Esprit, et Ministre d'Estat, qui sous son ministere fit apprendre l'obeissance au Bearn, au Languedoc, et à la Guyenne: et de Jean François premier Archevéque de Paris, Conseiller du Roy en ses Conseils, Maistre de sa Chapelle, et aussi Commandeur des Ordres de sa Majesté (9).
Dieu a beny ce mariage de trois enfans, sçavoir:
Monsieur Pierre de Gondy Duc de Raiz et Comte de Joigny, qui a épousé avec dispense sa cousine Caterine de Gondy, fille aisnée de Henry de Gondy Duc de Raiz et de Beaupreau, et de Jeanne de Sepeaux. Henry Duc de Raiz est fils de Charles Marquis de Belle-Isle, fils aisné d'Albert Duc de Raiz; et Jeanne de Sepeaux estoit fille et heritiere de Guy de Sepeaux Duc de Beau-preau, et Comte de Chemillé, et de Marie de Rieux.
Le 2. feu Monsieur le Marquis des Isles d'or, Seigneur de grande esperance, decedé en jeunesse.
Le 3. Monsieur Jean-François-Paul de Gondy Archevéque de Corinthe et Coadjuteur à l'Archevéché de Paris: digne Prelat, dont la pieté, et la doctrine sont assez connues, non seulement à Paris et par la France, mais aussi à Rome et en Italie: qui est monté à cette haute dignité par tous les degrez d'honneur, et qui a commencé par où les autres s'estimeroient heureux de finir.
Mais cette tres-devote Comtesse a esté si richement ornée des dons de la nature et de la grace, que pour paroistre illustre, elle n'a pas besoin d'emprunter aucun avantage de la grandeur, de la noblesse, et de la sainteté de ses ancestres, ny des vertus et des merites de Monsieur son mary, de ses beaux-freres, et de ses enfans.
[393] Dieu luy avoit donné un esprit si excellent et si penetrant, qu'il n'y avoit point de difficulté dans la Morale, dans les affaires du ménage, et dans la Politique, qu'elle n'entendist en perfection; de sorte que plusieurs grands personnages la consultoient souvent, et faisoient gloire de suivre ses avis.
Sa sagesse paroissoit particulierement dans ses conseils, et le respect qu'elle portoit à Monsieur son mary estoit si grand, qu'elle deferoit tousjours à son jugement, sans jamais vouloir parler ny dire son avis que la derniere, quoy que l'on trouvast quasi tousjours son jugement le plus solide et appuyé de meilleures raisons.
La candeur de son ame estoit si grande, que lors qu'elle avoit quelque compliment à faire dans ses lettres, elle ne vouloit pas l'entreprendre sans l'avis et le conseil de son Directeur.
A la nature s'est jointe la grace, laquelle ayant trouvé un esprit bon et genereux; et en un mot la Femme forte dont Salomon fait tant d'estat: il faut juger de là quel comble de vertus elle s'est acquise: car dés ses tendres années, elle fut formée à la vertu, et son esprit, comme une cire vierge, fut capable de recevoir toutes les impressions de la pieté, qui est la premiere des vertus qui parut en cette tres-devote Dame qui n'a jamais laissé passer un jour sans ouir la Messe, et fait avec ferveur et zele ses exercices de devotion, ayant dés ses plus jeunes ans cultivé cette vertu, sans laquelle toutes les autres sont inutiles. Aussi peut-on dire que c'est elle seule qui l'a rendue si humble, si chaste, si respectueuse, et si obeyssante.
Elle fit paroistre sa patience, vertu si necessaire aux Chrestiens dans une maladie de six mois, où l'extremité et la violence du mal eussent jetté quelque autre moins parfaite dans le desespoir. Elle servoit neantmoins à cette grande ame de matiere de triomphe en un champ fertile pour cueillir des palmes et des couronnes.
Jamais ame ne fut si pure ny si chaste que la sienne, et l'homme est à naistre qui l'a veue dans la moindre petite liberté qui ait peu l'obliger à croire que rien luy pleust que son mary. Elle avoit une extréme aversion des Romans [394] et des livres profanes, qui pour l'ordinaire corrompent les moeurs en polissant le langage, et qui ne se contentent pas de fomenter les maux qui regnent par le monde; mais qui veulent encore qu'on épouse la fureur et la rage des autres. Si cette chaste Heroïne avoit une grande horreur des livres d'amour, elle avoit aussi une grande inclination pour ceux qui traitent de la devotion: c'est pourquoy plusieurs doctes hommes et pieux luy ont dedié leurs oeuvres; entre autres Jaques Gutiere, Patrice et Citoyen Romain, et Avocat au Parlement de Paris, sous le nom d'Eliezer de Calvaire, luy a dedié son livre intitulé, Abraham ou de la sortie de l'homme hors de sa propre terre; avec le premier Tabernacle où il se peut reposer pendant sa peregrination.
Son humilité n'a pas esté moindre que sa pudicité et sa patience, aussi cette vertu est le fondement de toutes les autres, et sans laquelle les vertus degenerent en vices. Cette vertu l'a fait aymer de Dieu et des hommes; mais particulierement de ses domestiques et de ses vassaux. Ceux qui l'ont pratiquée long temps dans la suite d'une infinité d'actions, n'ont jamais remarqué le moindre mouvement de faste, qui ait pû offenser leurs yeux, ou choquer leurs pensées: elle estoit modeste en ses regards, retenue en ses discours, moderée en ses actions, simple en ses habits, familiere à ses domestiques et à ses vassaux, et affable aux petits et aux pauvres. Il est bien difficile de s'esloigner de ses inclinations, et quelque contrainte qu'on apporte à son humeur, l'on ne la peut neantmoins si bien retenir, qu'elle n'éclate lors qu'on la croit mieux couverte, à l'exemple de cet Astrologue, qui ne pût garder son serment de ne parler pas de sa science devant l'Empereur Auguste: Françoise-Marguerite de Silly qui inclinoit à l'humilité avec tant d'eminence, ne se pouvoit si bien retenir, qu'il ne luy en échapast tousjours quelques traits. Comme nous voyons saint Paul, qui selon la diversité des rencontres, fait triomphe des affronts qu'il a receus pour publier un JESUS-CHRIST crucifié. Il eust esté bien difficile d'écarter Madame la Generale des galeres de cette façon ordinaire qu'elle avoit pris, de s'estimer la moindre et la derniere du monde. C'é-[395]toient là ses entretiens ordinaires parmy ses Confesseurs et ses Directeurs, et qu'elle ne quittoit pas mesme en public, lors qu'elle estoit obligée d'y paroistre. Toutesfois elle y observoit une si grande modestie, que cela ne détrempoit point, ny ne relaschoit en aucune sorte la gloire de sa qualité, et du rang que sa naissance et la consideration de sa personne luy donnoient dans les compagnies. C'estoit alors qu'elle faisoit paroistre cette magnanimité Chrestienne, avec laquelle quand elle avoit fait l'humble, elle se sçavoit bien relever. Ceux-là se mécontent, qui pensent que la pieté émousse les pointes du courage, et fait pancher les desseins de la Dame devote à la bassesse et à la pusillanimité. Je ne parle pas de cette generosité qu'Aristote appelle un appetit d'honneur; car je sçay que le Docteur Seraphique luy en donne un démenty, s'il ne l'explique de la gloire eternelle; et que le Docteur Angelique en a le mesme sentiment. Ce que saint Gregoire a observé en ses Morales, et dit qu'il n'est rien de si magnanime que de porter son esprit de l'honneur du monde à la gloire des choses incorruptibles; et quelquefois lors que l'on éclate en quelque action heroïque, l'on a de bas et de petits sentimens de soy-mesme en son coeur: et comme dit ce grand Pape, c'est par une generosité qu'on s'acquite de sa charge, lors que l'on ne permet point que le plus foible soit la proye du plus puissant, ny que l'innocence gemisse sous le faix d'une tyrannie insupportable, et que par quelque consideration ou retenue, l'on n'ose avertir le grand qu'il fait tort au petit. Vertu en laquelle a excellé cette Comtesse, comme je feray voir quand je parleray de sa justice.
Si l'humilité a rendu cette pieuse Marguerite recommandable, son obeissance n'a pas esté moindre. Ces deux vertus sont inseparables. Il est bien difficile d'estre obeissant si on n'est humble: Elle a aussi tousjours esté fort respectueuse vers Monsieur le General des galeres son mary, et obeissante à ses Confesseurs et à ses Directeurs.
Elle estoit si exacte à se soumettre à toutes les volontez que Dieu nous declare par ses inspirations, qu'il sembloit qu'elles luy tinssent lieu de commandement. C'estoit assez [396] qu'elle sceust par le moyen de ses Directeurs et de ses Confesseurs, que Dieu desiroit une chose, pour se croire obligée de l'accomplir: elle recevoit tous les mouvemens du saint Esprit, avec des respects qui se peuvent mieux penser que dire; il estoit sa loy en toutes choses, et soit qu'elle voulust entreprendre un dessein, ou donner un conseil, elle ne le faisoit jamais qu'aprés avoir consulté celuy qui est autheur de toutes les bonnes pensées: car lors elle estoit tres-exacte à suivre celles qu'il luy avoit envoyées, qu'on pouvoit dire d'elle ce que le Roy Prophete dit des Anges, qu'ils sont tousjours auprés de Dieu pour recevoir ses ordres, et les executer.
Cette pieuse Heroïne avoit acquis ces vertus par le moyen de la pieté, laquelle (comme dit saint Bernard au Pape Eugene III.) ne consiste qu'en la consideration de soy-mesme. Ce pieux Abbé de Clairvaux nous apprend, que c'est perdre la vie, que la passer sans cet exercice, et que c'est une mort continuelle, et la sepulture d'un homme vivant, que de ne s'entretenir pas en cette occupation, qui nous fait gouster (comme chante David) combien Dieu est doux et suave. Qu'ainsi ne soit, poursuit-il au 2. livre de la Consideration, vous apprenez par ce moyen, si vous avancez à la vertu, en la sagesse, et aux bonnes moeurs: vous considerez si vous estes plus patient ou moins retenu que de coustume: si vous estes plus debonnaire et plus facile que plein de fougue et d'impetuosité, plus humble que superbe, plus grave qu'affable, plus craintif que genereux, ou plus hardy et asseuré qu'il n'est necessaire. C'est là que vous tastez le poulx, et descendez en vous-mesme, pour considerer ce que vous estes de vostre nature, qui vous estes en vostre personne, et quel en vos deportemens et en vos actions.
C'est ce que pratiquoit Marguerite de Silly, dont la pieté estoit aussi accompagnée des trois vertus Theologales, sçavoir la Foy, l'Esperance, et la Charité.
Elle avoit une foy ferme, inébranlable, et une confiance de demander à Dieu tout ce qui luy estoit necessaire pour son salut, aprés quoy elle demeuroit en repos, laissant le [397] tout à la conduite amoureuse de la Providence divine. Je puis écrire en verité ce que j'ay appris d'un homme bien versé en la vie spirituelle, que depuis qu'il connoist le monde et qu'il traite les consciences, il n'a point rencontré une plus haute ny eminente foy que celle de feue Madame la Generale des galeres.
Elle avoit une grande esperance, ayant mis toute sa confiance en nostre Seigneur. Il ne falloit que la voir dans des difficultez, ou dans de grandes affaires, ou dans de saints desseins qu'elle concevoit à la gloire de Dieu, pour reconnoistre cette verité: Toutes ses esperances pour les biens eternels, estoient fondées sur les merites du Sauveur, sur l'amour qu'il a porté à sa creature, et sur l'ardent desir qu'il a de conserver l'ouvrage de ses mains, et de donner la vie eternelle à qui coopere à ses graces.
Elle avoit aussi une tres-grande Charité. Premierement au regard de Dieu, comme elle la faisoit paroistre en ses pratiques continuelles des vertus, en ses Communions de huit jours, (ausquelles saint Augustin exhortoit les fidelles de son temps, et en nos jours feu Monsieur l'Evéque de Geneve de bien-heureuse memoire, dans son Introduction à la vie devote) et en la delicatesse de sa conscience, jusques aux moindres defauts où les plus parfaits ne trouvent point de manquemens, elle s'imaginoit des déreglemens; mais elle estoit tres-constante en ses exercices spirituels. Secondement sa charité envers le prochain, qu'elle a fait paroistre en toutes les occasions qui se sont presentées à l'exemple du patient serviteur de Dieu, qui estoit le pied du boiteux, et l'oeil de l'aveugle. Ce qui a particulierement éclaté en la defense de l'absent; car jamais elle ne monstroit plus de generosité que quand il s'agissoit de la reputation, sçachant bien qu'il n'est rien de plus delicat que l'honneur, qui semble à la glace sur laquelle la moindre haleine fait des taches; et en effet, ou elle excusoit sa faute quand elle estoit manifeste, ou qu'elle ne pouvoit pas raisonnablement la soûtenir, la rejettant sur la foiblesse de la nature, ou bien sur la violence de la tentation, ou sur quelque autre cause; tant y a qu'elle passoit pour l'Avocate des absens, et on luy [398] donnoit cette qualité dans les compagnies: de sorte qu'elle servoit d'exemple à quantité de Dames qui ne font pas scrupule de déchirer la reputation de leurs égales.
Elle n'estoit pas seulement l'Avocate des absens, mais la mere des pauvres. Sa charité envers les mendiants estoit discrette, faisant l'aumosne plus volontiers à ceux qui estoient reduits en quelque grande necessité et misere, et à ses vassaux de Folle-ville en Picardie, de Joigny en Bourgongne, de Montmirail en Brie, et de ses autres terres plûtost qu'aux autres, suivant l'inclination de l'Epouse, ordinavit in me, etc.
C'est bien fait d'assister les pauvres qui sont les membres de nostre Sauveur; mais c'est encor mieux fait d'avoir un soin particulier du salut de ses proches et de ses domestiques; c'est en quoy cette sainte Dame a excellé; car outre qu'elle veilloit avec prudence, afin que le vice n'eust point d'accés en sa maison, elle avoit un soin tres-particulier que Messieurs ses enfans et ses domestiques fussent bien instruits en la crainte de Dieu. C'est pourquoy elle pria tres-instamment le Reverend Pere de Berulle, premier Superieur general de la Congregation de l'Oratoire (qui depuis a esté Cardinal) de luy donner un bon Precepteur pour Messieurs ses enfans. Ce tres-pieux Fondateur fit le choix de Monsieur Vincent de Paul, dont la probité est connue par toute la France, et qui est maintenant Superieur des Reverends Peres de la Mission, dont un grand Prelat (10) parle en ces termes: Ce bon serviteur de Dieu, que le Ciel semble avoir choisi dans nos jours, pour estre l'un des plus fidelles depositaires du zele des Apostres, et de l'esprit des premiers Ministres de l'Evangile, ne trouvant jamais rien d'impossible pour la Charité.
Sa pieté envers Dieu, toutes les vertus oeconomiques en sa maison, en ayant banny les blasphemes, et ne permettoit jamais aucun vice, sur tout l'yvrongnerie et l'impureté, qui sont les pestes qui gastent et ruinent les familles. En un mot sa maison estoit comme celle de sa belle-soeur Madame Marguerite-Claude de Gondy Marquise de Megnelets, une pepiniere de devotion, et un Seminaire de vertu.
[399] Elle avoit une grande charité, non seulement pour ses domestiques, mais aussi pour tous ceux qui demeuroient dans ses terres, par les beaux reglemens qu'elle apportoit parmy ses officiers; pour cela elle se resolut de faire la visite de toutes ses terres aux Provinces de Picardie, de Brie, de Champagne, de Bourgongne, où ses vassaux la recevoient avec des applaudissemens et des joyes incroyables, allant au devant d'elle avec la Croix et la Banniere, sur l'esperance certaine qu'ils avoient qu'elle leur apporteroit la douceur et le repos, estant la mere de ses vassaux, et l'appuy des oppressez: car elle cassoit les Juges ou les autres Officiers qui avoient mal-versé dans leurs charges, et recompensoit les gens de bien. Il arriva une fois qu'ayant receu quantité de plaintes contre l'un des Juges de ses Terres, elle le priva à l'instant de sa charge, et le remboursa de ses propres deniers.
Toute sa passion estoit de procurer l'avancement de la gloire de Dieu, et le salut des ames. Pour ce sujet elle envoyoit de temps en temps, et principalement à l'Advent et au Caresme des Predicateurs qu'elle entretenoit à ses dépens dans les bourgs et les villages de ses terres, et aussi de ses voisins, pour y prescher, confesser et catechiser ses vassaux. Et lors qu'elle voyoit les heureux succés qu'il plaisoit à nostre Seigneur de donner aux travaux de ces bons Ecclesiastiques, par le changement des moeurs, qu'elle reconnoissoit en ces villageois, et par l'instruction des petits enfans qui sçavoient la doctrine Chrestienne, elle estoit ravie d'aise, et saisie d'un contentement incroyable. Mais elle ne s'est pas contentée de profiter à ses vassaux, et de procurer le salut des ames durant sa vie, elle a aussi profité aprés sa mort, par la belle fondation de Messieurs de la Mission, de l'institution de Monsieur Vincent de Paul, ausquels elle donna liberalement quarante-six mil livres pour establir leur Congregation si utile et si necessaire, non seulement pour l'instruction des pauvres villageois, mais aussi de quelques habitans des villes, qui vivent sans avoir une assez grande connoissance des mysteres de nostre Religion, et des Sacremens de l'Eglise. Ce qui a donné sujet à cette [400] charitable et pieuse Dame de fonder Messieurs de la Mission, a esté le peu de capacité de quelques Prestres dans les villages: Car demeurant en un village de Picardie comme elle estoit assez jeune, elle s'apperceut que le Curé ne prononçoit pas quand elle se confessoit les paroles necessaires à l'absolution. C'est pourquoy elle l'envoya demander par écrit à un Pere Minime du Convent d'Amiens (11) (dont elle suivoit la direction pour lors) homme de grand merite, et d'une haute probité, duquel l'ayant receue, elle la porta tousjours sur elle, et la donnoit à ce Prestre quand elle se confessoit. J'ay appris cette particularité de Monsieur Vincent de Paul qui me l'a dite, et au Reverend Pere Jean Robineau Religieux de mon Ordre.
Ayant mené une vie si sainte, elle mourut aussi fort saintement à Paris le jour de la feste de saint Jean Baptiste de l'an 1625. et a receu les honneurs de la sepulture dans la Chapelle de saint Joseph de l'Eglise de la Mere de Dieu, ou des Reverendes Meres Carmelites de la rue Chapon à Paris, où j'ay appris qu'un habitant de Joigny estoit venu faire sa neuvaine par le conseil de ses Directeurs et de ses Confesseurs, avoit esté guery d'une dangereuse maladie par l'intercession de cette Dame, dont la memoire est venerable.
Philipe Emanuel de Gondy Comte de Joigny, et Marquis des Isles d'or, neveu, et frere de grands Cardinaux, et Commandeurs des Ordres du Roy, et General des galeres de France, estant veuf d'une si douce, si honneste et si sainte femme, a esté tellement touché de cette perte, qu'il a quitté ses Marquisats, ses Comtez, ses honneurs et ses charges eminentes dont il avoit esté honoré par les Rois Henry IV. et Louys XIII. pour se retirer dans la Congregation des Prestres de l'Oratoire de Nostre Seigneur JESUS-CHRIST, au grand étonnement de toute la Cour, qui admira sa magnificence et son adresse en plusieurs occasions; entre autres au Carouzel, où il estoit l'un des cinq Chevaliers de la Fidelité, sous le nom de Polidamant, qui signifie dompteur de plusieurs: aussi a-t'il depuis dompté au mois de Juin de l'an 1620. pour le service de Dieu et du Roy, le fameux Corsaire Soliman Rais, et autres Corsaires d'Alger et de Barbarie, [401] qui faisoient des ravages sur la mer Mediterranée, et l'an 1622. les Religionnaires rebelles à Argenton, et autres lieux; estant vray heritier des vertus et des biens de son pere le Duc et Mareschal de Raiz, que j'ay loué dans l'Eloge d'Elizabet d'Austriche Reyne de France (12), et aussi des vertus et des biens de son oncle paternel Pierre Cardinal de Gondy Evéque de Paris, Comte de Joigny, et Commandeur de l'Ordre du Saint Esprit, auquel sa douceur luy acquit les coeurs de tout le monde; l'Italie et la France l'estimerent également, et jamais ces deux Cours ne se trouverent si bien d'accord, que quand elles voulurent l'honorer de la pourpre (13). Il conserva sa fidelité au milieu de la rebellion; et pendant la fureur des guerres de la Ligue, il ménagea si bien les interests de la Religion et de l'Estat, que servant le Roy il defendit l'Eglise, et combattit l'heresie. Il travailla le premier à la conversion de Henry le Grand, et de son consentement il sollicita en Italie sa reconciliation avec le Pape Clement VIII. au nom de toute la France. Sa fidelité vers nos Rois Charles IX. Henry III. et Henry IV. et les artifices des Etrangers ennemis de cette Couronne, le rendirent suspect à ce Pere commun de l'Eglise; et l'entrée de Rome ne luy fut permise qu'à condition qu'il ne parleroit point de cette affaire: mais il s'y conduisit avec tant d'adresse, que comme il avoit desja preparé cet incomparable Monarque à reconnoistre le successeur du Prince des Apostres, il disposa celuy-cy à recevoir le fils aisné de l'Eglise, et commença heureusement un ouvrage, duquel dépendoit le salut du Roy, et le repos de ce Royaume.

(1) Silly, d'hermines, à 3. tourteaux de gueules rangez en chef; et une vivre de gueules mise en fasce: Les autres disent d'hermines, à la fasce vivrée ou ondée de gueules, et 3. tourteaux de mesme, rangez en chef.
(2) Lannoy d'Amerancourt, blazonné à la page 301. du 1. Tome.
(3) Sarrebruche, d'azur, à un lyon d'argent, couronné d'or, l'escu semé de Croix recroisetées, au pié long de mesme.
(4) Guynes, vairé d'or, et d'azur.
(5) Gand, depuis dit Vilain, de sable, au chef d'argent. Ardres, d'argent, à l'aigle de sable. Coucy, fascé de vair et de gueules, de six pieces. Bourbon ancien, dor, au lyon de gueules, à l'orle de huit ou dix coquilles d'azur.
(6) Montmirail, de gueules, au lyon d'or.
(7) Machaut, d'argent, à trois testes de corbeau arrachées de sable, la chair de gueules. Danguechin Verdilly porte les mesmes armes.
(8) Gondy, d'or, à deux masses d'armes de sable passées en sautoir, liées de gueules par en bas.
(9) Voyez l'Eloge de Madame la Duchesse de Raiz.
(10) Monsieur l'Evéque du Puy au Chapitre 25 de la 2. partie de la vie de la Venerable Mere de Chantal.
(11) Le Pere Claude Lair.
(12) Voyez les pages 549. et 550. du 1. Tome.
(13) Hierôme de Benevent. Jean François Senault, et autres.

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