Gabrielle de Gadagne/Hilarion de Coste

[I,756] GABRIELLE DE GADAGNE (1), COMTESSE D'ANJOU, et de Chevrieres.

GABRIELLE de Gadagne Comtesse d'Anjou et de Chevrieres, estoit fille de Guillaume de Gadagne Seigneur de Boteon, de Meys, et de Miribel en Forests, Comte de Verdun en Bourgongne, Baron de Balmont en Lyonnois, Chevalier des Ordres du Roy, Seneschal de Lyon, et Lieutenant general pour nos Monarques au Gouvernement de Lyonnois, de Forests et de Beaujolois, et de Jeanne de Sugni (2), Dame tres-vertueuse et tres-noble: car la Maison de Sugni est l'une des plus considerables du pays de Forests, et la mere de cette pieuse Heroïne a esté l'exemple des Dames de son temps dans l'exercice de toutes les vertus Chrestiennes.
Gabrielle de Gadagne, digne fille d'un pere et d'une mere si riches et si nobles, fut nourrie et eslevée à la vertu et à la pieté dans ces deux Monasteres des Religieuses de Jourscay en Forests, et de Saint Pierre de Lyon, ayant pour Directeurs de sa conscience les Religieux Minimes de saint François de Paule du Convent de Nostre-Dame de l'Assomption, prés l'Eglise de Saint Just à Lyon, que cette Dame a tousjours aymez et honorez comme ses premiers Peres spirituels, et ses [757] Directeurs en ses exercices de devotion, par lesquels elle s'est rendue admirable tous les jours de sa vie en ces trois diverses conditions de fille, de mariée et de veuve, comme la suite de sa vie nous le fera voir.
Ayant donc adjousté aux avantages de sa naissance et de son bon esprit, ceux de la nourriture et de la vertu, elle ne pouvoit pas manquer d'estre recherchée en mariage par les plus illustres Seigneurs de ces pays là. Ce fut Jaques Mite (3), Seigneur et Baron de Miolans (4) (5), de Chevrieres, et de Saint Chamond, Comte d'Anjou en Daufiné, Chevalier des Ordres du Roy, et Lieutenant pour sa Majesté en ces trois Provinces, le Lyonnois, le Forests, et le Beaujolois, qui eut ce bon heur d'épouser l'an 1600. la vertueuse et sage Gabrielle de Gadagne, qui lors estoit veuf de Gasparde de Saint Chamond, Dame fort sage et pieuse, issue des illustres Maisons de Saint Chamond (6) et des Prez (7), de laquelle il avoit une fille (8) et un fils Melchior Mite de Chevrieres, Marquis de Saint Chamond, Baron, Comte et Seigneur des mesmes places, aussi Chevalier des Ordres du Roy, et Lieutenant au Gouvernement des 3. Provinces susnommées, et en celuy de Provence, qui a esté Maistre de Camp, puis General dans les armées de sa Majesté, Ministre d'Estat et Ambassadeur extraordinaire vers les Ducs de Mantoue et les Princes du saint Empire, et depuis à Rome. Gabrielle ayant eu l'honneur d'estre la fille, la femme et la belle mere de Chevaliers de l'Ordre, d'Ambassadeurs et de Lieutenans generaux de nos Rois, son pere et son mary ayant esté aussi souvent employez en de glorieuses Ambassades pour le service de nos Monarques. J'ay dit que le Seigneur de Chevrieres eut le bon-heur d'épouser cette vertueuse Heroïne; car un mary est tres-heureux qui rencontre une bonne femme. C'est un don de Dieu, le partage de ceux qui le craignent, et une partie de la felicité de la vie.
De cet illustre et fortuné mariage qui ne dura que six ans, il en sortit 4. enfans, 2. fils et deux filles. De ces 4. enfans, trois moururent en bas aage, ne luy restant pour toute consolation aprés la mort de feu Monsieur de Chevrieres son mary (qui deceda l'an 1606.) que Jean-François Baron de [758] Miolans, Comte d'Anjou en Daufiné, son tres-cher et très uniquement aymé fils, à qui elle attacha si fortement son coeur, ses pensées, ses desirs, et ses desseins aprés la mort de son mary, que ce fut une espece de petit miracle à tous ceux qui eurent la connoissance de l'extréme passion qu'elle avoit pour luy, de voir qu'elle n'expira point à la funeste nouvelle de sa mort.
Gabrielle de Gadagne Comtesse d'Anjou et de Chevrieres, ayant perdu son mary six ans aprés avoir épousé ce Seigneur, demeura en viduité par l'espace de 29. ans, edifiant les Provinces de Bourgongne, de Lyonnois, de Forests, et de Daufiné par ses vertus et ses merites; c'estoit un Ange devant ses noces, la continence et la chasteté mesme dans le mariage, et dans la condition de veuve elle se surmonta soy mesme, ayant fait une vie tres-pure et tres-sainte; aussi portoit-elle souvent une rude ceinture, et des brasselets de rosettes d'argent extrémement picquans à ce dessein: car il est tres-certain qu'elle a vécu angeliquement devant son mariage, tres-chastement dans le mariage, et tres-saintement en son veuvage. Je n'exhorteray pas les jeunes veuves à pratiquer une vie si austere et si rigoureuse que cette Dame là, mais bien à l'imiter en sa louable viduité de 29. années; lesquelles la pluspart mettent du fard sur les larmes forcées dés le lendemain du trépas de leurs maris, et qui dés le retour de leurs funerailles, forment des pensées en leur esprit, et des desseins pour en recouvrer bien-tost un autre; six ans mariée, 29. ans veuve! c'est un excellent témoignage de sa pureté et de sa continence, comme aussi de l'amour inviolable qu'elle avoit pour Monsieur de Chevrieres son mary: Par cette vertu elle leur a donné une excellente leçon de ne point tenter de secondes noces, pour ne point replonger leur liberté dans un second naufrage: c'est ce qu'elle avoit bien compris par sa propre experience, comme elles devroient avoir fait par la leur, que le mariage a je ne sçay quoy d'empeschant et d'embarrassant; principalement pour les vertus heroïques, où Gabrielle de Gadagne avoit de fortes inclinations.
Son humilité n'a pas esté moindre que sa pureté, aussi [759] cette vertu est le fondement de toutes les autres, et sans laquelle les vertus degenerent en vices? Cette vertu l'a fait aymer et cherir de Dieu et des hommes. Et sans vanité, je puis dire que cette devote Heroïne en a tiré les premieres instructions de nos Minimes ses premiers Peres spirituels, comme n'ignorent pas ceux qui ont eu l'honneur de la frequenter, et comme remarque le Pere Joseph Besson de la Compagnie de JESUS, en l'epitaphe ou eloge funebre qu'il a dressé à sa memoire: qui ayant voulu faire un signalé progrés en la vie devote et spirituelle, a fort bien commencé par cette vertu, qui est la base de toutes les autres.
Ceux qui l'ont pratiquée long temps dans la suite d'une infinité d'actions, n'ont jamais remarqué le moindre mouvement de faste, qui ait pû offenser leurs yeux, ou choquer leurs pensées; elle estoit modeste en ses regards, reservée en ses paroles, moderée en ses actions, simple en ses habits, familiere aux siens, et affable aux petits et aux pauvres, aux pieds desquels on l'a veue souvent prosternée pour leur laver plustost de ses larmes que d'autre eau, puis les baiser humblement, et les envoyer comblez de ses bien-faits; c'estoit ce qu'elle faisoit tous les Jeudis de la Semaine Sainte. Combien de fois dans l'Hospital l'a-t'on trouvée faisant les lits des malades, leur portant le morceau à la bouche, les servant de ses mains, les consolant de sa voix, et les estonnant tous de sa profonde humilité, et de son ardente charité? C'estoit son exercice presque tout le temps de l'hyver, mais principalement durant la sainte saison du Caresme; combien de fois nos Minimes de Lyon ont-ils receu cette devote Comtesse-là comme Fondatrice du Convent de Saint Chamond, accompagnée seulement d'une Demoiselle et d'un Gentil-homme, afin de ne point interrompre les exercices des Religieux avec une suite de femmes qui sont curieuses de voir les Monasteres, et veulent y entrer par la faveur des Fondatrices, afin d'aller plus librement visiter les malades à l'Infirmerie? Combien de fois ses filles les Religieuses de l'Annonciade (dites communément les Celestes) de Lyon ont-elles admiré cette Dame aussi leur Fondatrice, la voyans se retirer auprés d'elles, pour y pratiquer les [760] plus humbles offices de leur Monastere, ainsi que nous lisons de plusieurs Dames vertueuses, et mesme de quelques Princesses, dont j'ay écrit les vies et les eloges dés la premiere edition; et entre les autres Marie de Baviere, Archiduchesse de Grats: Marguerite de Lorraine, Duchesse d'Alençon: Antoinette de Bourbon, Duchesse de Guyse: Marie de Luxembourg, Duchesse de Mercueur. Ces bonnes Religieuses ont donné des témoignages, que jamais elles n'ont ouy de sa bouche une seule parole qui ressentist l'air de la vanité, ou de sa propre louange, dont elle avoit une aversion extréme; mais bien plustost, qu'elle embrassoit toute sorte d'occasions pour se confondre et pour s'humilier, jusques à leur faire bien de la honte: et que dans leur petite communauté, quand elle leur faisoit l'honneur d'y vouloir estre, jamais il ne leur fut possible de la porter, non seulement à prendre la premiere place, qui luy estoit deue devant toutes, mais de l'obliger mesme à prendre le pas, ou la main devant la moindre Novice ou Soeur laye, faisant tous les plus vils et les plus abjects ministeres de leur Maison avec des sentimens de joye, de devotion et d'humilité, qui charmoient leurs coeurs, ravissoient leurs esprits, et tiroient de leurs yeux les larmes d'une consolation bien sensible.
En suite de son humilité, on peut dire que sa douceur estoit incomparable; ce sont deux soeurs qui se tiennent par la main, et les deux plus ravissantes vertus du Sauveur du monde. Ceux qui ont estudié de plus prés la complexion naturelle de cette devote Dame, ont estimé qu'elle fut sanguine et bilieuse, et par consequent cholerique, prompte, et sujette à de soudains humeurs: Et ceux qui se meslent de la Morale nous veulent faire croire, que quoy qu'on fasse, on ne remporte jamais une parfaite victoire sur ses inclinations naturelles; que de vouloir vaincre son naturel, c'est vouloir sauter au dessus de son ombre, ou s'esloigner de soy mesme; que l'on peut bien mortifier ses passions, non pas les faire mourir; les empescher d'estre maistresses, non d'estre rebelles: Ce sont de beaux discours, ausquels l'on peut donner passeport pour quantité de personnes, qui sont dans [761] le monde, mais celle dont je fais l'Eloge fut si au dessus du commun, et acquit un si haut empire sur ses mouvemens, qu'elle sembloit estre insensible dans les plus pressantes occasions et rencontres: et jamais Gabrielle de Gadagne ne fit mieux paroistre cette vertu que quand on luy apporta inopinément la nouvelle de la mort de son fils unique. Ce fut (comme j'ay dit cy-devant) un miracle que cette bonne mere n'expira quand on luy donna cette funeste nouvelle. Ce fils, l'idole de cette mere, l'honneur des pays de Forests et de Daufiné, une des esperances du Royaume, en la fleur, et aux plus beaux jours de sa vie, en l'aage de 20. ou 21. an, au retour d'Italie, où il estoit allé faire ses exercices, et où il avoit si glorieusement reussi, qu'il passoit pour un Seigneur des mieux faits et des plus accomplis de la France, aprés avoir receu du Roy Louys XIII. au siege de Montauban, un glorieux témoignage de l'estime que sa Majesté faisoit de son courage et de son merite, dans la commission qu'elle luy donna d'aller en Lyonnois et en Forests lever un regiment de gens de pied pour son service, estre emporté malheureusement par la violence d'une mine, qui joua la veille de son depart, estre enveloppé là dedans, faire naufrage dans le port, et mourir sous les yeux du feu Roy, qui le regreta extrémement? et cette mere dans les ardeurs de sa passion, dans les impatiences de l'attente de son fils unique, dans les desirs inexplicables de le voir et de l'embrasser, au lieu de ses pretendues satisfactions, apprendre en mesme temps les tristes nouvelles de sa mort, et ne point mourir? et vivre aprés ce coup là? et vivre dans les termes de resignation, de sainteté, et de perfection que toute la ville de Lyon et les Provinces voisines ont veu et sceu depuis l'an 1621. qu'elle le perdit, jusques en 1635. que Dieu l'a retirée de cette vie à une meilleure? Si ce n'est un miracle, nous pouvons croire, que c'est du moins un prodige de la grace de Dieu en nos jours, pareil à celuy qui arriva l'année suivante 1622. à la tres-vertueuse et tres-sage Princesse Anne de Caumont Comtesse de Saint Paul, quand on luy apprit la funeste nouvelle de la mort de son fils unique Leonor d'Orleans Duc de Fronsac. Ces deux [762] prodiges de constance en ces deux bonnes meres Anne de Caumont Comtesse de Saint Paul, et Gabrielle de Gadagne Comtesse de Chevrieres, doivent ravir ceux qui les considerent.
La Comtesse de Chevrieres ayant receu la nouvelle de la mort de son fils unique, fut assistée en son affliction de plusieurs Religieux de divers Ordres, particulierement des Minimes qui avoient esté les Directeurs de sa conscience, tant lors qu'elle estoit mariée à Monsieur de Chevrieres, Lieutenant de Roy à Lyon, que depuis le decés de ce Seigneur là qu'elle fit son sejour et sa demeure à Anjou en Daufiné, se servant des Minimes du Convent de Nostre-Dame de Roussillon, fondé par MM. de Tournon, qu'elle envoyoit querir toutes les festes: et le Comte d'Anjou et de Chevrieres son fils allant au siege de Montauban fut à Roussillon faire ses devotions, et recommanda à sa mere les Minimes qu'il avoit conneus et pratiquez tant en France qu'en Italie au Convent de la Trinité du Mont à Rome; ce qui a donné sujet à la fondation du Convent de Saint Chamont en Forests.
Cette devote Dame s'estant entierement resignée à la volonté de Dieu, quand elle fit la perte d'un fils (qui par la vertu de son courage promettoit d'égaler, voire de surpasser la reputation de ses ancestres, desquels le nom est celebre en l'Histoire) fut visiter le saint Suaire de Besançon, menant en sa compagnie le Pere Antoine l'Hoste Religieux de l'Ordre des Minimes, qui l'assista non seulement en ce voyage (durant lequel elle pratiqua de tres-grandes devotions) mais aussi par l'espace de trois années, jusques à ce qu'il pleust à Dieu de retirer ce bon Pere de cette vie à une meilleure. La Comtesse de Chevrieres avoit honoré ce Religieux, d'autant qu'il l'avoit grandement assistée en son affliction avec le Pere Antoine Luc Religieux du mesme Ordre: elle les appella depuis ses bons enfans, et Dieu se servit de ces Peres pour la consoler en sa perte tres-sensible, en laquelle par leur moyen, elle prit la resolution de faire plus que jamais une vie sainte et digne du Ciel, et practiquer les vertus qui l'ont rendue depuis si admirable. Aussi elle fut assistée [763] en ses exercices de devotion par les Reverends Peres Jesuites, en faveur desquels elle a fondé un second College à Lyon, comme je diray à la fin de cét Eloge.
Entre les actions que je trouve plus admirables en la vie de cette Comtesse, c'est un trait excellent qu'elle fit envers un de ses domestiques, par lequel l'on peut voir sa douceur et sa bonté, et comme elle pardonnoit les injures. Nous venons de voir la passion inconcevable qu'elle avoit pour son fils unique, et la douleur extréme qu'elle conceut en sa mort: elle fut si constante à se vouloir affliger là dessus, et à conserver un souvenir si desavantageux et si funeste dans son esprit, qu'elle ne pouvoit pas souffrir l'abord de ceux qu'elle soupçonnoit avoir apporté moins de soin pour la conservation de ce cher fils: un sur tous malgré qu'elle en eust, effrayoit son imagination à la rencontre; et comme un Religieux qui avoit un grand ascendant sur son esprit, fut un jour la trouver dans un Monastere de Religieuses à Lyon, où elle estoit, pour la supplier de se laisser persuader à le voir, elle s'évanouit à ce mot dans le parloir; puis estant remise par les soudains remedes qu'on y employa; Je vous supplie mon Pere (dit-elle) de pardonner à la foiblesse de la nature; ce n'est pas que je n'aye pour luy toutes les resolutions que vous pourriez desirer de moy, bien qu'asseurément il soit la cause de mes déplaisirs; mais c'est que je ne sçaurois voir cet homme, que je ne me represente mon pauvre fils; c'est ce qui me renverse l'esprit et le coeur: et pour vous faire voir que je ne luy veux point de mal, c'est que dans mon testament je me suis souvenue de luy aussi honorablement, que si j'avois tous les sujets du monde d'estre satisfaite de sa conduite: que si aprés cela vostre Reverence desire de moy quelque chose de plus, me voila preste à obeyr: Le discours de cette Dame est digne d'admiration, mais elle n'en demeura pas là; car peu de jours aprés elle fit voir comme elle vivoit saintement, imitant le Sauveur de nos ames en l'oubly des offenses. Gabrielle de Gadagne fit en mesme temps les exercices spirituels, dont estant sortie aprés les avoir continuez huit ou dix jours entiers, elle envoya querir cet homme là, luy fit mille complimens, le pria de manger à sa table, le servit de sa propre main, le ravit de sa bonté, le trai-[764]ta avec la meilleure chere, et avec toutes les caresses du monde.
Par cette action genereuse et vrayement Chrestienne, la Comtesse de Chevrieres fit voir que si elle estoit cholerique, elle avoit bien adoucy son humeur, et en estoit maistresse parfaitement.
Voicy un autre exemple, par lequel cette devote Heroïne a aussi fait éclater cette vertu. Elle fut à saint Nisier la plus grande Parroisse de Lyon pour ouir le Sermon d'un excellent Predicateur assez conneu pour sa doctrine et sa pieté, qui prescha avec un zele d'un vray Orateur Chrestien, contre les sentimens de la vengeance: la Comtesse de Chevrieres mit une épingle sur sa manche pour faire impression à sa memoire; puis la predication estant finie, elle fit chercher par ses gens une personne qu'elle avoit remarquée dans l'Eglise, pour qui elle avoit une aversion bien grande, et l'ayant trouvée et approchée, elle l'embrassa, auparavant que de sortir, avec toutes les tendresses de son coeur et de sa charité.
Il ne faut pas s'estonner si cette Dame a esté si humble, si douce et si debonnaire; si l'on considere le bon ordre qu'elle tenoit pour se gouverner en ses exercices de pieté, et comme elle possedoit en souverain degré les trois Vertus Theologales, la Foy, l'Esperance, et la Charité.
Pour parler premierement de sa devotion et de son oraison, ceux qui ont eu l'honneur de la frequenter sçavent qu'elle faisoit tous les jours sans y manquer, une grande heure de meditation le matin, dont elle avoit digeré le sujet dés le soir, devant que faire son dernier examen de conscience: en suite elle oyoit la Messe, recitoit l'Office de Nostre-Dame, disoit son Chapelet ou le Rosaire, lisoit ou faisoit lire un livre de devotion, recitoit les Litanies des Saints, où se trouvoient tous ses domestiques, avant que de se retirer, puis elle terminoit sa journée par les saintes reflexions de ses examens, où pour mieux reussir, elle portoit d'ordinaire à dessein un petit chapelet à la ceinture, pour remarquer le nombre des manquemens qu'elle pouvoit commettre, ou touchant le defaut qu'elle combattoit, ou contre la vertu qu'elle poursuivoit: toutes les semaines elle [765] frequentoit reglément et constamment les saints Sacremens de la Confession et de la Communion trois ou quatre fois, mais tousjours avec des respects tres-grands, et des sentimens extraordinaires. Tous les mois elle se retiroit un jour entier, pour penser et se disposer à bien mourir, et Dieu l'a prise en cet estat là (comme nous verrons à la fin de cette Vie;) mais cette disposition se faisoit par une confession generale, depuis le mois passé, avec un deluge de larmes, par une Communion toute de feu, et par une suite de trois grandes meditations d'une heure chacune, et bien souvent sans aucune distraction, pleines d'ardeurs et de souspirs, demeurant ce jour là dans une parfaite recollection.
Elle ne pouvoit pas vivre autrement, possedant, comme j'ay écrit cy-devant, ces trois vertus, la Foy, l'Esperance et la Charité, qui regardent Dieu immediatement.
Sa Foy estoit incomparable; aussi un grand homme bien versé en la science des Saints, a dit souvent, et laissé par écrit, que jamais depuis qu'il cognoist le monde, et qu'il traite les consciences, il n'a rencontré une plus haute, ny plus eminente Foy que celle de la Comtesse de Chevrieres. Il prouve son dire par ses sentimens, par ses discours, et par ses actions; par ses sentimens, car quand elle pensoit au Paradis, à l'eternité, au tres-saint Sacrement, et à tout le reste de nos mysteres, elle fondoit en larmes; par ses discours, car quand elle en parloit, elle sembloit un Srafin bruslant, son visage estoit en ardeur, ses yeux en eau, son coeur en feu et en flame, et tout son esprit dans ses plus gayes pensées. Souvent les Religieuses de l'Annonciation qu'elle a fondées à Lyon, ont rendu ce fidele témoignage à la verité, (aussi bien que ses Confesseurs et Peres spirituels) qu'elles estoient plus excitées à servir Dieu avec ferveur et zele quand ils l'avoient ouy discourir des mysteres de nostre Religion, que quand elles sortoient de leurs meditations. Par ses actions, car il ne falloit que la voir, ou dans quelque affliction, les yeux levez au Ciel, l'esprit ravy en Dieu, et le coeur resigné parfaitement à ses saintes et divines volontez, ou bien dans l'exercice de l'Oraison, ou dans l'u-[766]sage des Sacremens, pour comprendre la grandeur de sa Foy.
Celle de son Esperance a esté telle, qu'elle avoit logée toute sa confiance en Dieu: il ne falloit que voir la Comtesse de Chevrieres dans des difficultez, ou dans de grandes affaires, ou dans les bons desseins qu'elle concevoit à la gloire de Dieu, pour reconnoistre cette verité; car c'est là où l'on eust dit la voyant, qu'elle n'avoit ny biens, ny pouvoir, ny credit, ny authorité en ce monde pour les faire reussir, parce qu'elle avoit mis seulement toute sa confiance et son esperance en Dieu.
Sa Charité n'a pas esté moindre que sa Foy et son Esperance. Jamais la vertueuse Gabrielle de Gadagne ne desira rien plus que d'estre utile à tout le monde, et de secourir de ses biens les miserables et les pauvres, qui sont les membres de JESUS-CHRIST. Aussi l'on ne peut avoir une vraye et parfaite Charité envers Dieu, si on n'a la Charité envers le prochain: car comment, dit saint Jean, peut-on dire si effrontément que l'on ayme Dieu, que l'on ne voit point, si l'on n'ayme pas le prochain, que l'on a devant ses yeux? Sa maison estoit la retraite des pauvres, sur tout des honteux, envers lesquels elle estoit fort liberale. Estant mariée à M. de Chevrieres elle fit chasser de Saint Chamont quelques femmes de mauvaise vie, tant pour n'attirer l'ire de Dieu sur elle et sur sa Maison, que pour mieux conserver l'honneur des jeunes filles. Tandis qu'elle a esté en la condition de mariée, mais encore en celle de veuve, elle n'a jamais oublié de faire lever de sa table les meilleurs morceaux, et les envoyoit à de pauvres malades. Tout son soin estoit d'avoir chez elle une quantité de chemises et d'habillemens pour donner aux necessiteux és diverses occasions qui se presentoient, ou de s'employer avec ses Demoiselles et ses servantes à faire de la gelée et des confitures pour les malades qui n'avoient pas les moyens pour estre assistez en leurs infirmitez. Si quelqu'un écrit un jour amplement la vie de cette Dame charitable, il racontera au long ses aumosnes; car je ne puis pas en cet Eloge faire une liste des pauvres qu'elle a revestus, des affamez qu'elle anourris, des honteux qu'elle a assistez, des pestiferez qu'elle a secourus, des abandonnez [767] qu'elle a receus, des orfelins et des orfelines qu'elle a retirez, (elle avoit encore deux petites filles Lorraines de cette condition là auprés d'elle quand Dieu l'a retirée de ce monde) les pauvres filles perduës qu'elle a reduites et mariées, aussi les orfelins l'appelloient leur mere, les Religieuses leur nourrissiere, et les pauvres leur thresorieres. Le jour de son decés l'on vid un bon vieillard se traisner jusques à la porte de son Hostel, où estant arrivé il cria hautement, ayant le visage baigné de larmes, «Ne me permettra-t'on point d'aller rendre les derniers devoirs à ma bonne Dame et maistresse, et de jetter de l'eau beniste à celle qui m'a donné le pain et la vie par l'espace de vingt-six ans».
«Quand on ayme bien quelqu'un (disoit nostre Roy saint Louys) on est bien aise de sçavoir de ses nouvelles, ou d'en ouir parler»: le plus grand contentement que recevoit cette charitable Comtesse lors qu'elle faisoit son sejour à Saint Chamont, ou à Anjou en Daufiné, et en ses autres terres et maisons champestres, c'estoit d'entendre la parole de Dieu, honorant les Predicateurs comme des Anges et des hommes Apostoliques. Toute sa passion estoit de procurer l'avancement de la gloire de Dieu, et le salut des ames. Pour ce sujet elle envoyoit de temps en temps, principalement au Caresme, des Peres Jesuites, qu'elle entretenoit à ses propres frais, parmy les bourgs et les villages de ses terres pour y prescher, catechiser, et confesser ses vassaux; et lors qu'elle voyoit les bons succés qu'il plaisoit à Dieu de donner aux travaux de ces Peres, par les changemens de moeurs, qu'elle remarquoit en ces bons villageois, et par l'instruction des petits enfans qui venoient à elle, chantans des hymnes spirituels, et recitans les leçons de la doctrine Chrestienne, c'est à l'heure qu'elle estoit toute ravie d'aise, et saisie d'un contentement nom pareil: mais voicy qui resent parfaitement parfaitement son Apostre, ou qui tient extrémement de l'esprit Apostolique des saints Augustin Apostre des Anglois, Suibert des Frisons, Boniface des Allemans, Dominique, François Xavier, Martin de Valence, Gaspar Barsée; et c'est qu'elle mesme prenoit la peine d'enseigner la doctrine Chrestienne aux petites filles, sur le parvis [768] de l'Eglise, n'osant par respect entreprendre de le faire au dedans, se ressouvenant que l'Apostre defend aux femmes d'y parler; et bien souvent se tenant à la porte, à l'issue de la predication, elle remettoit en memoire au peuple qui en sortoit, les principaux points du sermon. Mes amis (disoit cette bonne Comtesse) avez-vous bien compris ce poinct de l'enormité du peché mortel? de l'importance d'une bonne confession? de l'espouventable rigueur du jugement de Dieu? de l'eternité des peines de l'enfer, et des joyes inconcevables du Paradis? Je vous prie qu'il vous en souvienne, et ne l'oubliez jamais. Souvent cette vraye Heroïne Chrestienne faisoit venir dans son Chasteau tous les petits enfans du voisinage, et ayant separé les garçons dans une salle, pour les faire instruire par des Peres Jesuites, ou d'autres Religieux, elle attiroit dans une chambre toutes les petites filles, où elle leur faisoit reciter leur creance, les apprenoit à se confesser, et leur enseignoit mille devotes chansons spirituelles, pour supprimer le detestable usage des profanes et des lascives, et les renvoyoit aprés cela tous comblez de ses bien-faits spirituels et temporels, à leurs parens, qui ne se peuvent resouvenir de ce temps-là, qu'avec des regrets infinis, d'avoir perdu leur bonne et incomparable maistresse. Mais l'advantage cependant qui leur en est demeuré, c'est qu'il ne se void gueres de peuple plus Chrestien ny mieux instruit que celuy de tous les lieux voisins des terres de cette charitable Comtesse, laquelle quand il estoit question, par obligation de charité, d'avertir quelques personnes de condition, dont la liberté alloit au prejudice du public, elle en conferoit premierement avec ses Confesseurs, puis recommandoit soigneusement l'affaire à Nostre Seigneur, et se portoit en suite dans l'execution, avec tant de douceur, d'accortise, et de prudence, que l'amendement en estoit infaillible: et quand quelques-uns de ses domestiques ou de ses servantes l'avoient faschée extraordinairement, ou qu'ils avoient commis quelque grande faute, elle leur payoit les gages entiers d'une année, quand ils n'y eussent esté que deux mois, puis les renvoyoit doucement, sans leur dire le moindre mot du monde, qui tinst de la passion, ou qui fust capable de les af-[769]fliger, ayant un soin tres-particulier de leur salut, et qu'ils n'offensassent point la divine Majesté.
Ceux qui ont eu le bon-heur de voir et de hanter la charitable Gabrielle de Gadagne, sçavent qu'elle n'eut point d'autre intention que de procurer le salut des ames, et de l'avancement de la gloire de Dieu, quand elle fonda liberalement ces trois Maisons de Religion et de pieté: La premiere est la belle Eglise et le Convent des Minimes de saint Chamont, qui a pour Patrone la tres-sainte Vierge Mere du Sauveur, à laquelle aprés Dieu cette devote Comtesse avoit une particuliere confiance. Le Pere François de la Noue en la Chronique de nostre Ordre, qu'il a écrite en Latin d'un tres-bon stile, n'obmet pas de louer Gabrielle de Gadagne pour sa pieté et sa charité, qui paroist en tous les lieux de cette Maison reguliere, qu'elle a donnée aux Religieux de l'Ordre de saint François de Paule, et fondée, dotée, meublée, et embellie tres-liberalement, s'estant tousjours promise (ce sont les mots d'un Pere Jesuite qui a fait son Oraison funebre) de leur probité, sainteté de vie et sage conduite, tous ces avantages que par effet elle en a receus depuis, et pour le bien de son service en particulier, et pour le general de ce pays là: aussi les tenoit-elle pour les aisnez de ses enfans adoptifs, les aymant, les estimant, et les honorant tres-parfaitement en cette qualité (9). Cette Dame donna à ce Convent là le Chef de saint Anastase Pape, et le consigna entre les mains du Pere François Luguet, Theologien et Predicateur de l'Ordre des Minimes, qu'elle avoit eu de Messieurs de Saint Jean de Lyon, et Messieurs les Comtes de Saint Jean l'avoient eu de feu Mr Denys Simon de Marquemont (10) leur Archevéque, et depuis Cardinal. La devote Comtesse donnant ce Chef precieux de ce saint Souverain Pontife, le fit enchasser dans un beau reliquaire d'argent. Avant que fonder le Convent de Saint Chamont, elle avoit grandement contribué à l'establissement de celuy de Mascon, qui a pour titulaire et Patrone sainte Anne mere de la Vierge (ayant depuis esté fondé par Anne de Chandon, femme de Monsieur de Boyer, Dame fort devote et vertueuse) non seulement pour y avoir donné de grandes aumosnes, et procuré des biens notables, mais pour avoir par [770] sa presence (estant venue là exprés) vaincu et surmonté par son zele et son courage plusieurs difficultez et traverses qu'eurent nos Religieux Minimes de la Province du Duché de Bourgongne à l'establissement de cette devote Maison.
La seconde Fondation qu'a faite la Comtesse de Chevrieres pour la gloire de Dieu, c'est le tres-devot Monastere des Religieuses du second Ordre de l'Annonciade, étably en l'Eglise par une Dame Génoise, de laquelle j'ay fait l'Eloge dans ce livre des Dames illustres, où l'on peut voir comme les Filles de cet Ordre là sont dediées tres-particulierement au service de JESUS et de MARIE, les principaux points de leurs regles estans dressez sur la vie de Nostre Seigneur et de Nostre Dame, en quoy ces bonnes Religieuses reussissent en perfection. Cette charitable Dame fonda et bastit ce Monastere dans Lyon, où ceux qui passent par cette ville là peuvent voir combien elle estoit liberale et magnifique. La Comtesse de Chevrieres ayma ces Religieuses de l'Annonciation avec des tendresses de coeur nompareilles, ayant deposé dans le silence de leurs Cloistres, et confié dans leur propre sein les plus douces ardeurs de ses secretes devotions, comme nous avons dit cy-dessus, et nous verrons encor à la fin de cette vie.
La troisiéme et derniere Maison de pieté qu'a fondée avec une liberalité nompareille la tres-charitable Gabrielle de Gadagne, c'est le second College qu'ont aujourd'huy dans Lyon les Peres Jesuites, sous le beau titre de Nostre-Dame de bon Secours, beaucoup plus commode que leur grand College (dit de la Tres-sainte Trinité) pour ceux qui veulent frequenter les Sacremens de la Penitence et de l'Eucharistie dans les Eglises de ces Peres là; (que la Comtesse de Chevrieres a grandement cheris et honorez pour leurs merites, à l'exemple de la tres-pieuse Dame de Saint Chamont Louyse d'Ancezune (11), qui a fondé la Maison de saint Louys ou de Probation et Noviciat de la Compagnie de JESUS dans Avignon, et à laquelle le Pere Louys Richeome a dedié son beau livre de l'Adieu de l'Ame. Aussi l'on void plusieurs personnes de qualité dans Lyon, faire leurs de-[771]votions en l'Eglise de ce College (dit le petit) où cette tres-liberale et tres-magnifique Fondatrice a receu les honneurs de la sepulture.
J'ay appellé veritablement la Comtesse de Chevrieres tres-liberale, d'autant qu'elle déployoit toutes ses liberalitez, quand il estoit question d'ayder les familles Religieuses, croyant que leur donner des logis en terre, c'estoit bastir pour soy dans le Ciel, et que c'estoit un témoignage qu'on aymoit le Maistre, lors que l'on avoit de l'affection pour les domestiques. Aussi l'amour qu'elle portoit à Dieu estoit tout extraordinaire: elle le témoignoit par des sentimens hauts et élevez qu'elle en avoit, par des ardeurs embrasées, qui luy mettoient le coeur, la parole, et le visage par fois tout en feu; par une grande liberté d'esprit, et par un parfait détachement de toutes les creatures; (ayant asseuré un peu avant sa mort, à quelque personne affidée, qu'elle n'estoit, et ne pouvoit estre attachée à chose du monde) par des intentions toutes pures et toutes nettes; en toutes ses affaires spirituelles et temporelles, n'ayant en 21. an (ce disoit-elle un jour à une de ses domestiques) fait un seul pas pour son contentement particulier; par un plaisir incroyable qu'elle recevoit à parler, ou à ouir parler de Dieu, tous les autres discours, ou luy estans indifferens, ou extrémement importuns, et c'est là où justement elle sembloit un Serafin incarné (comme les Religieuses de son Convent de l'Annonciade, qui l'ont ouye et entretenue cent et cent fois là dessus ont rapporté) paroissant si extrémement enflamée, qu'elle ne pouvoit pas retenir les efforts de ses ardeurs interieures. «Ah! mes cheres filles», leur disoit-elle en cet estat: Tout par amour, et rien par force. Les Peres Jean Sauvage, Antoine Luc, et Antoine l'Hoste, Religieux de nostre Ordre, qui sont decedez, ont souvent rendu le mesme témoignage en faveur de cette vertueuse et devote Dame; ce qui m'a aussi esté confirmé par le Pere François Luguet qui l'a souvent ouy de confession.
Ce mot ravissant de cette devote Dame; Tout par amour, et rien par force, ne sçauroit estre assez pesé, et c'est un asseuré témoignage de la vraye dilection qu'elle portoit à [772] Nostre Seigneur, particulierement depuis qu'elle avoit perdu le Comte d'Anjou.
Nous pouvons et devons croire que cette charitable Heroïne du vivant du Comte son fils, avoit de bons desseins pour le Paradis, son bon naturel les faisoit naistre dans son esprit, mais elle avoit de grandes passions pour la terre, y ayant ce fils: elle aymoit son Dieu comme Chrestienne, mais comme mere, elle aymoit aussi son fils avec excés; ces deux amours ne pouvoient pas subsister dans un méme coeur, il falloit par necessité, puisque Dieu en vouloit estre le maistre, que la mere mourust, ou que ce fust le fils, Dieu a trouvé bon que ce fust celuy-cy, pour posseder absolument celle-là. Elle estoit perdue, si elle n'eust perdu ce fils, aussi le recogneut-elle toute sa vie avec des ressentimens que je ne puis pas exprimer, ayant asseuré à un Pere Jesuite, qui l'entretenoit un jour en particulier là dessus, que si elle eust pû prevoir les grands biens spirituels, et les contentemens interieurs qu'elle avoit receu de cette perte, et qu'il luy eust esté permis de desirer la mort de son fils, elle l'eust asseurément desirée, et sacrifié sa passion, au méme temps qu'elle estoit plus extréme, pour se rendre capable de ces grands avantages qui luy en estoient arrivez; rendant graces à Dieu tous les jours, dequoy il luy avoit plû la guerir de ce mal de coeur, et d'en arracher cette espine fatale, qui la tenoit dans des langueurs mortelles en son service. Aussi sans le conseil que luy donnerent des personnes eminentes en la devotion solide, elle eust fait profession de la vie Religieuse quelque temps aprés la mort de son fils; mais elle quitta cette resolution et ce dessein, aprés avoir bien consideré, et sagement digeré leurs raisons et leur avis, qu'il estoit plus expedient pour elle qu'elle demeurast dans le monde en la qualité, et dans les biens qu'elle y possedoit, pour y mener une vie exemplaire, (comme elle a fait avec l'edification, non seulement de toutes les Dames de la ville de Lyon, mais aussi des Provinces voisines le Forest, le Beaujolois, le Masconnois, la Bourgongne, la Bresse, et le Daufiné) que non point se retrancher dans la vie sombre d'un Cloistre ou d'un Hospital, à servir les pauvres et les malades, comme [773] elle le desiroit avec passion, où elle n'eust profité qu'à peu de personnes. Le Cardinal de Joyeuse et plusieurs grands personnages avoient donné un semblable conseil à la tres-devote Françoise de Batarnay Vidame d'Amiens, comme j'ay remarqué en l'Eloge de cette vertueuse Dame.
Gabrielle de Gadagne Comtesse de Chevrieres, ayant fait une vie si sainte, ne pouvoit finir ses jours que par une belle et bonne mort: car encor que sa mort semble avoir esté soudaine, elle n'a pas esté inopinée. Il y a bien de la difference entre la mort soudaine et l'inopinée, disent nos Theologiens; l'inopinée surprend ceux qui ne pensent jamais à la fin derniere, lesquels resentent ayant leur vie sur leurs levres, combien la mort est terrible et espouventable; mais la soudaine ne peut pas troubler ny espouvanter ceux qui l'attendent de pied ferme, comme faisoit cette bonne Comtesse: cette soudaineté n'esbranle et n'estonne que ceux qui ne pensent à Dieu qu'à l'extremité, et c'est à l'heure qu'elle vient pour eux inopinément: mais la Comtesse de Chevrieres qui s'endormoit, qui s'esveilloit, qui mangeoit, et qui se promenoit, roulant tousjours cette pensée dans son esprit, qui deux ou trois jours avant que mourir avoit fait une confession generale de quelques mois, toute trempée dans ses larmes, suivie d'une Communion extraordinaire toute embrasée d'ardeur, et eventée de souspirs, mourir un Mercredy 7. de Novembre de l'an 1635. le lendemain de sa sainte retraite, où aprés sa Confession et sa Communion, elle employa trois grandes heures en trois puissantes meditations, dont la derniere fut de l'amour de Dieu, qui la mit toute en feu, dans la forte et tres-ardente resolution qu'elle venoit de prendre et d'écrire de sa propre main sur le papier, vouloit faire et pâtir pour la gloire de Dieu tout ce qui luy pourroit arriver ce mois là, rendre l'ame à son Createur, disant ces dernieres paroles, pâtir encore plus, pâtir pour vous, ô mon Dieu; c'est pouvoir bien estre prise, mais non jamais surprise de la mort qu'elle brava par ces belles et Chrestiennes paroles. Le dernier souspir d'une telle mort n'a point de douleur, c'est plustost le premier mo-[774]ment d'une felicité, qui n'en aura jamais de dernier.
Ainsi a vécu, et ainsi est morte la pieuse, la charitable, et la vertueuse Gabrielle de Gadagne, Comtesse de Chevrieres, qui fut regretée universellement de tous les Lyonnois, les Foresiens, les Bressans, et de tous les peuples voisins de Lyon.
Son corps fut porté aprés son decés dans la Chapelle du petit College de la Compagnie de JESUS, où il a esté inhumé. L'on ne sçauroit pas décrire combien les pauvres verserent de larmes, quand ils sceurent la mort de cette devote Dame, et avec raison, car la perdans, ils firent la perte de leur bonne mere et protectrice; en la memoire de laquelle on celebra dans cette Chapelle de son College un anniversaire le 10. du mois de Novembre de l'an 1636. Durant cette pompe le Reverend Pere Baltazar Flote Jesuite prononça une excellente Oraison ou Discours funebre en l'honneur de cette pieuse Heroïne, qu'il a depuis mise en lumiere, et dediée à Madame Elizabet de Tournon, Marquise de Saint Chamont, femme de M. le Marquis de Saint Chamont, que Madame la Comtesse de Chevrieres sa belle-mere a institué son heritier universel. Plusieurs Peres Jesuites et Minimes ont fait des Eloges Latins en l'honneur de cette devote et vertueuse Dame.

(1) Gadagne, de gueules, à la Croix engreslée d'or.
(2) Sugni, d'azur, à la Croix engreslée d'or.
(3) Mite, d'argent, au sautoir de gueules, à la bordure de sable, chargée de huit fleurs de lys d'or.
(4) Miolans, bandé d'argent et de gueules de six pieces.
(5) Roussillon, blazonné en la page 475.
(6) Saint Chamond, d'argent, à la fasce de gueules, party d'azur.
(7) Des Prez, blazonné en l'Eloge d'Henriette Duchesse de Mayenne.
(8) La fille de Jaques Mite et de Gasparde de Saint Chamond, estoit Gasparde de Miolans, mariée au Marquis de Canillac, au Marquis de Chasteau-neuf, et au Comte de Nancey.
(9) Baltazar Flotte.
(10) Simon de Marquemont, d'azur, au chevron d'argent, chargé de trois croissans de gueules, accompagné de trois roses d'argent, 2. en chef, et une en pointe.
(11) Ancezune, de gueules, au dragon monstrueux, et aislé d'or, ayant le visage d'homme, et tenant de sa patte dextre sa longue barbe, qui se termine en testes de serpenteaux de mesme.