Marie Sallé/Henri Lyonnet

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[31] La Salle du Palais-Royal n'était pas seulement célèbre par ses oeuvres musicales et par ses bals. Elle l'était surtout par ses ballets. Le ballet, depuis la Régence, avait subi une transformation radicale. A l'ancien Ballet de Cour avait succédé le Ballet scénique, si l'on peut dire, et deux ballerines de premier ordre allaient contribuer à cette réforme: la Camargo, que l'on a défini «l'Art pour l'Art», le diable au corps, le brio, pirouettes et cabrioles, d'une fantaisie tourbillonnante, et la Sallé aux mines enjouées et aux révérences avec pas gracieux: deux rivales et deux contrastes.
Noverre a dit de la Camargo qu'elle n'était ni jolie, ni grande, ni bien faite; mais il reconnaissait que sa danse était vive, légère, pleine de gaîté et de brillant. Elle était la danseuse exécutant avec aisance et comme en se jouant, les jetés battus, la royale, l'entrechat coupé sans frottement, et ne connaissait pas de difficultés.
Marie-Anne de Camargo était née à Bruxelles le 15 avril 1710, où son père, Ferdinand-Joseph de Cupis de [32] Camargo, d'une souche glorieuse sortant de Rome, mais ruinée, s'était marié très jeune avec une commerçante tenant une boutique de mercerie à l'enseigne du «Fuseau d'or». Lui, enseignait la musique, la danse et plusieurs instruments qui lui étaient familiers. Cependant la famille avait rapidement augmenté depuis 1713 d'une fille, puis de deux garçons. Tout ce monde aurait vécu assez chichement si la Princesse de Ligne, qui voulait, au lendemain de son mariage, se perfectionner dans la danse, ne s'était pas trouvée là. Elle entendit parler de la petite Marie-Anne, et demanda qu'on la lui amenât. Le charme dégagé par l'enfant fut si grand, qu'elle ne voulut point s'en séparer, et consentit, avec le consentement de son mari, lieutenant général des armées impériales, à héberger toute la famille.
Ainsi se passèrent les premières années de Marie-Anne, élevée sur les genoux d'une princesse, laquelle émerveillée des dispositions chorégraphiques de l'enfant, fut la première à conseiller à son père d'en faire une danseuse, et de l'emmener à Paris après l'avoir munie de lettres de recommandation. C'est alors qu'elle fut présentée à Mademoiselle Prévost, qui frappée à son tour de l'originalité du talent de la jeune fille, consentit à la prendre quelque temps comme élève. Fréquentant assidûment l'Opéra, Marie-Anne s'y inspira aussi des danses qu'elle voyait exécuter par des hommes, et conçut déjà dans sa petite tête l'idée d'un pas spécial.
C'est à Rouen, où elle fut engagée, alors que son père l'accompagnait comme violon à l'orchestre du Théâtre, [33] que le directeur de l'Opéra, Francine, alla chercher la petite merveille, qu'il ramena à Paris avec les demoiselles Pélissier et Petitpas. A son retour, elle s'en va saluer Mademoiselle Prévost qui la trouve embellie. Marie-Anne s'est développée. Ce n'est plus une enfant; ce n'est pas encore tout à fait une femme. Mais le professeur de la veille qui continue à jouir des mêmes faveurs du public est-il bien flatté de voir se lever cette étoile sans doute destinée à l'éclipser demain? Cependant, conformément aux usages, Mademoiselle Prévost est obligée pour sa première présentation au public de la laisser exécuter seule une série de pas difficiles, soit, dans la circonstance, les pas des Caractères de la Danse.
Tout le monde s'incline devant tant de jeunesse et d'ardeur. Et puis la débutante n'esquisse pas une danse banale comme on est habitué à en voir chaque jour. Elle saute, ce que personne n'osait faire avant elle, et ce saut devient, grâce à sa légèreté un attrait et tient presque du prodige. Son succès est si grand, qu'il devient le sujet de conversation de tous les habitués de l'Opéra. Les modes nouvelles prennent son nom. Tout s'appelle à «la Camargo», les boucles courtes de la chevelure, les manches de la robe, et le cordonnier qui chaussait la danseuse, dont le pied était une merveille de petitesse, fait fortune en créant la chaussure «à la Camargo». Toutes les dames de la Cour se figurent qu'il n'y a qu'à posséder un petit soulier semblable pour avoir aussitôt le pied de la danseuse.
Un jour, la maréchale de Villars rencontre Marie-Anne à la promenade, près du bassin des Tuileries, et [34] ne craint pas de lui parler en public, de la complimenter et de faire avec elle quelques pas sans morgue, avant de regagner lentement son carrosse. La foule qui a reconnu la maréchale et la danseuse, éclate en applaudissements.
Cependant cette danse seule, à titre d'essai, ne lui avait été permise que le jour de son début. Mademoiselle Prévost «la reine du Ballet» n'avait pas oublié de faire rentrer dans le rang son élève, pour figurer dans ce qu'on appelait «les rochers», d'où elle ne devait sortir que par suite d'une heureuse circonstance rapportée par les contemporains. Un soir qu'elle faisait modestement partie d'un Ballet infernal dans lequel le danseur Dumoulin, surnommé «le Diable» devait danser seul une entrée, suivi de petits démons (parmi lesquels se trouvait Marie-Anne), Dumoulin ne parut pas. Une minute d'angoisse dans la salle...La Camargo quitte sa place, et exécute seule le pas en remplacement du danseur absent, aux yeux des connaisseurs qui se sont aperçus de la substitution. Il n'en fallut pas davantage pour brouiller définitivement la maîtresse et l'élève, qui alla prendre alors des leçons des célèbres danseurs Pécourt et Blondi. Ce dernier surtout lui apprit à joindre la noblesse aux grâces, à la légèreté, à la gaîté séduisante dont elle faisait preuve, et le Mercure de France entonna un concert de louanges en l'honneur de la débutante.
Ces heureux commencements permirent au père de Marie-Anne de rappeler de Bruxelles toute la famille auprès de lui et de l'abriter dans un vaste logis, rue [35] Beaurepaire (partie ouest de la rue Greneta actuelle, entre la rue Montorgueil et la rue des Deux-Portes, aujourd'hui rue Dussoubs). De cette famille faisait partie une seconde fille, Anne-Catherine, dont le père rêvait de faire aussi une danseuse, et deux fils, dont l'un devait entrer dans l'orchestre de l'Opéra.
Cette Catherine, qui n'avait alors que quatorze ans, savait cacher sous des dehors anodins une perversité trop tôt éveillée. Blâmant sa soeur de ce qu'elle appelait «une inutile sagesse», elle n'hésita pas à donner les clés du logis à un jeune soupirant qui s'appelait le comte de Melun, facilitant la fuite de la Camargo, et se faisant enlever du même coup.
Aussitôt le père de Cupis alarmé adresse une requête à Monseigneur le cardinal de Fleury (mai 1728). Après avoir rappelé ses illustres origines, il accuse le comte de Melun de s'être introduit dans la chambre de ses filles, de les avoir enlevées et de les tenir dans son hôtel, rue des Coutures-Saint-Gervais. Il réclame justice en suppliant le Ministre de forcer le comte de Melun d'épouser l'aînée et de doter la cadette.
L'existence de Marie-Anne a changé du tout au tout. Elle a des valets et des femmes de chambre. Elle donne des dîners qu'elle préside. Elle va bientôt avoir son portrait peint par Lancret, de l'Académie royale de peinture. C'est le portrait gravé qui se répandit dans toute l'Europe avec ces quatre vers de Monsieur de La Faye:

Fidèle aux lois de la cadence,

Je forme au gré de l'art les pas les plus hardis,
[36] Originale dans ma danse
Je peux le disputer aux Balons, aux Blandis.

(noms de deux danseurs célèbres). Ce tableau, qui a figuré, en 1929, à l'Exposition du Théâtre à Carnavalet, et qui mesure 0 m. 45 de haut sur 0 m. 54 de large, appartient au Musée des Beaux-Arts de Nantes. Le peintre Nattier la représentera à son tour en justaucorps de soie bleue, avec une toilette ornée de ruchés, de velours, de pastilles d'or et de mousseline, dans un rôle de paysanne!
Cependant, comme les règlements de l'Opéra sont impitoyables, il a bien fallu qu'elle reparaisse en public. Tout le Paris d'alors a parlé de l'enlèvement de la Camargo et de sa soeur. On accourt à l'Opéra pour voir ses toilettes et ses diamants. Le quartier du Marais vante ses soupers. On la voit étaler un luxe insolent au Cours-la-Reine, dans les jardins du Palais-Royal et jusqu'aux Porcherons. Les petits rimeurs s'emparent de l'aventure et chansonnent.
Un soir, un ami du comte de Melun, de dix ans plus âgé que lui, se présente au salon de la ballerine. Ce n'est pas un gentilhomme frêle, coquet, élégant, poudré comme Marie-Anne est habituée à en voir autour d'elle. C'est un grand gaillard, beau, fort, audacieux, lieutenant dans les armées du roi, arrivant des camps, prêt à y retourner. Il s'appelle le comte de Marteille. Pourquoi le coeur de la Camargo se prit-il à battre à la vue de ce rude soldat qui cachait cependant sous cette [37] écorce une âme tendre et sensible? Pourquoi s'aperçoit-elle qu'elle n'a jamais aimé? Peu de jours après elle avait fui l'hôtel de la rue des Coutures-Saint-Gervais en compagnie du bel officier. A quelque temps de là, Monsieur de Marteille fut tué à la guerre. Ce fut peut-être le seul homme qu'elle aima jamais. Richelieu, Fimarcon, Vitry ne le remplaceront pas.
Insatiable, inassouvie, en même temps qu'inconsolable, la Camargo ne se soucie plus du scandale. Un jour, le directeur de l'Opéra, Gruer, organise une partie fine dans son logis situé au magasin de l'Opéra, rue Saint-Nicaise. Il y avait là la Pélissier, la Duval du Tillet, dite la Consolation et des invités, attachés pour la plupart à l'Opéra. Lorsqu'on eut congédié les valets, on passa au salon. Cette journée de juin était brûlante et chacun s'était dévêtu. On avait oublié que les fenêtres étaient ouvertes. Peu à peu, la fête dégénéra en une débauche. Le lendemain, Hérault, le préfet de police, informé du scandale, fit admonester les actrices, et Gruer se vit destitué de ses fonctions. L'histoire se répandit, les pamphlets passèrent de main en main, et l'on chanta en «vaudevilles» les «orgies de la rue Saint-Nicaise».
Un important événement allait se produire dans la vie de la Camargo. C'était la rencontre, au bal de l'Opéra, de celui qui devait rester longtemps par la suite son ami et son conseiller: le duc de Richelieu.
Marie-Anne s'était réconciliée avec sa famille, mais son père, très digne, avait opiniâtrement refusé tout secours matériel venant de l'inconduite de sa fille, ne [38] voulant accepter que les deux mille livres qu'elle gagnait par son travail à l'Opéra.
Ainsi donc l'Opéra, avec ses chanteurs, ses chanteuses, ses danseurs et ses ballerines est devenu le rendez-vous de toute l'aristocratie du royaume. Mais il est permis de se demander où l'administration allait chercher ses sujets, avant de les exhiber à son public. Nous avons vu la Camargo naître dans une famille de musiciens; sa grande rivale, la Sallé, va descendre des tréteaux de la Foire.
Il y avait, vers 1718, à la Foire Saint-Laurent, un «sauteur» de profession, nommé Sallé, père de deux enfants, dont la fille aînée, principalement, montrait les plus grandes dispositions pour la danse. La petite Marie Sallé, ainsi s'appelait-elle, étonnait le public par sa jolie figure et les grâces des petits pas qu'elle faisait. Pendant dix ans, Marie Sallé, «enfant de la balle» qui avait dû naître quelque part en province vers 1707, -si nous croyons l'âge qu'on lui donna au moment de son décès,- avait fait les délices des théâtres forains. D'octobre 1725 à juin 1727, elle était engagée au Lincoln's Inn Fields à Londres. Le 14 septembre 1727, elle faisait ses débuts, à l'Opéra, dans les Amours des dieux: «La demoiselle Sallé, lit-on dans le Mercure, jeune danseuse qui vient de la Cour d'Angleterre, où elle a extrêmement brillé, danse dans la Fête avec le sieur Dumoulin et occupe la place de Mademoiselle Prévost, qui est indisposée. La demoiselle Sallé a été fort goûtée.»
Les succès de la Sallé venaient se mettre en travers [39] de ceux de la Camargo. Voltaire, en présence de ces deux talents, ne put s'empêcher de rimer:

Ah! Camargo que vous êtes brillante!

Mais que Sallé, grands dieux! est ravissante!
Que vos pas sont légers et que les siens sont doux!
Elle est inimitable, et vous toujours nouvelle!
Les nymphes sautent comme vous,
Et les Grâces dansent comme elle!

Il serait fastidieux d'énumérer tous les amants de la Camargo. Du reste, le Rapport de police daté de 1753 s'en charge largement. Après avoir constaté que par la supériorité de ses talents elle a surpassé toutes celles qui l'ont précédée, mais l'avoir dépeinte avec «une figure assez laide et ingrate», ce qui rend incroyable les grandes passions qu'elle a suscitées, le rapporteur rappelle que son premier amant fut le comte de Melun, «qui lui fit un enfant et de grands biens» avant de mourir gouverneur d'Abbeville: «Mais lademoiselle Camargo, ajoute-t-il qui passait pour la fille la plus lubrique de Paris, ne se contenta pas de ce simple ordinaire. Elle se donna pour adjoints les trois plus beaux cavaliers de ce temps, le duc de Richelieu, aujourd'hui maréchal de France, le marquis de Fimarcon, compagnon de débauche du précédent, colonel-lieutenant du régiment de Bourbon-Infanterie, joueur, batailleur, coureur de guilledou, et le sieur Vitry, ancien garde du roi, homme de bonnes fortunes, surnommé «le Beau berger». Elle enleva ce dernier à [40] la demoiselle Petitpas, aussi danseuse... La demoiselle Camargo, qui savait faire les honneurs de sa maison, faisait ainsi manger à ces messieurs la plus grande partie de ce qu'elle recevait de son amant (le duc de Richelieu), qui se lassa plutôt de cette multiplicité de concurrents que de l'accabler de biens, puisqu'en la quittant il lui fit quinze cents livres de rentes...Mais ce héros, connu par tout ce qu'il y avait alors de jolies femmes dans Paris, abandonna bientôt cette conquête pour en faire de plus brillantes...»
Après sa retraite (de l'Opéra), la demoiselle Camargo et le marquis de Sourdis se prirent de belle passion l'un pour l'autre, et le marquis acheva de dissiper avec elle le peu de bien qui lui restait. Mais ce ne fut à proprement parler, qu'un prêt, qu'il lui fit, car dans la suite, elle paya bien cher les intérêts et le capital.
Vers 1733 (le Rapport de police dit 1737 par erreur), la Camargo avait 23 ans et le Comte de Clermont à peine 24. Il était fils du duc de Bourbon et de Madame de Nantes, fille naturelle et légitimée de Louis XIV et de Madame de Montespan. Il venait alors de quitter la duchesse de Bouillon dont la vie causait un véritable scandale, et se contentait de manger les revenus de ses six abbayes.
Ami de tous les plaisirs et de toutes les femmes qu'il prenait et quittait à sa fantaisie en les gratifiant largement, il était appelé à devenir amoureux de la Camargo tôt ou tard. Comment celle-ci, d'autre part, put-elle avoir confiance en un amant aussi volage? [41] C'est autre chose. Peut-être ne voyait-elle en lui qu'un petit-fils de Louis XIV? Ce furent d'abord des débauches inouïes, dans la maison de Marie-Anne, rue Neuve des Petits-Champs. En octobre 1733, le Comte fut appelé aux armées. En intelligente politique, la Camargo demanda et obtint un congé à l'Académie royale de Musique afin de ne donner lieu à aucun soupçon pendant l'absence de son amant, et parut vivre dans la désolation: «Le public, lisons-nous dans les gazettes de novembre, a perdu de ce que le comte de Clermont, abbé en bénéfice, a pris le parti des armes. Il a pris depuis peu pour maîtresse la Camargo, fameuse danseuse de l'Opéra. Elle n'a pas dansé depuis le départ du prince pour ne pas interrompre sa tristesse. On dit même qu'elle a demandéla permission de ne plus danser jusqu'à son retour...Cela paraît indécent et ridicule.»
Clermont revint au bout de quelques mois plus amoureux que jamais. Deux ans plus tard, il se voyait tellement dépouillé qu'il en était réduit à vendre au roi son duché de Chateauroux qui lui rapportait 80.000 livres de rentes. Il est vrai qu'en août 1737, à titre de dédommagement sans doute, il était pourvu de l'Abbaye Saint-Germain-des-Prés, d'un rapport de 180.000 livres qui lui donnait le titre de Supérieur des Bénédictins. Puis, ne trouvant pas sa maîtresse assez éloignée du théâtre, il alla se confiner avec elle à deux lieues de Paris, sur la route d'Orléans, dans le château de Berny, maison de plaisance des abbés.
Cependant la vie monotone de Berny, ne devait pas [42] tarder à engourdir et alourdir la belle danseuse. Parmi tant de désirs, et afin de pouvoir sans doute tester en faveur des deux enfants qu'elle venait d'avoir de Clermont, elle manifesta celui de devenir française, ce qu'elle obtint par les lettres de naturalisation qui lui furent délivrées en juin 1732.
Huit ans s'écoulèrent ainsi. A Paris, la Camargo commençait déjà à être oubliée. La tristesse l'enveloppa. Son règne théâtral était-il donc terminé? Elle apprend que La Tour vient de faire le portrait de Mademoiselle Sallé, sa rivale. Vite, il lui faut son portrait par La Tour.
Enfin, elle a repris sa liberté!! Elle fait sa rentrée à l'Opéra devant un auditoire frémissant qui peut s'apercevoir qu'elle n'a rien perdu de sa souplesse. La reine Leczinska elle-même assistait à cette résurrection dans une loge grillée du rez-de-chaussée, en compagnie de la duchesse de Luynes.
Revenons au Rapport de police conservé aux Archives de la Bastille. Le Comte de Clermont après avoir quitté la Camargo, ou avoir été quitté par elle, prit comme maîtresse la demoiselle Le Duc qu'il enleva au Président de Rieux. Celui-ci, piqué par le procédé, et pour se venger, imagina de prendre par dépit la demoiselle Camargo. Autant pour faire enrager la demoiselle Le Duc, que pour entrée de jeu, le Président avait eu soin d'envoyer à la Camargo, mille louis dans une écuelle d'or, avec un couvercle en même métal.
Cette intrigue cependant ne devait pas être de longue durée. Les deux amants ne tardèrent pas à s'en-[43]nuyer l'un de l'autre, mais le Président toujours très large, lui fit encore présent, avant de la quitter, de quarante mille écus effectifs, puis il alla s'attacher à la demoiselle d'Azincourt, une des plus jolies filles que l'on ait vues à l'Opéra, morte prématurément en 1748.
Après cette aventure, l'ancienne inclination que la Camargo avait eue pour le Marquis de Sourdis se réveilla. Heureusement pour elle qu'elle avait déjà placé son argent, car, sans cette précaution, elle eût pu aller vite à l'hôpital. En 1742, après sa rentrée à l'Opéra, elle avait engagé ses boucles d'oreilles et son collier pour compléter l'équipage du marquis, et, l'année suivante, après l'avoir hébergé tout l'hiver, elle se défit de beaucoup de bijoux pour le mettre en état de faire campagne.
A peine débarrassée de Sourdis, on eût pu croire que l'infatigable ballerine allait se tenir tranquille. Il n'en fut rien. Elle tomba entre les mains d'un chevalier de Rupiéri, commandeur de l'Ordre de Malte, mais plus modeste dans ses exigences que son prédécesseur, ce qui lui permit de tenir deux ans, jusqu'au jour où elle prit à ses gages le chevalier de La Guerche, frère de cet André de La Guerche, qui avait gagné, dit-on, des millions pendant le fameux système de Law, et qui, à présent, était aussi gueux que son frère.
Puis, le 5 mars 1751, ayant essuyé une scène désagréable de la part du public, la Camargo déclara qu'elle avait dansé pour la dernière fois. Elle se retirait avec une pension de 1.500 livres, la plus forte pension que l'on eût jamais payé à une ballerine. Meusnier, le poli-[44]cier rapporteur, prétend qu'à ce moment, elle jouissait en outre d'une rente effective de douze mille livres qui se serait élevée à dix-huit mille si la Le Duc n'eût pas empêché le Comte de Clermont de lui payer les six mille livres annuelles qu'il s'était engagé de lui verser quand il l'avait quittée.
Retirée au second étage d'une maison qui s'élevait sur l'emplacement de l'une de celles faisant l'angle de la rue Saint-Honoré et de la rue Saint-Florentin, n'ayant pour tout personnel qu'une femme de chambre et une cuisinière, la Camargo dont le caractère s'aigrissait, vécut là, entourée de serins hollandais, de perroquets, d'angoras et de chiens. Un jour elle y apprenait que son vieux père, qui n'avait jamais voulu être à la charge des siens, était mort à l'Hôtel-Dieu, à l'âge de soixante-quinze ans.
Une fois, Grimm, accompagné d'Helvetius et de deux amis, réussit à forcer sa porte toujours fermée. Sur la demande indiscrète du grand critique, voulant savoir quel avait été son plus grand amour, la vieille danseuse montra à ses hôtes, pour toute réponse, un bouquet de fleurs desséchées et un paquet de lettres fanées qui lui avaient été écrites par de Marteille. Celui-là seul l'avait aimée, non parce qu'elle était la Camargo, mais parce qu'elle était femme. C'était le seul amour dont elle voulait se souvenir.
La Camargo mourut le 29 avril 1770.
Ces deux noms, la Camargo et la Sallé, dont Lancret nous a laissé les portraits -Voltaire trouvant celui de la Sallé meilleur que celui de la Camargo- ont fait [45] époque dans l'histoire du Ballet en France. Ainsi, la Camargo, la première, avait fait de ces sauts en hauteur que l'on appelle des «entrechats quatre», avec des paniers sur lesquels était placée l'étoffe de la jupe qui couvrait les jambes exactement au-dessus de la cheville.
La Sallé se révélait comme une ballerine plus vive que fine, plus gracieuse que légère; la Camargo comme une virtuose étonnante. Mademoiselle Sallé avait la tête pleine d'idées nouvelles relatives à son art. Mais il fallait qu'elle aille les faire applaudir à Londres, avant de les faire adopter à Paris où ses triomphes se prolongèrent jusqu'en 1740, époque à laquelle elle cessa de paraître sur la scène de l'Opéra. Le roi lui accorda 600 livres de pension, malgré son peu de temps de présence effective, et sept ans plus tard 1.200 livres en qualité de pensionnaire du roi pour sa participation aux ballets royaux aux fêtes de Versailles et de Fontainebleau.
Sans imiter l'une de ses camarades, Mademoiselle Guyot, qui s'était retirée dans un couvent, Mademoiselle Sallé, à qui l'on ne connaissait pas d'amants, finit ses jours le plus bourgeoisement du monde. Elle était même reçue avec égards au Château du Plessis-Chamant, près Senlis chez Jean-Baptiste Maximilien Titon, seigneur de la Neuville, conseiller à la grand'Chambre du Parlement de Paris, curieux exemple au XVIIIe siècle d'une danseuse accueillie dans la famille d'un haut magistrat. Il est vrai qu'au milieu du désordre de ses compagnes, les mauvaises langues n'avaient jamais eu de prise sur elle.

[Portraits:
- «La Camargo, par La Tour», pl.15, p.34
- «La Camargo dansant, par Lancret (Musée des Beaux-Arts de Nantes)», pl.16, p.35]

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